vendredi 25 août 2017

Théâtre des Opérations, Août '17


Galactus contre-attaque : pauvre singe, tu crois pouvoir te libérer de mon emprise ?
Ha ha ha !! Tu vas mourir.

Journal de la Rêvolution 



  Au sommaire de cette mince édition d’Août du « Journal de la Rêvolution », vous trouverez deux petits essais (ou pamphlets), l’un à propos de valeur et survaleur chez Marx, l’autre sur le capitalisme cognitif, ainsi que les rubriques habituelles de fin de billet : extraits de l’Agenda de la Pléiade il y a soixante ans, remerciements et liens vers les épisodes précédents du journal.
Par ailleurs, un scénario se construit en parallèle, mettant en scène des personnages d’une série des Marvel Comics autour des figures emblématiques de Galactus et du Silver Surfer. Allez donc savoir quelle est la trame la plus importante du Journal : les diverses analyses et commentaires ou les aventures d’un super-héros ?
  Bonne lecture.




« Le vrai rideau de fer c'est entre riches et les miteux… les questions d'idées sont vétilles entre égales fortunes… »
 Louis-Ferdinand Céline, Nord

 

Résumé des épisodes précédents

1.     Qui est Galactus ? D'où vient-il ? Quel est son but ?
2.     Naissance du Silver Surfer, la plus belle création de Galactus, maître de l'univers.
3.     « Propage mes tweets dans tout l'Univers » lui dit-il. Silver Surfer s'élance vers les mondes habités.
4.     Le vaillant Surfeur d'Argent parviendra-t-il à échapper à l'emprise totalitaire de Galactus, le dévoreur de planètes ?
5.     La menace se précise. Galactus arrive. Sa destination : la Terre. Son but : y faire prospérer le capitalisme prédateur.
6.     Le Surfeur d’Argent prend son élan. Parviendra-t-il à se libérer de l’attracteur étrange ? La vitesse de libération est supérieure à 11 km/sec.
7.     Mais la force pure ne suffit pas, c’est là, dans sa prison, que le Surfer découvre le pouvoir de l’empathie.

*

Marx & Co


  Où l’on constatera d’abord la sagesse avec laquelle les grandes sociétés de consulting, l’Ecole de Chicago et les jeunes cadres affublés d’un MBA ont créé les conditions d’une Révolution Culturelle bien plus ample, profonde et durable que l’éphémère révolution éponyme du Président Mao, limitée à une courte période de l’histoire et dans un seul pays.

