Galactus
contre-attaque : pauvre singe, tu crois pouvoir te libérer de mon
emprise ?
Ha ha ha !! Tu vas
mourir.
Journal de la Rêvolution
Au sommaire de
cette mince édition d’Août du « Journal de la Rêvolution », vous
trouverez deux petits essais (ou pamphlets), l’un à propos de valeur et survaleur chez Marx, l’autre
sur le capitalisme cognitif, ainsi
que les rubriques habituelles de fin de billet : extraits de l’Agenda de
la Pléiade il y a soixante ans, remerciements et liens vers les épisodes
précédents du journal.
Par ailleurs, un scénario se construit en parallèle,
mettant en scène des personnages d’une série des Marvel Comics autour des
figures emblématiques de Galactus et du Silver Surfer. Allez donc savoir quelle
est la trame la plus importante du Journal : les diverses analyses et
commentaires ou les aventures d’un super-héros ?
Bonne lecture.
« Le vrai rideau de fer c'est entre riches et les miteux… les
questions d'idées sont vétilles entre égales fortunes… »
Louis-Ferdinand Céline, Nord
Résumé des épisodes précédents
1. Qui est Galactus ? D'où vient-il ? Quel est son
but ?
2. Naissance du Silver Surfer, la plus belle création de Galactus, maître de
l'univers.
3. « Propage mes tweets dans tout l'Univers » lui dit-il. Silver
Surfer s'élance vers les mondes habités.
4. Le vaillant Surfeur d'Argent parviendra-t-il à échapper à l'emprise
totalitaire de Galactus, le dévoreur de planètes ?
5. La menace se précise. Galactus arrive.
Sa destination : la Terre. Son but : y faire prospérer le capitalisme
prédateur.
6. Le Surfeur d’Argent prend son élan.
Parviendra-t-il à se libérer de l’attracteur étrange ? La vitesse de libération
est supérieure à 11 km/sec.
7. Mais
la force pure ne suffit pas, c’est là, dans sa prison, que le Surfer découvre
le pouvoir de l’empathie.
*
Marx
& Co
Où l’on constatera d’abord la sagesse avec
laquelle les grandes sociétés de consulting, l’Ecole de Chicago et les jeunes
cadres affublés d’un MBA ont créé les conditions d’une Révolution Culturelle
bien plus ample, profonde et durable que l’éphémère révolution éponyme du
Président Mao, limitée à une courte période de l’histoire et dans un seul pays.
Le ver du capitalisme moderne
d'entreprise était dans le fruit à partir de 1975 et la recommandation de
McKinsey « d'aligner les intérêts des managers avec les actionnaires »
afin d'éviter les conflits d'agence, conseil avisé qui s’est traduit par le
régime des bonus, des salaires hypertrophiés et des objectifs personnalisés où
les top managers sont évalués à l’aune d’indicateurs de performance, toujours
les même : quelle est ma contribution au profit ? Saine décision de gouvernance
d’entreprise qui a brisé le lien historique de la direction et du salariat,
introduisant artificiellement une « classe sociale affairiste et
arriviste » devenue attractive pour les jeunes cadres ambitieux qui se sont mis
à grimper « l’échelle sociale » de l’avancement à coups de Jarnac et
coups dans le dos, une forme d’auto-sélection des plus aptes s’étant mise en
place qui favorisait les personnalités psychopathes et les pervers narcissiques.
Après quelques années, le paysage interne des grandes sociétés avait
radicalement changé, une nouvelle élite qui se cooptait par ailleurs sur le
marché des multinationales, ayant pris les commandes de la gestion et de la
direction des « boites », reproduisant partout son modèle. Mieux qu’une
révolution culturelle : une épidémie où tu risquais fort d’attraper le virus
du néolibéralisme (car tel est bien son nom) sitôt que tu entrais en contact
avec un des milieux infectés : ça pouvait commencer dès l’entretien d’embauche
et puis c’était quasi automatique dès que tu baignais dans le jus des affaires pendant
quelque temps et que tu voulais « bien faire ton job ». Mais où tu te
rendais vite compte aussi que pour progresser il te fallait déployer des
compétences qui ne correspondaient pas nécessairement à ton « cœur de
métier » : je veux dire les fameuses soft skills… tellement douces en effet puisqu’avec de l’écoute, de
l’empathie, de la persuasion, de la négociation, tu pouvais développer tes
talents politiques, les seuls qui comptaient vraiment (et c’est toujours le
cas) pour prendre « l’ascenseur social » et pour devenir, toi aussi,
un « top manager ». J’oublie de préciser que les soft skills en
question sont d’autant plus efficaces qu’elles recouvrent, selon la métaphore
bien connue, « d’un gant de velours », ton poing d’acier trempé dans
la résolution la plus dure de l’ambition et de ta personnalité de tueur.
