dimanche 1 janvier 2017

Métamorphoses de C. IV


  En complément de mon dernier billet publié au dernier jour de l’année 2016, sous le titre éponyme de la série « Métamorphoses de C. », je souhaite mentionner avec ce premier billet du jour de l’An 2017, une curiosité à l’attention des bibliophiles de la Pléiade, particularité qui n’intéressera sans doute que les plus fins observateurs des collections de cette prestigieuse maison et dont je me suis rendu compte en comparant l’Agenda 2016 et l’Agenda 2017.

  Comme on le sait, depuis 1986 un agenda (relié en pleine peau, de couleur noire, doré sur tranche à l’or fin, en papier Bible) est offert pendant la période de fin d’année à tout acheteur de deux volumes de la collection. Que ne ferait-on pas pour ajouter aux joies de l’érudition ou de la culture celles du doux commerce et de multiplier le plaisir de l’acquisition par celui du cadeau, que l’on se fait « offrir » par son libraire et que l’on choisira peut-être d’offrir à son tour en le déposant sous le sapin pour une amie de qualité, car un bel objet comme un Agenda Pléiade dont le tirage, cela va de soi est limité, voit sa valeur augmenter avec le nombre des années ?


  Ces agendas présentent quelques particularités intéressantes qui les distinguent évidemment de « vulgaires » agendas. L’élément le plus visible est le choix d’un illustrateur de renom dont les dessins figurent en page de titre et dans les pages intérieures d’un dossier littéraire. Ainsi, parmi les derniers numéros, on y trouve des dessins de Malraux (2017), Picasso (2016), Joann Sfar (2015), Munoz (2014), David Lynch (2013), Michaux (2012) … Je ne pense pas que les illustrateurs étaient présents dès la conception des agendas en 1986, il me semble que c’est une innovation postérieure à 1998 mais sans que je puisse la dater plus précisément. Le plus ancien agenda à ma disposition date de 2008 (Alechinsky). J’ai eu beau chercher sur Internet et malgré quelques sites excellents consacrés à La Bibliothèque de la Pléiade, je n’ai rien trouvé de définitif sur la question des Agendas. Je considère par conséquent cette note comme un premier effort, très modeste, destiné à établir dans sa dignité d’objet d’étude, « l’Agenda Pléiade » parmi les amoureux de la collection et les bibliophiles en général. J’invite ceux de mes rares lecteurs qui disposeraient d’informations à m’aider ainsi à établir un catalogue raisonné de tous les agendas publiés depuis 1986. Je soupçonne que la volonté promotionnelle et l’argument commercial qui sont à l’origine de la création des Agendas Pléiade, n’aient détournés l’intérêt des aficionados de la collection de commenter ou d’étudier ces produits dérivés pour eux-mêmes, ce qui est un peu regrettable car, ainsi que nous le verrons, ces Agendas, outre leur fonction primaire évidente, recèlent des informations très utiles à l’amoureux ou au chercheur en littérature.

  Autre particularité – mais là aussi, je confesse mon ignorance sur l’histoire de cette caractéristique : était-elle présente dès le début de la série, a-t-elle évolué ? …, chaque Agenda propose un dossier intitulé « Echos de la vie littéraire » ; par exemple, l’Agenda Picasso (2016), nous informait de la vie littéraire il y a quarante ans (en 1976), l’Agenda Malraux (2017) sur ce qui se passait il y a soixante ans (en 1957), et ainsi de suite en fonction des années… Ces « échos » éveillent en moi une sonorité, celle des vieilles bandes d’actualité cinématographiques, mais d’une actualité qui n’aurait concerné que la « crème de la crème » de la vie publique, c’est-à-dire la vie des livres, des auteurs, des manifestations culturelles. Sauf que le réel y fait aussi irruption comme un bruit désagréable qui vient déranger la plénitude d’une symphonie, et dont il faut malgré tout rendre compte. Ainsi, pour le début du mois de l’année 1957, on trouve ceci :