  Le ver du capitalisme moderne d'entreprise était dans le fruit à partir de 1975 et la recommandation de McKinsey « d'aligner les intérêts des managers avec les actionnaires » afin d'éviter les conflits d'agence, conseil avisé qui s’est traduit par le régime des bonus, des salaires hypertrophiés et des objectifs personnalisés où les top managers sont évalués à l’aune d’indicateurs de performance, toujours les même : quelle est ma contribution au profit ? Saine décision de gouvernance d’entreprise qui a brisé le lien historique de la direction et du salariat, introduisant artificiellement une « classe sociale affairiste et arriviste » devenue attractive pour les jeunes cadres ambitieux qui se sont mis à grimper « l’échelle sociale » de l’avancement à coups de Jarnac et coups dans le dos, une forme d’auto-sélection des plus aptes s’étant mise en place qui favorisait les personnalités psychopathes et les pervers narcissiques. Après quelques années, le paysage interne des grandes sociétés avait radicalement changé, une nouvelle élite qui se cooptait par ailleurs sur le marché des multinationales, ayant pris les commandes de la gestion et de la direction des « boites », reproduisant partout son modèle. Mieux qu’une révolution culturelle : une épidémie où tu risquais fort d’attraper le virus du néolibéralisme (car tel est bien son nom) sitôt que tu entrais en contact avec un des milieux infectés : ça pouvait commencer dès l’entretien d’embauche et puis c’était quasi automatique dès que tu baignais dans le jus des affaires pendant quelque temps et que tu voulais « bien faire ton job ». Mais où tu te rendais vite compte aussi que pour progresser il te fallait déployer des compétences qui ne correspondaient pas nécessairement à ton « cœur de métier » : je veux dire les fameuses soft skills… tellement douces en effet puisqu’avec de l’écoute, de l’empathie, de la persuasion, de la négociation, tu pouvais développer tes talents politiques, les seuls qui comptaient vraiment (et c’est toujours le cas) pour prendre « l’ascenseur social » et pour devenir, toi aussi, un « top manager ». J’oublie de préciser que les soft skills en question sont d’autant plus efficaces qu’elles recouvrent, selon la métaphore bien connue, « d’un gant de velours », ton poing d’acier trempé dans la résolution la plus dure de l’ambition et de ta personnalité de tueur.
  Ces recommandations « techniques » de McKinsey, rapidement imitées un peu partout, ont eu aussi pour vertu d’introduire au sein de l’entreprise la compétition entre départements métiers ou produits, l’objectif étant d’identifier clairement les « vaches à lait », de favoriser la croissance des « jeunes pousses » et d’éliminer les « trainards » ou les « assistés ». Une entreprise saine était donc celle qui pouvait se permettre de générer en fait une énorme inefficacité, d’énormes surcoûts et d’activité sans objet, via la destruction progressive des outils, des métiers, des compétences (je veux dire les « vraies » compétences et pas ton sourire de beau gosse) et la frénésie des projets désorganisés, chaotiques, fonctionnant à perte mais vitaux pour la promotion de « ton manager », pas celle de « l’entreprise », encore moins dans l’intérêt du client final (ce qui se traduisait de fait par une baisse constante et massive de la qualité des produits et des services en dépit de tout le discours qui prétendait le contraire). Ce modèle de gestion scientifique fut présenté comme le summum de l’intelligence et de la vision managériale. J’évoque toutes ces inepties au passé, comme si elles n’étaient plus d’application. Détrompe-toi. Plus que jamais c’est la réalité, ta réalité et l’horizon est bouché : there is no alternative s’applique en premier lieu à la gouvernance d’entreprise. Ne t’étonne pas du coup que pour t’enfumer, ce modèle de gestion « scientifique » produise à une vitesse accélérée des méthodologies et des modèles, toujours plus avancés, histoire de faire croire que « oui, nous savons nous remettre en question, nous sommes une entreprise qui apprend ». Que nenni ! Tous ces changements de plus en plus rapprochés et brutaux au sein des entreprises n’ont pas pour but d’augmenter ta productivité et ta créativité, ils produisent exactement les effets opposés. C’est bien la preuve que le virus du néolibéralisme détruit son hôte et ne créé rien ; il se contente de se reproduire. Comment atteint-il son objectif véritable dans ce cas, qui est la fameuse « ligne en bas du bilan » ? En travaillant essentiellement sur les coûts, c’est là l’idée de génie (en fait : aussi vieille que le capitalisme industriel), le rêve du management scientifique : produire à un coût marginal proche de zéro. Tu auras compris d’où procèdent les deux grandes tendances à l’œuvre sur le marché du travail (et oui, parce qu’au bout du compte c’est bien le travail qui est la cible du capital, pauvre cloche) : la numérisation (informatisation etc) qui transforme les biens durables en services immatériels (à couts de reproduction nuls) et la réduction des salaires (via la mondialisation qui nous rend d’excellents services et de manière plus discrète via la réduction progressive des « charges patronales »).

  Où l’on parlera ensuite du lien subtil qui unit les bourses de valeur, les esprits animaux et la fuite en avant des entreprises.