Ces recommandations « techniques »
de McKinsey, rapidement imitées un peu partout, ont eu aussi pour vertu
d’introduire au sein de l’entreprise la compétition entre départements métiers
ou produits, l’objectif étant d’identifier clairement les « vaches à
lait », de favoriser la croissance des « jeunes pousses » et
d’éliminer les « trainards » ou les « assistés ». Une
entreprise saine était donc celle qui pouvait se permettre de générer en fait
une énorme inefficacité, d’énormes surcoûts et d’activité sans objet, via la
destruction progressive des outils, des métiers, des compétences (je veux dire
les « vraies » compétences et pas ton sourire de beau gosse) et la
frénésie des projets désorganisés, chaotiques, fonctionnant à perte mais vitaux
pour la promotion de « ton manager », pas celle de « l’entreprise »,
encore moins dans l’intérêt du client final (ce qui se traduisait de fait par
une baisse constante et massive de la qualité des produits et des services en
dépit de tout le discours qui prétendait le contraire). Ce modèle de gestion
scientifique fut présenté comme le summum de l’intelligence et de la vision
managériale. J’évoque toutes ces inepties au passé, comme si elles n’étaient
plus d’application. Détrompe-toi. Plus que jamais c’est la réalité, ta réalité
et l’horizon est bouché : there is
no alternative s’applique en premier lieu à la gouvernance d’entreprise. Ne
t’étonne pas du coup que pour t’enfumer, ce modèle de gestion « scientifique »
produise à une vitesse accélérée des méthodologies et des modèles, toujours
plus avancés, histoire de faire croire que « oui, nous savons nous
remettre en question, nous sommes une entreprise qui apprend ». Que nenni !
Tous ces changements de plus en plus rapprochés et brutaux au sein des
entreprises n’ont pas pour but d’augmenter ta productivité et ta créativité,
ils produisent exactement les effets opposés. C’est bien la preuve que le virus
du néolibéralisme détruit son hôte et ne créé rien ; il se contente de se reproduire.
Comment atteint-il son objectif véritable dans ce cas, qui est la fameuse « ligne
en bas du bilan » ? En travaillant essentiellement sur les coûts, c’est
là l’idée de génie (en fait : aussi vieille que le capitalisme
industriel), le rêve du management scientifique : produire à un coût
marginal proche de zéro. Tu auras compris d’où procèdent les deux grandes
tendances à l’œuvre sur le marché du travail (et oui, parce qu’au bout du
compte c’est bien le travail qui est la cible du capital, pauvre cloche) :
la numérisation (informatisation etc) qui transforme les biens durables en
services immatériels (à couts de reproduction nuls) et la réduction des
salaires (via la mondialisation qui nous rend d’excellents services et de
manière plus discrète via la réduction progressive des « charges
patronales »).
Où l’on parlera ensuite du lien subtil qui
unit les bourses de valeur, les esprits animaux et la fuite en avant des
entreprises.
Un autre coup, quasi fatal porté à
la gestion des entreprises « à l’ancienne », fut pour les sociétés cotées
en bourse à l’international, l'obligation de publier (en parallèle de la
comptabilité soumise aux normes nationales) une comptabilité aux normes IFRS
pour l’international ; ce qui impliquait de valoriser en permanente leurs
actifs aux cours du marché.
