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Ernst Haeckel, Kunstformen der Natur, 1904
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Chasses subtiles
(Visite à Wilflingen, I)
Le titre de cette « série » est emprunté
à un livre d’Ernst Jünger (1895-1998), écrivain allemand, passionné
d’entomologie[1].
Les images proviennent de l’album Kunsform
der Natur du
biologiste Ernst Haeckel (1834-1919), inventeur du concept d’écologie.
Il s’agit dans les deux cas de liaisons établies
avec le règne vivant et sa description, la nomenclature.
Quels sont les insectes, mousses, lichens ou
champignons qui forment la trame de ces chasses subtiles ?
Episodes précédents :
En dépit de leur nombre limité, je crois y déceler
la forme embryonnaire d’un catalogue de collections diverses (une étude sur L’Encyclopédie de la Pléiade dans « Chasses
subtiles I » avec des comparaisons de listes ; une liste de textes
épars rassemblés au hasard d’une archive informatique survivante dans « Chasses
subtiles II »). Or qu’est-ce qu’une collection, sinon au départ une simple
liste ? Etablir des listes est une chose, une liste de listes, une autre
et signale déjà l’ambition en même temps que la dérision de la démesure
classificatoire. Il existe de bonnes « listes de listes », voire même
une liste de listes de listes, forcément incomplète car le principe des
listes est d’être potentiellement infinies. Umberto Eco a écrit Vertige
de la liste, je n’ai
pas lu son livre, mais Jorge Luis Borges avant lui a été un prolifique créateur
de listes imaginaires qui continueront longtemps à hanter nos mémoires. Or,
l’Argentin Borges a rencontré l’Allemand Jünger en 1982 dans sa maison de
Wilflingen où habitaient autrefois les grands Forestiers de la famille
Stauffenberg. Ils se sont parlés en français. L’entrevue est mentionnée dans un
livre d’entretiens consacrés à Jünger[2].
Je n’ai pas encore cherché la référence à cet épisode chez Borges mais elle
existe peut-être sous une forme cryptée, poème fantastique ou conte berbère. Je
pourrais créer les premiers éléments d’une liste qui rassemblerait :
Jünger
Haeckel
Borges
Vers quel prochain élément se prolongerait-elle ?
Tous ces auteurs ont partagé une passion pour les taxonomies. C’est la science
des classifications, je dirais plutôt la compulsion obsessionnelle sublimée,
qui est essentielle dans l’émergence de la géologie et de la biologie moderne,
car tout a commencé avec Le système de la
nature du suédois Carl Gustav Von Linné (1758) et Les époques de la nature de Buffon (1780).
Or, au moment d’écrire Orages d’acier qui le rendit d’emblée célèbre, Jünger était plongé
dans l’univers des Sagas Islandaises[3].
Ce sont des épopées fameuses, c’est-à-dire des listes de hauts faits d’armes
dans lesquelles on entre par un majestueux portique autour duquel sont écrits
les noms des braves :
Saga d'Egill, fils de Grímr le
Chauve - Saga de Snorri le Godi - Sagas du Vínland - Saga des gens du
Val-au-Saumon - Saga de Gísli Súrsson - Saga des frères jurés - Saga de Hávardr
de l'Ísafjördr - Saga de Grettir - Saga des chefs de Val-au-Lac - Saga de Glúmr
le Meurtrier - Saga des gens du Svarfadardalr - Saga de Hrafnkell Godi-de-Freyr
- Saga de Njáll le Brûlé. [4]
La liste pourrait se prolonger de cette manière :
Jünger
Haeckel
Borges
Sagas
islandaises
Toute histoire légendaire commence
par des énumérations, des généalogies : voyez la Bible, L’Iliade, les
Sagas. Les listes sont partout. Mais ce qui les caractérise et rend leur
traitement si commode pour l’esprit et qui explique leur popularité est leur unidimensionnalité. Les listes sont des
vecteurs, des lignes, des traits et successions de traits disposés à la
verticale ou à l’horizontale ou en courbes, certaines fort élaborées, mais dans
tous les cas un enfant peut les suivre du doigt et comprendre leur unité. Les
listes peuvent être classées, triées selon différents critères. Les algorithmes
de tris de listes (sorting algorithms)
sont parmi les plus importants en informatique. Les listes n’ont pas d’unité
objective sinon dans l’esprit de celui qui les établit ou de ceux qui les
consultent. Les listes partagent une autre propriété fondamentale avec la
subjectivité : elles sont idiosyncratiques.