  Un autre coup, quasi fatal porté à la gestion des entreprises « à l’ancienne », fut pour les sociétés cotées en bourse à l’international, l'obligation de publier (en parallèle de la comptabilité soumise aux normes nationales) une comptabilité aux normes IFRS pour l’international ; ce qui impliquait de valoriser en permanente leurs actifs aux cours du marché.
  Cette autre décision majeure, à caractère « technique » a en effet favorisé la volatilité, la prise de risque et bien entendu, la couverture de ces prises de risque par d’autres prises de risque, en sens opposés (cela s’appelle « avoir une vue sur l’évolution du marché). IFRS a obligé la comptabilité à « marquer à la valeur de marché » (mark-to-market) leurs actifs liquides (actions, obligations, produits de taux, devises) et donc à réévaluer ceux-ci sur une base quotidienne afin de couvrir les risques potentiels sur leurs résultats. Dans le cas d’actifs moins liquides ou plus exotiques (immobilier, produits financiers dérivés, produits sur-mesure), les valorisations se font en référence à une valeur connue (un « proxy »), plus ou moins une marge de tolérance ou bien dans certains cas sur un modèle mathématique en l’absence d’un indicateur de marché (« mark-to-model »). La financiarisation croissante de la gestion des entreprises et par extension de l'économie est notamment le résultat de nombreuses décisions de standardisation technique dont les règles IFRS ou l’alignement des managers et des actionnaires constituent deux exemples. Mais s’agit-il vraiment de décisions « techniques » ? Non évidemment. Elles résultent d’un « rapport de force » en faveur du Capital (voir le petit essai suivant sur le capitalisme cognitif). Le tour de force de ces ajustements dans l’organisation des entreprises, est qu’ils se font passer pour apolitiques dans la mesure où ils sont purement dictés par les impératifs de fonctionnement d’un système sociotechnique de plus en plus complexe. Il n’en est rien, mais comme « l’ennemi » avance « sans visage », il nous fait croire à la nécessité de ses réformes (par exemple d’austérité budgétaire) sous le couvert de la science économique. Et le tour est joué ! Notre grande copine Tina marque des points : There Is No Alternative.
  Quel est le danger de cette technicisation croissante de la vie économique, au sens large, et de la financiarisation en particulier ? Un des dangers parmi beaucoup d’autres et dont le moindre n’est pas l’indifférence croissante devant les inégalités sociales… L’effet « Lemmings »… ou pour le citer selon les métaphores favorites des traders : les « ours » contre les « taureaux ». Bears vs Bulls. Les esprits animaux ! Admirez le paradoxe : on nous bourre la finance de mathématiques et au final… on admet que le marché est moutonnier… qu’il suit les tendances montantes, offensives, spéculatives (« Bulls ! ») ou de repli, défensives, protectrices (« Bears ! »). Et donc ? Hé bien l’effet de troupeau ! Dans un sens, ou dans un autre. Et voilà les bulles spéculatives et leurs effondrements cataclysmiques expliquées en deux minutes. Alors oui, il y a grand danger puisque la valorisation des actifs dépend de plus en plus du marché et que celui-ci est capricieux. Que faire, se sont dit les ingénieurs financiers ? L’algorithmique ! Automatisons les marchés avec des garde-fous, des coupe-feux et des programmes rapides et intelligents pour saisir toutes les opportunités d’arbitrage qui se présentent dans des fenêtres de temps de plus en plus réduites.
  Nous manquons de recul me semble-t-il pour juger si les marchés sont devenus plus « efficients » (conformes à la théorie) et moins volatiles (se contentant de suivre un gentil « random walk » fait de petites variations de mouvements) grâce à l’introduction massive du trading quantitatif, basé sur des algorithmes, qui représente aujourd’hui la part principale des ordres d’achats / vente sur les marchés d’actifs traditionnels. Il y a des observations qui montrent que des « coups de sang » sont toujours possibles, suite à des erreurs de programmation (le fameux flash crash de mai 2010 en est un bon exemple) ; mais je crois néanmoins que le bilan économique de cette automatisation massive est qu’il permet aussi aux marchés d'actifs liquides d'arriver à cette objectivité parfaite du prix en temps réel sans friction (puisque toutes les possibilités d'arbitrage sont rapidement neutralisées). Je sais que tout cela est assez technique. Bon, mais les marchés même idéaux ne sont pas les acteurs de l’économie, ils se contentent de fournir des informations aux véritables agents (les entreprises et les Etats).