Cette autre décision majeure, à
caractère « technique » a en effet favorisé la volatilité, la prise
de risque et bien entendu, la couverture de ces prises de risque par d’autres
prises de risque, en sens opposés (cela s’appelle « avoir une vue sur l’évolution du marché). IFRS a
obligé la comptabilité à « marquer à la valeur de marché »
(mark-to-market) leurs actifs liquides (actions, obligations, produits de taux,
devises) et donc à réévaluer ceux-ci sur
une base quotidienne afin de couvrir les risques potentiels sur leurs
résultats. Dans le cas d’actifs moins liquides ou plus exotiques (immobilier,
produits financiers dérivés, produits sur-mesure), les valorisations se font en
référence à une valeur connue (un « proxy »), plus ou moins une marge
de tolérance ou bien dans certains cas sur un modèle mathématique en l’absence
d’un indicateur de marché (« mark-to-model »). La financiarisation croissante
de la gestion des entreprises et par extension de l'économie est notamment le
résultat de nombreuses décisions de standardisation technique dont les règles
IFRS ou l’alignement des managers et des actionnaires constituent deux exemples.
Mais s’agit-il vraiment de décisions « techniques » ? Non
évidemment. Elles résultent d’un « rapport de force » en faveur du
Capital (voir le petit essai suivant sur le capitalisme cognitif). Le tour de
force de ces ajustements dans l’organisation des entreprises, est qu’ils se
font passer pour apolitiques dans la mesure où ils sont purement dictés
par les impératifs de fonctionnement d’un système sociotechnique de plus en
plus complexe. Il n’en est rien, mais comme « l’ennemi » avance « sans
visage », il nous fait croire à la nécessité de ses réformes (par exemple
d’austérité budgétaire) sous le couvert de la science économique. Et le tour
est joué ! Notre grande copine Tina marque des points : There Is No Alternative.
Quel est le danger de cette
technicisation croissante de la vie économique, au sens large, et de la
financiarisation en particulier ? Un des dangers parmi beaucoup d’autres
et dont le moindre n’est pas l’indifférence croissante devant les inégalités
sociales… L’effet « Lemmings »… ou pour le citer selon les métaphores
favorites des traders : les « ours » contre les « taureaux ».
Bears vs Bulls. Les esprits animaux ! Admirez le paradoxe : on nous
bourre la finance de mathématiques et au final… on admet que le marché est
moutonnier… qu’il suit les tendances montantes, offensives, spéculatives (« Bulls ! »)
ou de repli, défensives, protectrices (« Bears ! »). Et donc ?
Hé bien l’effet de troupeau ! Dans un sens, ou dans un autre. Et voilà les
bulles spéculatives et leurs effondrements cataclysmiques expliquées en deux
minutes. Alors oui, il y a grand danger puisque la valorisation des actifs
dépend de plus en plus du marché et que celui-ci est capricieux. Que faire, se
sont dit les ingénieurs financiers ? L’algorithmique ! Automatisons
les marchés avec des garde-fous, des coupe-feux et des programmes rapides et
intelligents pour saisir toutes les opportunités d’arbitrage qui se présentent
dans des fenêtres de temps de plus en plus réduites.
Nous manquons de recul me
semble-t-il pour juger si les marchés sont devenus plus « efficients »
(conformes à la théorie) et moins volatiles (se contentant de suivre un gentil « random
walk » fait de petites variations de mouvements) grâce à l’introduction massive
du trading quantitatif, basé sur des algorithmes, qui représente aujourd’hui la
part principale des ordres d’achats / vente sur les marchés d’actifs
traditionnels. Il y a des observations qui montrent que des « coups de
sang » sont toujours possibles, suite à des erreurs de programmation (le
fameux flash crash de mai 2010 en est un bon exemple) ; mais je crois néanmoins
que le bilan économique de cette automatisation massive est qu’il permet aussi
aux marchés d'actifs liquides d'arriver à cette objectivité parfaite du prix en
temps réel sans friction (puisque toutes les possibilités d'arbitrage sont
rapidement neutralisées). Je sais que tout cela est assez technique. Bon, mais
les marchés même idéaux ne sont pas les acteurs de l’économie, ils se
contentent de fournir des informations aux véritables agents (les entreprises
et les Etats).
Où l’on se demandera enfin si Marx n’avait
pas saisi finement le paradoxe du Capital et de la création de valeur.
Une question que je n'arrive pas à
trancher avec la réception de l'œuvre d'économie politique de Marx : est-il
le dernier des « classiques » (Smith, Ricardo, Malthus ...) ou le
premier des « néoclassiques » (Walras, Jevons, Menger...) ? Marx assoit
une théorie économique qui recouvre la fonction de production (versant « classique »)
et une théorie de la valeur ou de l'utilité (versant « néoclassique »).