Janvier. L’Allemagne, l’Amérique, l’Angleterre, l’Argentine, le Danemark, la Finlande, la Hollande, le Japon, la Norvège, le Portugal, la Suède et la Yougoslavie sont les pays dans lesquels La Chute d’Albert Camus (1956) est en cours de traduction, indique le Bulletin de la NRF du mois.
  Jacqueline de Proyart, conservatrice du musée Tolstoï à Paris, rend visite à Boris Pasternak en Union Soviétique. L’écrivain lui confie le manuscrit du Docteur Jivago. Mme de Proyart le remettra à Brice Parain, chez Gallimard, et participera à sa traduction.
  Le 4, première notation de l’année dans le Journal de Julien Green : « Est-ce que je connais bien la Bible ? La vérité est que je m’y promène comme un aveugle dans un palais où il aurait vécu depuis son enfance. »
  Le même jour, Guy Mollet, président du Conseil, décide de confier au général Massu les pleins pouvoirs à Alger. La « bataille d’Alger » va commencer.
  Giono date du 6 janvier, l’achèvement de son nouveau roman, Le Bonheur fou. Il y travaillait depuis le 26 février 1953. Les deux dates figurent en tête du manuscrit, sous le titre, lui-même précédé d’un surtitre : « Op. 34 / Hussard II. »
  « Kafka. J’aurais préféré savoir qu’il y avait eu des carnets… disparus à jamais », écrit Henri Michaux, grand jeteur de manuscrits, à Jean Paulhan le 10 janvier ; il réagit à la publication de carnets posthumes de Kafka, dont des extraits ont paru dans Les Lettres nouvelles et dans La NRF, et qui seront inclus en février dans le recueil intitulé Préparatifs de noce à la campagne.

  Enfin, peut-être la caractéristique la plus importante de ces Agendas, qui leur donne toute la saveur que des connaisseurs attentifs vont éplucher, réside dans les citations d’auteurs publiés ou à paraître dans la Bibliothèque de la Pléiade, qui figurent à la fin de chaque double page de la semaine (l’Agenda est en effet techniquement un semainier). Lorsque je les lis, et j’essaye de ne les découvrir que semaine après semaine lorsque j’y dépose mes propres notes (j’utilise en effet depuis peu les Agendas comme de véritables carnets d’écriture et non pas comme des objets de collection – ce qu’ils sont par ailleurs), j’essaye de leur trouver une correspondance avec mon propre vécu de la semaine écoulée, une couleur, une impression ; parfois c’est la citation qui détermine la tonalité de ma première notation de la semaine, parfois c’est une harmonie plus lointaine, mais dans tous les cas, c’est ce qui me procure le plus d’agrément avec leur usage de pratique d’écriture contrainte par le format limité de la note quotidienne (limitée en effet à 7 lignes de texte correspondant à 14 heures d’une journée, sur deux colonnes. Les heures du Déjeuner et du Dîner sont « à la française », 13h et 20h. En Belgique et plus loin dans le Nord nous aurions tendance à « déjeuner » ou à « dîner » à midi et à « souper » à 19h, voire plus tôt encore – mais je laisse de côté ces détails de différences culinaires et sémantiques qui nous distinguent de nos amis français, tout comme les Québécois ou les Suisses qui ont leurs propres habitudes d’ailleurs).
  On a comparé [1] les « Pléiadologues » qui scrutent les Agendas, aux fameux « Kremlinologues » qui disséquaient sur les photos officielles la position respective des membres du Politburo lors des défilés du 1er Mai sur la Place Rouge, pour interpréter les « signes » politiques de montée en grâce ou de tombée en disgrâce des chefs de la nomenklatura soviétique. Pourquoi cette comparaison ? Parce que Gallimard est avare d’information sur ses projets de publication (ce n’est que par la parution officielle au Catalogue de l’année que l’on prend généralement connaissances des prochaines publications annoncées). Si l’on veut en avoir une idée avant que ces informations ne deviennent publiques, il faut donc, disent ces spécialistes, éplucher les citations d’auteurs dans l’Agenda, comme d’autres « espions » à l’ancienne qui épluchaient les petites annonces des journaux afin d’y détecter des messages. Je ne vais pas me livrer à cet exercice d’analyse à partir de l’Agenda Malraux (2017), parce que je n’aime découvrir ces citations qu’au fur et à mesure, et que d’autres le font de toute manière déjà très bien. Je renvoie au site spécialisé que j’ai indiqué en note de bas de page.

