En complément de mon dernier billet
publié au dernier jour de l’année 2016, sous le titre éponyme de la série « Métamorphoses
de C. », je souhaite mentionner avec ce premier billet du jour de l’An
2017, une curiosité à l’attention des bibliophiles de la Pléiade, particularité
qui n’intéressera sans doute que les plus fins observateurs des collections de
cette prestigieuse maison et dont je me suis rendu compte en comparant l’Agenda
2016 et l’Agenda 2017.
Comme on le sait, depuis 1986 un
agenda (relié en pleine peau, de couleur noire, doré sur tranche à l’or fin, en
papier Bible) est offert pendant la période de fin d’année à tout acheteur de
deux volumes de la collection. Que ne ferait-on pas pour ajouter aux joies de l’érudition
ou de la culture celles du doux commerce et de multiplier le plaisir de l’acquisition
par celui du cadeau, que l’on se fait « offrir » par son libraire et que
l’on choisira peut-être d’offrir à son tour en le déposant sous le sapin pour
une amie de qualité, car un bel objet comme un Agenda Pléiade dont le tirage,
cela va de soi est limité, voit sa valeur augmenter avec le nombre des années ?
Ces agendas présentent quelques
particularités intéressantes qui les distinguent évidemment de « vulgaires »
agendas. L’élément le plus visible est le choix d’un illustrateur de renom dont
les dessins figurent en page de titre et dans les pages intérieures d’un
dossier littéraire. Ainsi, parmi les derniers numéros, on y trouve des dessins
de Malraux (2017), Picasso (2016), Joann Sfar (2015), Munoz (2014), David Lynch
(2013), Michaux (2012) … Je ne pense pas que les illustrateurs étaient présents
dès la conception des agendas en 1986, il me semble que c’est une innovation
postérieure à 1998 mais sans que je puisse la dater plus précisément. Le plus
ancien agenda à ma disposition date de 2008 (Alechinsky). J’ai eu beau chercher
sur Internet et malgré quelques sites excellents consacrés à La Bibliothèque de
la Pléiade, je n’ai rien trouvé de définitif sur la question des Agendas. Je
considère par conséquent cette note comme un premier effort, très modeste, destiné
à établir dans sa dignité d’objet d’étude, « l’Agenda Pléiade » parmi
les amoureux de la collection et les bibliophiles en général. J’invite ceux de
mes rares lecteurs qui disposeraient d’informations à m’aider ainsi à établir
un catalogue raisonné de tous les agendas publiés depuis 1986. Je soupçonne que
la volonté promotionnelle et l’argument commercial qui sont à l’origine de la
création des Agendas Pléiade, n’aient détournés l’intérêt des aficionados de la collection de
commenter ou d’étudier ces produits dérivés pour eux-mêmes, ce qui est un peu
regrettable car, ainsi que nous le verrons, ces Agendas, outre leur fonction
primaire évidente, recèlent des informations très utiles à l’amoureux ou au
chercheur en littérature.
Autre particularité – mais là
aussi, je confesse mon ignorance sur l’histoire de cette caractéristique :
était-elle présente dès le début de la série, a-t-elle évolué ? …, chaque
Agenda propose un dossier intitulé « Echos de la vie littéraire » ;
par exemple, l’Agenda Picasso (2016), nous informait de la vie littéraire il y
a quarante ans (en 1976), l’Agenda Malraux (2017) sur ce qui se passait il y a
soixante ans (en 1957), et ainsi de suite en fonction des années… Ces « échos »
éveillent en moi une sonorité, celle des vieilles bandes d’actualité
cinématographiques, mais d’une actualité qui n’aurait concerné que la « crème
de la crème » de la vie publique, c’est-à-dire la vie des livres, des
auteurs, des manifestations culturelles. Sauf que le réel y fait aussi
irruption comme un bruit désagréable qui vient déranger la plénitude d’une
symphonie, et dont il faut malgré tout rendre compte. Ainsi, pour le début du
mois de l’année 1957, on trouve ceci :
Janvier. L’Allemagne, l’Amérique, l’Angleterre, l’Argentine, le Danemark, la
Finlande, la Hollande, le Japon, la Norvège, le Portugal, la Suède et la
Yougoslavie sont les pays dans lesquels La
Chute d’Albert Camus (1956) est en cours de traduction, indique le Bulletin de la NRF du mois.