Les économistes libéraux ne le reconnaissent ni dans l'une ni dans l'autre
tradition, parce que pour eux, disons-le franchement, Marx c’est toujours le
diable. Ce que nos modernes libéraux ne comprennent d'ailleurs pas, c'est que
les axiomes de l'agent rationnel dans un marché d'information pure et parfaite
s'appliquent autant, sinon plus, à une société égalitaire qu'à une société « libérale »
dominée par la concentration du capital et des marchés « inefficients »),
c’est-à-dire inégalitaire dans son essence même puisque régie par les droits de
propriété. Que les néoclassiques développent mathématiquement un « communisme
de marché » (i.e. la concurrence pure et parfaite de tous les agents qui
produit de la « justice sociale » via le prix d'équilibre, désirable
par tous), voilà qui apparait comme un énoncé très équivoque (« communisme
de marché »), pour ne pas dire un oxymore. Marx avait saisi je crois, ce
paradoxe de l'économie communiste (fondée sur la propriété collective) et de
son lien avec cette utopie du marché, à savoir la disparition des classes, de
l'Etat et donc d'une instance de planification remplacée par une autorégulation.
L'économie libérale (i.e. oligopolistique ou monopolistique) serait du coup, à
contrario, l'ennemie du marché (ce dernier étant entendu comme un espace avant
tout social et naturellement égalitaire dans lequel tous les « petits »
producteurs sont en même temps « petits » propriétaires sans que l’un
puisse menacer l’autre). La grande différence entre le marché des personnes
physiques (ou de ce monstre de « communisme de marché » des
utilitaristes) et le marché néolibéral est d'ordre juridique : ce n'est qu'avec
l'invention des personnes morales (les sociétés) que l'accumulation à l'infini
du capital est rendue possible. Mais là, on aborde le versant impérialiste du
capitalisme d'expansion.
« La relation quantitative entre taux de survaleur et taux de profit -
la relation qui se trouve au centre du débat sur la loi de la baisse
tendancielle du taux de profit - a toutefois continué à préoccuper Marx après
l'achèvement du livre I du Capital. »
Michael Heinrich, Ce qu’est Le
Capital de Marx, Editions Sociales,
2017, p. 63
Il me semble que l'intuition de
Marx recoupe ce qu'en théorie moderne des investissements on appelle le « taux
alpha » (pour la survaleur) et le « taux beta » (pour le taux de
marché 'sans risque'). L'alpha est spéculatif par nature tandis que beta suit
la tendance du marché. La baisse tendancielle de beta renvoie aux limites de
croissance des investissements dans des économies à maturité. Pourquoi Marx
aurait-il douté de cette « loi » ? Peut-être parce qu'il était
intrigué par la possibilité d'un découplage de plus en plus prononcé entre le
taux de profit de l'économie « réelle » et le taux de survaleur d'une
économie purement financière ?
L'alpha
est plus fortement corrélé à la volatilité (la mesure du risque) qu'aux
moyennes, ce qui rend ce concept contre-intuitif (taux de profit en "bon
père de famille") et dangereux (prises de risques voire création
artificielle de risques à travers des index de volatilité qui deviennent eux-mêmes
sous-jacents d'options).
NB : cette dernière partie de l'essai est faible et pas très bien articulée avec la première et la deuxième partie, nous sommes bien d'accord; à reprendre donc et approfondir pour une prochaine livraison. Notez que ce que j'essaye de restituer ici part de mon expérience beaucoup plus que de lectures. De toute manière, je lis assez mal, mais ne le répétez pas. Mais quel est le mystère de la création de valeur à laquelle j'ai essayé de répondre dans cette dernière section? Il a un rapport au temps. Le temps de travail, Marx l'analyse suffisamment dans Le Capital - ce qu'il appelle la survaleur. Le temps du travail par ailleurs, ce qui n'est pas tout à fait pareil, c'est-à-dire le temps propre de l'agent effecteur de travail. C'est ici qu'une analyse de l'automatisation et de l'informatisation prend toute sa place et la question du temps devient littéralement celle d'une limite physique avec la course à la rapidité des temps de calcul dans le trading quantitatif. Il y a vraiment une question importante à creuser je crois sur le rapport de la valeur et du temps. J'espère pouvoir y revenir.