  Où l’on se demandera enfin si Marx n’avait pas saisi finement le paradoxe du Capital et de la création de valeur.

  Une question que je n'arrive pas à trancher avec la réception de l'œuvre d'économie politique de Marx : est-il le dernier des « classiques » (Smith, Ricardo, Malthus ...) ou le premier des « néoclassiques » (Walras, Jevons, Menger...) ? Marx assoit une théorie économique qui recouvre la fonction de production (versant « classique ») et une théorie de la valeur ou de l'utilité (versant « néoclassique »). Les économistes libéraux ne le reconnaissent ni dans l'une ni dans l'autre tradition, parce que pour eux, disons-le franchement, Marx c’est toujours le diable. Ce que nos modernes libéraux ne comprennent d'ailleurs pas, c'est que les axiomes de l'agent rationnel dans un marché d'information pure et parfaite s'appliquent autant, sinon plus, à une société égalitaire qu'à une société « libérale » dominée par la concentration du capital et des marchés « inefficients »), c’est-à-dire inégalitaire dans son essence même puisque régie par les droits de propriété. Que les néoclassiques développent mathématiquement un « communisme de marché » (i.e. la concurrence pure et parfaite de tous les agents qui produit de la « justice sociale » via le prix d'équilibre, désirable par tous), voilà qui apparait comme un énoncé très équivoque (« communisme de marché »), pour ne pas dire un oxymore. Marx avait saisi je crois, ce paradoxe de l'économie communiste (fondée sur la propriété collective) et de son lien avec cette utopie du marché, à savoir la disparition des classes, de l'Etat et donc d'une instance de planification remplacée par une autorégulation. L'économie libérale (i.e. oligopolistique ou monopolistique) serait du coup, à contrario, l'ennemie du marché (ce dernier étant entendu comme un espace avant tout social et naturellement égalitaire dans lequel tous les « petits » producteurs sont en même temps « petits » propriétaires sans que l’un puisse menacer l’autre). La grande différence entre le marché des personnes physiques (ou de ce monstre de « communisme de marché » des utilitaristes) et le marché néolibéral est d'ordre juridique : ce n'est qu'avec l'invention des personnes morales (les sociétés) que l'accumulation à l'infini du capital est rendue possible. Mais là, on aborde le versant impérialiste du capitalisme d'expansion.

« La relation quantitative entre taux de survaleur et taux de profit - la relation qui se trouve au centre du débat sur la loi de la baisse tendancielle du taux de profit - a toutefois continué à préoccuper Marx après l'achèvement du livre I du Capital. »
 Michael Heinrich, Ce qu’est Le Capital de Marx, Editions Sociales, 2017, p. 63

  Il me semble que l'intuition de Marx recoupe ce qu'en théorie moderne des investissements on appelle le « taux alpha » (pour la survaleur) et le « taux beta » (pour le taux de marché 'sans risque'). L'alpha est spéculatif par nature tandis que beta suit la tendance du marché. La baisse tendancielle de beta renvoie aux limites de croissance des investissements dans des économies à maturité. Pourquoi Marx aurait-il douté de cette « loi » ? Peut-être parce qu'il était intrigué par la possibilité d'un découplage de plus en plus prononcé entre le taux de profit de l'économie « réelle » et le taux de survaleur d'une économie purement financière ?
  L'alpha est plus fortement corrélé à la volatilité (la mesure du risque) qu'aux moyennes, ce qui rend ce concept contre-intuitif (taux de profit en "bon père de famille") et dangereux (prises de risques voire création artificielle de risques à travers des index de volatilité qui deviennent eux-mêmes sous-jacents d'options).