Jacqueline de Proyart,
conservatrice du musée Tolstoï à Paris, rend visite à Boris Pasternak en Union
Soviétique. L’écrivain lui confie le manuscrit du Docteur Jivago. Mme de Proyart le remettra à Brice Parain, chez
Gallimard, et participera à sa traduction.
Le 4, première notation de l’année dans le Journal de Julien Green : « Est-ce que je connais bien la
Bible ? La vérité est que je m’y promène comme un aveugle dans un palais
où il aurait vécu depuis son enfance. »
Le même jour, Guy Mollet, président du Conseil, décide de confier au
général Massu les pleins pouvoirs à Alger. La « bataille d’Alger » va
commencer.
Giono date du 6 janvier, l’achèvement de son nouveau roman, Le Bonheur fou. Il y travaillait depuis le 26 février 1953. Les
deux dates figurent en tête du manuscrit, sous le titre, lui-même précédé d’un
surtitre : « Op. 34 / Hussard II. »
« Kafka. J’aurais préféré savoir qu’il y avait eu des carnets…
disparus à jamais », écrit Henri Michaux, grand jeteur de manuscrits, à
Jean Paulhan le 10 janvier ; il
réagit à la publication de carnets posthumes de Kafka, dont des extraits ont
paru dans Les Lettres nouvelles et
dans La NRF, et qui seront inclus en février dans le recueil intitulé Préparatifs de noce à la campagne.
Enfin, peut-être la caractéristique
la plus importante de ces Agendas, qui leur donne toute la saveur que des
connaisseurs attentifs vont éplucher, réside dans les citations d’auteurs
publiés ou à paraître dans la
Bibliothèque de la Pléiade, qui figurent à la fin de chaque double page de la semaine
(l’Agenda est en effet techniquement un semainier).
Lorsque je les lis, et j’essaye de ne les découvrir que semaine après semaine
lorsque j’y dépose mes propres notes (j’utilise en effet depuis peu les Agendas
comme de véritables carnets d’écriture et non pas comme des objets de
collection – ce qu’ils sont par ailleurs), j’essaye de leur trouver une
correspondance avec mon propre vécu de la semaine écoulée, une couleur, une
impression ; parfois c’est la citation qui détermine la tonalité de ma
première notation de la semaine, parfois c’est une harmonie plus lointaine,
mais dans tous les cas, c’est ce qui me procure le plus d’agrément avec leur
usage de pratique d’écriture contrainte par le format limité de la note
quotidienne (limitée en effet à 7 lignes de texte correspondant à 14 heures d’une
journée, sur deux colonnes. Les heures du Déjeuner
et du Dîner sont « à la
française », 13h et 20h. En Belgique et plus loin dans le
Nord nous aurions tendance à « déjeuner » ou à « dîner » à
midi et à « souper » à 19h, voire plus tôt encore – mais je laisse de
côté ces détails de différences culinaires et sémantiques qui nous distinguent
de nos amis français, tout comme les Québécois ou les Suisses qui ont leurs
propres habitudes d’ailleurs).
On a comparé [1]
les « Pléiadologues » qui scrutent les Agendas, aux fameux « Kremlinologues »
qui disséquaient sur les photos officielles la position respective des membres
du Politburo lors des défilés du 1er Mai sur la Place Rouge, pour
interpréter les « signes » politiques de montée en grâce ou de tombée
en disgrâce des chefs de la nomenklatura soviétique. Pourquoi cette comparaison ?
Parce que Gallimard est avare d’information sur ses projets de publication (ce
n’est que par la parution officielle au Catalogue de l’année que l’on prend
généralement connaissances des prochaines publications annoncées). Si l’on veut
en avoir une idée avant que ces informations ne deviennent publiques, il faut
donc, disent ces spécialistes, éplucher les citations d’auteurs dans l’Agenda,
comme d’autres « espions » à l’ancienne qui épluchaient les petites
annonces des journaux afin d’y détecter des messages. Je ne vais pas me livrer
à cet exercice d’analyse à partir de l’Agenda Malraux (2017), parce que je n’aime
découvrir ces citations qu’au fur et à mesure, et que d’autres le
font de toute manière déjà très bien. Je renvoie au site spécialisé que j’ai
indiqué en note de bas de page.