NB : cette dernière partie de l'essai est faible et pas très bien articulée avec la première et la deuxième partie, nous sommes bien d'accord; à reprendre donc et approfondir pour une prochaine livraison. Notez que ce que j'essaye de restituer ici part de mon expérience beaucoup plus que de lectures. De toute manière, je lis assez mal, mais ne le répétez pas. Mais quel est le mystère de la création de valeur à laquelle j'ai essayé de répondre dans cette dernière section? Il a un rapport au temps. Le temps de travail, Marx l'analyse suffisamment dans Le Capital - ce qu'il appelle la survaleur. Le temps du travail par ailleurs, ce qui n'est pas tout à fait pareil, c'est-à-dire le temps propre de l'agent effecteur de travail. C'est ici qu'une analyse de l'automatisation et de l'informatisation prend toute sa place et la question du temps devient littéralement celle d'une limite physique avec la course à la rapidité des temps de calcul dans le trading quantitatif. Il y a vraiment une question importante à creuser je crois sur le rapport de la valeur et du temps. J'espère pouvoir y revenir.
*
Le
capitalisme cognitif
J’ai eu
récemment mon attention attirée
par une journée d’études qui aura lieu à l’ULB en octobre prochain sur le thème
du « capitalisme cognitif ». Cette journée est organisée par le GRM
(Groupe de Recherches Matérialistes), voici le lien du programme de la journée :
Je dois avouer que je n’avais
jamais entendu parler de ce concept pour le moins curieux, du moins pas sous
cette étiquette, mais un peu plus tard, mon regard a été attiré par un article de
Bernard Legros dans la revue alternative Kairos,
(« Le journal antiproductiviste pour une société décente »), article que
je cite abondamment ci-dessous. A la fin de la lecture, le sens de ce quasi
oxymore de « capitalisme cognitif » (de l’intelligence ?) s’est
éclairé.
« Ce totalitarisme de la
nouvelle vague voit le capitalisme financiarisé et concurrentiel s'établir
comme un modèle objectif social et total,
bien plus large qu'un mécanisme financier. Citons quelques-unes de ses
composantes : l'accélération sociale et la glorification du mouvement illimité
de la concurrence, particulièrement présentes dans le néo-management ; la
confusion des discours et l'éclatement de la pensée, dont témoignent le
climato-négationnisme et la politique post-vérité (...)
Le philosophe québécois Maxime
Ouellet voit, lui, dans le capitalisme cybernétique (ou cyber-capitalisme) la
nouvelle forme du système. Née il y a bientôt 70 ans, la cybernétique se voit
décliner actuellement dans les TIC, qui en représentent son apothéose
globalisée. Les rapports sociaux sont médiatisés et abstraits par la
communication, de sorte que la
distinction entre monde vécu et système apparaît comme de plus en plus
inadéquate, l'aliénation se manifestant non
plus comme une perte de la subjectivité, mais plutôt d'une perte de
l'objectivité elle-même. La société civile globale pourrait demain s'autoréguler
grâce aux TIC, à l'image de l'ordre spontané du marché théorisé par Hayek. Les
promoteurs de la gouvernance, s'appuyant sur des principes cybernétiques, tentent ainsi d'implanter des mécanismes de
pilotage, de contrôle et de rétroaction, en s'appuyant sur les réseaux
Internet. On peut aussi appeler cela le capitalisme communicationnel ou, d'une
manière plus positive (et plus hypocrite), le capitalisme cognitif. La redéfinition du Politique en termes de
réseaux dissout sa conception en termes modernes de rapports de force et de
capacité d'institutionnalisation du pouvoir, ajoute Ouellet. »
Bernard
Legros, « L'évolution "politique" en Occident », in Kairos numéro 30, été 2017.