Quel terme curieux tombé en désuétude que celui-là ! C’est Edgar Allan Poe
qui me l’a fait découvrir enfant, je ne sais plus dans quel texte, ma mémoire
me dit dans « Double assassinat dans la rue Morgue » qui met en scène
le Chevalier Dupin, fameux détective avant Sherlock Holmes mais c’est faux ;
c’est peut-être dans « Bérénice » :
Dans les intervalles lucides de mon infirmité, son
malheur me causait, il est vrai, du chagrin ; cette ruine totale de sa belle et
douce vie me touchait profondément le cœur ; je méditais fréquemment et
amèrement sur les voies mystérieuses et étonnantes par lesquelles une si
étrange et si soudaine révolution avait pu se produire. Mais ces réflexions ne
participaient pas de l’idiosyncrasie
de mon mal, et étaient telles qu’elles se seraient offertes dans des
circonstances analogues à la masse ordinaire des hommes. Quant à ma maladie,
fidèle à son caractère propre, elle se faisait une pâture des changements moins
importants, mais plus saisissants, qui se manifestaient dans le système
physique de Bérénice —dans la singulière et effrayante distorsion de son
identité personnelle.
Le Littré nous donne la définition suivante
de ce mot : « En médecine. Disposition qui fait que chaque individu
ressent d’une façon qui lui est propre les influences des divers agents. »
Le Quillet est plus précis : « gr. idios, propre ; sunkrasis,
tempérament). Méd. Disposition de chaque individu à réagir d’une manière qui
lui est propre aux agents qui impressionnent son organisme. »
Observez comment ce terme qui fait partie du vieux
vocabulaire médical se trouve réjuvéné par ma propension idiosyncratique à renvoyer
la « subjectivité » vers le « tempérament ». Ce mot dirait
aujourd’hui quelque chose de notre manière d’être relié à notre milieu par
toutes les influences possibles et imaginables, il nous donnerait la clé de
notre oïkos personnel. Je crois que
chacun d’entre nous est comme un long poème en vers libres qui se déroule à
mesure des jours qui passent, ou comme une liste, forme poétique minimale.