J’en viens après cette longue
introduction, nécessaire, à l’objet proprement dit de ma note de ce jour. Il s’agit
donc d’une « anomalie », d’une curiosité temporelle concernant la
dernière semaine de l’année telle qu’elle est présentée dans les Agendas. Nous savons
qu’une année est composée de 52 semaines et la dernière par définition contient
le Jour de l’An. Or, cette semaine figure nécessairement à la fin de l’année en
cours mais aussi au début de l’année suivante qui commence toujours un 1er
Janvier. Par conséquent, la 52è semaine est celle qui marque la transition d’une
année à l’autre et il est donc normal de la retrouver telle quelle dans le
semainier de l’agenda qui correspond à l’année s’achevant et dans celui de l’année
débutant. Telle quelle ? Pas tout à fait. C’est ici que l’anomalie se
glisse avec le choix de la citation d’auteur. Qui dit transition dit
changement. Fort de ce principe, les concepteurs de l’agenda font donc en sorte
que la citation employée pour la semaine 52 soit différente d’une année à l’autre.
Mais il s’agit de la même semaine dans les deux cas. J’y vois par conséquent un
léger paradoxe temporel, car en effet, si nous admettons l’égalité d’une citation
et d’une semaine, alors disposer de deux citations pour la même semaine peut
impliquer les conséquences suivantes :
1.
Il s’agit
de deux semaines différentes mais alors nous aurions un décalage de temps
2.
Il s’agit
de la même semaine dans un espace-temps parallèle
Mais ce sont deux cas impossibles,
d’où l’impossibilité logique, le paradoxe : nous avons une semaine qui « existe »
et qui n’ « existe pas » en même temps. Pour résoudre ce paradoxe il
nous faut admettre un référentiel logique différent et, pour utiliser un
vocabulaire emprunté à la physique quantique, nous avons pour la même semaine
une superposition de deux états distincts : « 2016 » et « 2017 ».
Ce que l’on peut vérifier matériellement en consultant l’Agenda Picasso avec l’Agenda
Malraux par exemple (mais le même phénomène s’est répété aux années
précédentes). Je crois que les éditeurs voulaient simplement disposer d’un jeu
de 53 nouvelles citations fraîches pour chaque Agenda (52 + la semaine 52 de l’année
précédente) et qu’ils n’ont pas imaginé toutes
les conséquences que cette interpolation d’une nouvelle citation pourrait
entraîner…
Vous êtes prévenus. La pratique des
Agendas Pléiade vous fait basculer au Jour de l’An dans une superposition d’état
quantique. Ce n’est pas beau comme découverte ?
Pour illustrer mon propos, je
terminerai donc cette note par la double citation de la semaine 52.
Agenda Picasso
2016-2017 52è semaine
Malgré tout, je pense parfois que si on peut mourir de bonheur, c’est à moi
que la chose arrivera. Et que si un homme voué à la mort peut rester en vie par
bonheur, alors je resterai en vie.
-- Franz Kafka (1883-1924), Lettres à
Miléna
Agenda Malraux
2016-2017 52è semaine
Du temps des grand Empires de sable et des dieux géants, nous sont restées
des pierres couvertes de signes, dont nous avons appris le langage. Les petites
briques de la Pléiade sont ainsi jetées dans le monde pour traverser les âges.
Mais une seule vie, dans le fracas des jours, réclame aussi des témoignages. Et
Montaigne qui fut à la guerre avec nous, et Retz qui fut la fièvre de l’adolescence,
et Proust qui nous permit de franchir les nuits, et Balzac, et Dickens, et
Platon, font aussi que nous aurons vécu, entre ces signes, entre ces pages.
-- Dictionnaires des auteurs de la
Pléiade
« Avertissement » de Roger Nimier.