Ne s’agirait-il donc de rien
d’autre que d’idées anciennes mises au goût du jour, sous cette étiquette
de « capitalisme cognitif » ? Sans remonter à « la main
invisible » d’Adam Smith, c’est sous sa reformulation moderne via la
cybernétique du marché, par Hayek, que nous est proposé ce modèle (en effet
assez hypocrite dans sa formulation mais qui sonne « tellement bien »
avec l’époque des pseudo-concepts fabriqués à la pelle par le nouveau
management). Là où cela devient intéressant, c’est quand Bernard Legros pointe (citant
le philosophe québécois Ouellet) le risque majeur de dissolution du concept
même de Politique, jugé « archaïque » dans « les réseaux »
de l’économie du virtuel ou de l’immatériel, c’est-à-dire d’une victoire
oserais-je dire totale du capitalisme qui aurait évacué tout autre concept lui
faisant de la concurrence au pays des idées. Je crois qu’il y a là en effet
l’amorce d’une analyse, en tout cas d’une question sur « la tentation
totalitaire du Marché ».
Mais n’est-ce pas sous l’aspect
d’un millefeuille qu’il faudrait décrire le capitalisme, fort habile pour
se « draper » derrière tous les discours ? Sous l’économique se dissimule
du politique pur et dur, l’enjeu des rapports de forces ; sous cette
puissance effective se dissimule le Droit qui légitime la domination de la
classe politique, laquelle n’aspire qu’à l’adoration du capital, on l’aura
compris : du veau d’or. Notons que prendre les choses dans l’autre sens
fonctionne tout aussi bien : le Souverain créé le Droit qui à son tour
produit les institutions symboliques encadrant l’activité économique. S’il faut
réinterroger le capitalisme, autant aller directement au cœur de ce qui le
définit, à savoir le régime de la propriété privée, qui articule sommairement
les trois niveaux de discours et de pratique qui nous intéressent à ce
stade : l’économie, la politique et le droit (ou l’inverse, peu importe –
j’ai toujours trouée stérile ces
interprétations mutuellement exclusives, véritables guerres de religion
intellectuelles, que se livrent chez les marxistes les partisans de la position
dans laquelle il est dit que : « ce sont les infrastructures
(économiques) qui déterminent les superstructures », contre ceux qui
tiennent au contraire que « ce sont les superstructures qui sont la cause
des infrastructures ».
Querelle picrocholine.
Néanmoins, pour y voir plus clair,
j’ai regardé une vidéo de l’inventeur du concept de « capitalisme cognitif »
(en fait, j’aurais pu directement commencer par me demander : mais qui est
le type qui a inventé ce concept ?). Il s’agit d’un économiste français du
nom de Yann Moulier-Boutang, auteur de : Le capitalisme cognitif : la nouvelle Grande Transformation, Amsterdam,
2007 (le livre est malheureusement indisponible). Le sous-titre de ce livre est
un clin d'œil à l'ouvrage classique de Karl Polanyi La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de
notre temps, publié en 1944, c'est-à-dire à ce moment-pivot de l'histoire
qui verra le début de ce qu'on appellera aussi plus tard « La Grande
Accélération » (cfr. L’événement Anthropocène). Ce que Yann
Moulier-Boutang raconte dans cette vidéo de 2015 (lien) est une synthèse
hyper-concentrée des questions et des problèmes soulevés par « l'économie
de l'immatériel », (André Gorz, L’immatériel :
connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003), ou de l'économie
numérique, présentation qui va bien au-delà des simplifications avec lesquelles
j'entends souvent traiter ce sujet (par des boîtes de conseil chèrement payées
qui ne font que du recyclage bas de gamme des idées en circulation). Si l'on
admet que le capitalisme est le nom de ce régime économique qui résulte de
l'application des droits de propriété, il est assez logique de se demander ce
que ces régimes de la propriété deviennent dans un stade « avancé »
du capitalisme, nous dit Yann Moulier-Boutang. Les réponses soulevées par sa
présentation sont étonnantes et inquiétantes : à travers notamment l'évocation
des « externalités positives », des « nouveaux communs » ou
des « free riders », nous sommes amenés à réfléchir à la nature du
Droit aujourd'hui et de la manière dont il évolue et conditionnera nos vies demain
(gouvernance algorithmique par exemple). Toutes ces idées et concepts
« dans l’air du temps » autour du numérique se trouvent ainsi
rassemblés d’une manière assez cohérente et pointue dans le concept de
« capitalisme cognitif » dont je me contente ici de présenter
l’esquisse d’une possible introduction. Toutefois, si j'ai une critique à formuler,
c'est que la démarche me parait incomplète car elle n'intègre qu'imparfaitement
(à travers le régime des droits de propriété) les questions des « services
rendus par la biosphère » à l'humanité, « services » qui ne
doivent plus être pensés dans une logique économique classique (i.e. « ça
vaut combien ? »). On en a un exemple dans la vidéo avec la pollinisation
des abeilles. C'est qu'une refonte plus fondamentale encore du Droit s'impose,
voire d'une éthique qui englobe dans sa totalité l’humain et le non-humain.