 NB : cette dernière partie de l'essai est faible et pas très bien articulée avec la première et la deuxième partie, nous sommes bien d'accord; à reprendre donc et approfondir pour une prochaine livraison. Notez que ce que j'essaye de restituer ici part de mon expérience beaucoup plus que de lectures. De toute manière, je lis assez mal, mais ne le répétez pas. Mais quel est le mystère de la création de valeur à laquelle j'ai essayé de répondre dans cette dernière section? Il a un rapport au temps. Le temps de travail, Marx l'analyse suffisamment dans Le Capital - ce qu'il appelle la survaleur. Le temps du travail par ailleurs, ce qui n'est pas tout à fait pareil, c'est-à-dire le temps propre de l'agent effecteur de travail. C'est ici qu'une analyse de l'automatisation et de l'informatisation prend toute sa place et la question du temps devient littéralement celle d'une limite physique avec la course à la rapidité des temps de calcul dans le trading quantitatif. Il y a vraiment une question importante à creuser je crois sur le rapport de la valeur et du temps. J'espère pouvoir y revenir.

*

Le capitalisme cognitif


  J’ai eu récemment mon attention attirée par une journée d’études qui aura lieu à l’ULB en octobre prochain sur le thème du « capitalisme cognitif ». Cette journée est organisée par le GRM (Groupe de Recherches Matérialistes), voici le lien du programme de la journée :
  Je dois avouer que je n’avais jamais entendu parler de ce concept pour le moins curieux, du moins pas sous cette étiquette, mais un peu plus tard, mon regard a été attiré par un article de Bernard Legros dans la revue alternative Kairos, (« Le journal antiproductiviste pour une société décente »), article que je cite abondamment ci-dessous. A la fin de la lecture, le sens de ce quasi oxymore de « capitalisme cognitif » (de l’intelligence ?) s’est éclairé.

  « Ce totalitarisme de la nouvelle vague voit le capitalisme financiarisé et concurrentiel s'établir comme un modèle objectif social et total, bien plus large qu'un mécanisme financier. Citons quelques-unes de ses composantes : l'accélération sociale et la glorification du mouvement illimité de la concurrence, particulièrement présentes dans le néo-management ; la confusion des discours et l'éclatement de la pensée, dont témoignent le climato-négationnisme et la politique post-vérité (...)
 Le philosophe québécois Maxime Ouellet voit, lui, dans le capitalisme cybernétique (ou cyber-capitalisme) la nouvelle forme du système. Née il y a bientôt 70 ans, la cybernétique se voit décliner actuellement dans les TIC, qui en représentent son apothéose globalisée. Les rapports sociaux sont médiatisés et abstraits par la communication, de sorte que la distinction entre monde vécu et système apparaît comme de plus en plus inadéquate, l'aliénation se manifestant non plus comme une perte de la subjectivité, mais plutôt d'une perte de l'objectivité elle-même. La société civile globale pourrait demain s'autoréguler grâce aux TIC, à l'image de l'ordre spontané du marché théorisé par Hayek. Les promoteurs de la gouvernance, s'appuyant sur des principes cybernétiques, tentent ainsi d'implanter des mécanismes de pilotage, de contrôle et de rétroaction, en s'appuyant sur les réseaux Internet. On peut aussi appeler cela le capitalisme communicationnel ou, d'une manière plus positive (et plus hypocrite), le capitalisme cognitif. La redéfinition du Politique en termes de réseaux dissout sa conception en termes modernes de rapports de force et de capacité d'institutionnalisation du pouvoir, ajoute Ouellet. »
 Bernard Legros, « L'évolution "politique" en Occident », in Kairos numéro 30, été 2017.