Jünger
Haeckel
Borges
Sagas islandaises
Idiosyncrasie
Les listes ne s’entendent par contre pas bien avec
les tableaux. Listes et tableaux se livrent une guerre sans merci dans notre
cerveau. Pourtant, les tableaux ne sont jamais que des collections de listes
croisées sur deux dimensions (une suite de listes indépendantes ne forme pas un
tableau, mais une liste de listes) mais cette exigence de multi-dimensionnalité
à un coût cognitif important : les listes « coulent de source »,
les tableaux requièrent notre attention consciente, nous avons difficile à les
appréhender dans leur globalité, en une fois. C’est que listes et tableaux ne
sont pas de même nature, les premières sont un élément naturel du langage, les
secondes émanent des nombres et du calcul. Vous m’objecterez que les listes
structurées en base de données appartiennent de plein droit à l’univers
symbolique et c’est exact, mais ce ne sont jamais que des listes de listes sous
contrainte : chaque liste est liée aux autres par un élément commun, un
index, qui impose de ne pas les trier indépendamment les unes des autres et qui
a pour conséquence que l’unité d’information de ces listes de listes s’appelle
un enregistrement (s’il est ordonné, fixe dans sa séquence), ou un « tuple »
(en l’absence d’ordre). Les informaticiens reconnaîtront la grammaire
relationnelle des bases de données et du langage SQL dans cette analyse du
concept de liste de listes indexée. Je reviens aux tableaux « purs »,
soit des relations entre paires de nombres dans un plan cartésien, que l’on
peut représenter sous forme de graphiques XY ou que l’on peut réduire en
droites de régression. Les « tableaux », qui sont multidimensionnels
dès lors que l’on rassemble des données impliquant plusieurs variables échappent
au langage, ils ne peuvent être analysés, compris, ramenés à des constats exprimés
par des mots, que simplifiés par l’analyse numérique préalable. Elle seule
pourra nous dire si ces tableaux ont un sens ou pas, que l’on traduira par la
mise en évidence de liens entre les variables (corrélations, éventuellement
causalités). Or, l’étude de « l’environnement » est bien un de ces
domaines où la complexité joue à fond. Aujourd’hui, l’étude du changement climatique
est un bon exemple de compréhension pluridisciplinaire entre sciences de
la Terre (géologie, géophysique, chimie de l’atmosphère, océanologie, glaciologie),
sciences du vivant (microbiologie, écologie, évolution des espèces) et « humanités »
élargies aux domaines de l’énergie, de l’économie, de l’histoire globale d’Homo
Sapiens ou de l’histoire du capitalisme.
Jünger
Haeckel
Borges
Sagas islandaises
Idiosyncrasie
Anthropocène
Cette « chasse » aboutit à la découverte
d’un mot : l’Anthropocène.
Rendez-vous dans un prochain billet pour en savoir
plus.
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Annexe :
Un bel article sur la passion des
insectes chez Jünger :
Galerie imaginaire d’Ernst Jünger
Dans le livre d’entretiens avec
Julien Hervier, ce dernier demande à l’écrivain de commenter les toiles qui
ornent les murs du salon de la maison de Wilflingen où se déroule la
conversation. N’ayant trouvé aucune représentation des tableaux évoqués, car il
s’agit de dessins ou de toiles originales qui ont été faites pour Jünger, je me
contente d’œuvres disponibles des peintres cités. Il s’agit d’une autre liste qui comprend les noms d’artistes suivants :
Ernst-Wilhelm Nay
Alfred Kubin
Alexander Mohr
Rudolf Schlichter
Ernst-Wilhelm Nay (1902-1968) Verschlossene Gedanken, 1965 - Michael Werner Gallery
Alfred Kubin (1877-1959), Animal
fabuleux 1903-1904, plume, lavis, crachis, encre
Alexander Mohr (1892-1974), Trierer Garten,
Ölgemälde (Stadtmuseum Simeonstift Trier)
Rudolf Schlichter (1890-1955), Speedy with cat,
1929
[1] Ernst Jünger, Chasses subtiles, Christian Bourgois, 1969
[2] Julien Hervier, Entretiens avec Ernst Jünger, Gallimard coll. Arcades, 1986
[3] « Njall le Brûlé, Gunnlaugr
Langue-de-serpent, Hervör et le roi Hei∂rekr, gens du Val-au-Saumon, Orcadiens,
Féroïens, Vikings de Jomsborg, ces hommes, face à leur destin, furent reconnus söguligir,
« dignes de donner matière à saga » et devinrent les héros de ces
textes si mal connus, hormis des Islandais, qui les lisent encore dans la
langue même où ils furent écrits, du Xe au milieu du XIVe siècle. »
Régis Boyer, Les sagas islandaises :
http://www.clio.fr/bibliotheque/pdf/pdf_les_sagas_islandaises.pdf
[4] Sommaire du volume de la Pléiade : http://www.la-pleiade.fr/Catalogue/GALLIMARD/Bibliotheque-de-la-Pleiade/Sagas-islandaises