C’est toute la question de l’écologie politique, philosophique et juridique,
au-delà de l’environnemental et des « externalités négatives », qui
me semble être le cadre englobant dans lequel il faut aujourd’hui (re)penser le
capitalisme. Le présupposé qui n’est pas remis en question par Yann
Moulier-Boutang est que la « collaboration » entre humains sensée
rapporter des dividendes n’a pour finalité que l’extraction supplémentaire de
valeur et pas le changement de paradigme. La grande inconnue dont ce modèle de
« capitalisme cognitif » ne parle pas est le coût énergétique de
cette nouvelle source de croissance, supposée à nouveau sans limite. Si un jour
le capitalisme rencontre sa limite, ce sera bien évidemment celle des
« pics » de source énergétiques et de matières premières. Or, ce
sous-bassement géophysique n’est pas pris en compte par l’auteur, au mieux
dit-il, la conception de l’économie se fonde aujourd’hui sur un paradigme
biologique plutôt que sur un paradigme mécanique. C’est déjà un progrès mais
bien insuffisant.
Ma recommandation aux
économistes « qui chauffent la planète » : étudiez le
« système Terre » dans son ensemble et reconstruisez vos modèles à
partir de là. En d’autres termes, repensez l’économie comme un sous-système de
Gaïa.
Le biais cognitif de
l’anthropocentrisme nous détruira tous. Nous ne sommes ni au centre de
l’univers, ni au centre de la création, ni au centre d’un vide peuplé
uniquement de nos désirs.
*
Rubriques
Et nous terminons cette revue des
événements mémorables ou minuscules du mois, par un écho de la cruelle vie
littéraire il y a soixante ans, rappelés à notre bon souvenir par l’Agenda 2017
de La Pléiade.
Août 1957 : «
Gallimard a publié La Loi de
Roger Vailland et fait passer dans Le
Monde une publicité pour ce roman. Céline s’indigne le 7 août qu’on traite si bien son « assassin ».
8
août : Camus est à Cordes. Il relit Dostoïevski. « Pour la première
fois après lecture de Crime et châtiment,
doute absolu sur ma vocation. J’examine sérieusement la possibilité de
renoncer. Ai toujours cru que la création était un dialogue. Mais avec
qui ? » (Carnets.)
9
août : Mauriac, dans le train, lit Les
Temps modernes et y « apprend » que René Char est le plus grand
des poètes vivants, ce qui le laisse perplexe ; Combat, un peu plus tôt, n’avait-il pas offert la même couronne à
Saint-John Perse ? »
Le Démon des hippocampes et Dyable
de quoi ? (Il ne veut pas dire son nom), Dessins d’André Malraux, in Agenda 2017, Bibliothèque de la Pléiade
*
Merci à :
Victor Hugo pour La Légende des
Siècles,
au Shui – Hu – Zhuan (Au bord de
l’eau),
à Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fresnoz pour L’événement anthropocène
et à tous les penseurs de la
décroissance qui nous aident à (re)p(e/a)nser le monde qui viendra.
- Amitiés
P.S. (rappel publicitaire) : Avez-vous acheté
votre Ubik de protection? Ne tardez pas. Il vous protègera des uns et des autres.
*
Remerciement spécial à Maurice G.
Dantec (Grenoble, 13 juin 1959 – Montréal, 25 juin 2016), « écrivain
nord-américain de langue française » comme il se définissait lui-même, à
qui j’emprunte le titre de Théâtre des
opérations pour le texte que vous venez de parcourir.
Et sans oublier Jack Kirby, le
créateur du Silver Surfer qui fit sa
première apparition dans les pages de Marvel
Comics en mars 1966.
*
Précédents épisodes du Théâtre des Opérations :