  Ne s’agirait-il donc de rien d’autre que d’idées anciennes mises au goût du jour, sous cette étiquette de « capitalisme cognitif » ? Sans remonter à « la main invisible » d’Adam Smith, c’est sous sa reformulation moderne via la cybernétique du marché, par Hayek, que nous est proposé ce modèle (en effet assez hypocrite dans sa formulation mais qui sonne « tellement bien » avec l’époque des pseudo-concepts fabriqués à la pelle par le nouveau management). Là où cela devient intéressant, c’est quand Bernard Legros pointe (citant le philosophe québécois Ouellet) le risque majeur de dissolution du concept même de Politique, jugé « archaïque » dans « les réseaux » de l’économie du virtuel ou de l’immatériel, c’est-à-dire d’une victoire oserais-je dire totale du capitalisme qui aurait évacué tout autre concept lui faisant de la concurrence au pays des idées. Je crois qu’il y a là en effet l’amorce d’une analyse, en tout cas d’une question sur « la tentation totalitaire du Marché ».
  Mais n’est-ce pas sous l’aspect d’un millefeuille qu’il faudrait décrire le capitalisme, fort habile pour se « draper » derrière tous les discours ? Sous l’économique se dissimule du politique pur et dur, l’enjeu des rapports de forces ; sous cette puissance effective se dissimule le Droit qui légitime la domination de la classe politique, laquelle n’aspire qu’à l’adoration du capital, on l’aura compris : du veau d’or. Notons que prendre les choses dans l’autre sens fonctionne tout aussi bien : le Souverain créé le Droit qui à son tour produit les institutions symboliques encadrant l’activité économique. S’il faut réinterroger le capitalisme, autant aller directement au cœur de ce qui le définit, à savoir le régime de la propriété privée, qui articule sommairement les trois niveaux de discours et de pratique qui nous intéressent à ce stade : l’économie, la politique et le droit (ou l’inverse, peu importe – j’ai toujours trouée stérile ces interprétations mutuellement exclusives, véritables guerres de religion intellectuelles, que se livrent chez les marxistes les partisans de la position dans laquelle il est dit que : « ce sont les infrastructures (économiques) qui déterminent les superstructures », contre ceux qui tiennent au contraire que « ce sont les superstructures qui sont la cause des infrastructures ».
 Querelle picrocholine.
 Néanmoins, pour y voir plus clair, j’ai regardé une vidéo de l’inventeur du concept de « capitalisme cognitif » (en fait, j’aurais pu directement commencer par me demander : mais qui est le type qui a inventé ce concept ?). Il s’agit d’un économiste français du nom de Yann Moulier-Boutang, auteur de : Le capitalisme cognitif : la nouvelle Grande Transformation, Amsterdam, 2007 (le livre est malheureusement indisponible). Le sous-titre de ce livre est un clin d'œil à l'ouvrage classique de Karl Polanyi La Grande Transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, publié en 1944, c'est-à-dire à ce moment-pivot de l'histoire qui verra le début de ce qu'on appellera aussi plus tard « La Grande Accélération » (cfr. L’événement Anthropocène). Ce que Yann Moulier-Boutang raconte dans cette vidéo de 2015 (lien) est une synthèse hyper-concentrée des questions et des problèmes soulevés par « l'économie de l'immatériel », (André Gorz, L’immatériel : connaissance, valeur et capital, Galilée, 2003), ou de l'économie numérique, présentation qui va bien au-delà des simplifications avec lesquelles j'entends souvent traiter ce sujet (par des boîtes de conseil chèrement payées qui ne font que du recyclage bas de gamme des idées en circulation). Si l'on admet que le capitalisme est le nom de ce régime économique qui résulte de l'application des droits de propriété, il est assez logique de se demander ce que ces régimes de la propriété deviennent dans un stade « avancé » du capitalisme, nous dit Yann Moulier-Boutang. Les réponses soulevées par sa présentation sont étonnantes et inquiétantes : à travers notamment l'évocation des « externalités positives », des « nouveaux communs » ou des « free riders », nous sommes amenés à réfléchir à la nature du Droit aujourd'hui et de la manière dont il évolue et conditionnera nos vies demain (gouvernance algorithmique par exemple). Toutes ces idées et concepts « dans l’air du temps » autour du numérique se trouvent ainsi rassemblés d’une manière assez cohérente et pointue dans le concept de « capitalisme cognitif » dont je me contente ici de présenter l’esquisse d’une possible introduction. Toutefois, si j'ai une critique à formuler, c'est que la démarche me parait incomplète car elle n'intègre qu'imparfaitement (à travers le régime des droits de propriété) les questions des « services rendus par la biosphère » à l'humanité, « services » qui ne doivent plus être pensés dans une logique économique classique (i.e. « ça vaut combien ? »). On en a un exemple dans la vidéo avec la pollinisation des abeilles. C'est qu'une refonte plus fondamentale encore du Droit s'impose, voire d'une éthique qui englobe dans sa totalité l’humain et le non-humain. C’est toute la question de l’écologie politique, philosophique et juridique, au-delà de l’environnemental et des « externalités négatives », qui me semble être le cadre englobant dans lequel il faut aujourd’hui (re)penser le capitalisme. Le présupposé qui n’est pas remis en question par Yann Moulier-Boutang est que la « collaboration » entre humains sensée rapporter des dividendes n’a pour finalité que l’extraction supplémentaire de valeur et pas le changement de paradigme. La grande inconnue dont ce modèle de « capitalisme cognitif » ne parle pas est le coût énergétique de cette nouvelle source de croissance, supposée à nouveau sans limite. Si un jour le capitalisme rencontre sa limite, ce sera bien évidemment celle des « pics » de source énergétiques et de matières premières. Or, ce sous-bassement géophysique n’est pas pris en compte par l’auteur, au mieux dit-il, la conception de l’économie se fonde aujourd’hui sur un paradigme biologique plutôt que sur un paradigme mécanique. C’est déjà un progrès mais bien insuffisant.
  Ma recommandation aux économistes « qui chauffent la planète » : étudiez le « système Terre » dans son ensemble et reconstruisez vos modèles à partir de là. En d’autres termes, repensez l’économie comme un sous-système de Gaïa.
  Le biais cognitif de l’anthropocentrisme nous détruira tous. Nous ne sommes ni au centre de l’univers, ni au centre de la création, ni au centre d’un vide peuplé uniquement de nos désirs.