  J’en viens après cette longue introduction, nécessaire, à l’objet proprement dit de ma note de ce jour. Il s’agit donc d’une « anomalie », d’une curiosité temporelle concernant la dernière semaine de l’année telle qu’elle est présentée dans les Agendas. Nous savons qu’une année est composée de 52 semaines et la dernière par définition contient le Jour de l’An. Or, cette semaine figure nécessairement à la fin de l’année en cours mais aussi au début de l’année suivante qui commence toujours un 1er Janvier. Par conséquent, la 52è semaine est celle qui marque la transition d’une année à l’autre et il est donc normal de la retrouver telle quelle dans le semainier de l’agenda qui correspond à l’année s’achevant et dans celui de l’année débutant. Telle quelle ? Pas tout à fait. C’est ici que l’anomalie se glisse avec le choix de la citation d’auteur. Qui dit transition dit changement. Fort de ce principe, les concepteurs de l’agenda font donc en sorte que la citation employée pour la semaine 52 soit différente d’une année à l’autre. Mais il s’agit de la même semaine dans les deux cas. J’y vois par conséquent un léger paradoxe temporel, car en effet, si nous admettons l’égalité d’une citation et d’une semaine, alors disposer de deux citations pour la même semaine peut impliquer les conséquences suivantes :
1.     Il s’agit de deux semaines différentes mais alors nous aurions un décalage de temps
2.     Il s’agit de la même semaine dans un espace-temps parallèle
  Mais ce sont deux cas impossibles, d’où l’impossibilité logique, le paradoxe : nous avons une semaine qui « existe » et qui n’ « existe pas » en même temps. Pour résoudre ce paradoxe il nous faut admettre un référentiel logique différent et, pour utiliser un vocabulaire emprunté à la physique quantique, nous avons pour la même semaine une superposition de deux états distincts : « 2016 » et « 2017 ». Ce que l’on peut vérifier matériellement en consultant l’Agenda Picasso avec l’Agenda Malraux par exemple (mais le même phénomène s’est répété aux années précédentes). Je crois que les éditeurs voulaient simplement disposer d’un jeu de 53 nouvelles citations fraîches pour chaque Agenda (52 + la semaine 52 de l’année précédente) et qu’ils n’ont pas imaginé toutes les conséquences que cette interpolation d’une nouvelle citation pourrait entraîner…

  Vous êtes prévenus. La pratique des Agendas Pléiade vous fait basculer au Jour de l’An dans une superposition d’état quantique. Ce n’est pas beau comme découverte ?

  Pour illustrer mon propos, je terminerai donc cette note par la double citation de la semaine 52.


Agenda Picasso
2016-2017 52è semaine

Malgré tout, je pense parfois que si on peut mourir de bonheur, c’est à moi que la chose arrivera. Et que si un homme voué à la mort peut rester en vie par bonheur, alors je resterai en vie.
-- Franz Kafka (1883-1924), Lettres à Miléna

Agenda Malraux
2016-2017 52è semaine

Du temps des grand Empires de sable et des dieux géants, nous sont restées des pierres couvertes de signes, dont nous avons appris le langage. Les petites briques de la Pléiade sont ainsi jetées dans le monde pour traverser les âges. Mais une seule vie, dans le fracas des jours, réclame aussi des témoignages. Et Montaigne qui fut à la guerre avec nous, et Retz qui fut la fièvre de l’adolescence, et Proust qui nous permit de franchir les nuits, et Balzac, et Dickens, et Platon, font aussi que nous aurons vécu, entre ces signes, entre ces pages.
-- Dictionnaires des auteurs de la Pléiade
« Avertissement » de Roger Nimier.