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Rubriques

  Et nous terminons cette revue des événements mémorables ou minuscules du mois, par un écho de la cruelle vie littéraire il y a soixante ans, rappelés à notre bon souvenir par l’Agenda 2017 de La Pléiade.
Août 1957 : «   Gallimard a publié La Loi de Roger Vailland et fait passer dans Le Monde une publicité pour ce roman. Céline s’indigne le 7 août qu’on traite si bien son « assassin ».
 8 août : Camus est à Cordes. Il relit Dostoïevski. « Pour la première fois après lecture de Crime et châtiment, doute absolu sur ma vocation. J’examine sérieusement la possibilité de renoncer. Ai toujours cru que la création était un dialogue. Mais avec qui ? » (Carnets.)
 9 août : Mauriac, dans le train, lit Les Temps modernes et y « apprend » que René Char est le plus grand des poètes vivants, ce qui le laisse perplexe ; Combat, un peu plus tôt, n’avait-il pas offert la même couronne à Saint-John Perse ? »



Le Démon des hippocampes et Dyable de quoi ? (Il ne veut pas dire son nom), Dessins d’André Malraux, in Agenda 2017, Bibliothèque de la Pléiade

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Merci à :
Victor Hugo pour La Légende des Siècles,
au Shui – Hu – Zhuan (Au bord de l’eau),
à Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fresnoz pour L’événement anthropocène
et à tous les penseurs de la décroissance qui nous aident à (re)p(e/a)nser le monde qui viendra.
- Amitiés
P.S. (rappel publicitaire) : Avez-vous acheté votre Ubik de protection? Ne tardez pas. Il vous protègera des uns et des autres.

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Remerciement spécial à Maurice G. Dantec (Grenoble, 13 juin 1959 – Montréal, 25 juin 2016), « écrivain nord-américain de langue française » comme il se définissait lui-même, à qui j’emprunte le titre de Théâtre des opérations pour le texte que vous venez de parcourir.
Et sans oublier Jack Kirby, le créateur du Silver Surfer qui fit sa première apparition dans les pages de Marvel Comics en mars 1966.
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Précédents épisodes du Théâtre des Opérations :