Konstantin Petrovich Ivanov
A Petrograd, août 1917
N’ayant plus grand chose à dire sur les états
(fort avariés) du monde ni sur mes propres états (qui sont, je vous rassure, solides
et sans état d’âme, résultant d’une bonne santé, ce dont je remercie chaque jour
sans y penser le Créateur, la Nature ou ma Constitution), je me contenterai ici
de vous rapporter quelques-unes de mes lectures en ce début d’année 1919 (pardon,
2019). Pratiquant depuis plusieurs mois la décroissance numérique, je me porte
d’autant mieux qu’à l’écart des bruits et des bavardages j’ai beaucoup plus de
temps qui s’est libéré pour l’essentiel ; je lis la presse et pour ce qui
est de mon rapport à l’information j’essaie de vivre à l’ancienne, exposition
aux médias audio-visuels sous contrôle strict, sélectif, quelques canaux, et des
livres, de nombreux livres, le monde est une bibliothèque et plus rien, zéro,
des soi-disant médias sociaux, réseaux d’aliénation pure. Si vous n’avez
toujours pas compris de quoi il en retourne dans ce monde-là, le numérique, le
digital, le cyber-machin-data-chose soi-disant intelligent (en fait il faudrait
parler de la « stupidité artificielle »), de la fausse modernité et
du progrès de la tromperie, je pense que vous pouvez immédiatement supprimer ce
site de vos favoris ou passer votre chemin. Si néanmoins vous avez un doute, si
vous ressentez cette petite gêne dans le bas du dos, cet inconfort des
sentiments sous votre crâne, cette bizarre impression de trouver trop de gens
souriants et bienveillants autour de vous alors qu’ils n’ont cure que d’eux-mêmes
et sans émotion sacrifient tous les jours le futur, si vous vous y reconnaissez
un tout petit peu, alors ce site, ces pages, ce que j’ai malgré tout à dire de
plus en plus à l’écart, caché, peut-être, pas encore mais qui sait, cela
pourrait un jour arriver, déguisé, alors, dites-vous que de l’aliénation à l’émancipation,
il ne faut parfois pas grand-chose. Et du numérique, digital, cybermonde tout n’est
pas à jeter, cela va de soi. Cela pourrait même servir habilement dosé pour
entamer les préparatifs d’Octobre. Vous êtes plein de contradictions, je le
suis tout autant que vous, mais du moment qu’elles ne sont pas létales, elles
nous permettent de vivre.
L’enfant dit : « je vois autour de
moi de plus en plus d’adultes avec des fusils, et des adolescents aussi.
-Rien de
nouveau répondit l’enseignant. Depuis que le monde est monde… est-ce que je ne
t’apprends pas l’Histoire ? C’est l’état du monde.
-Il y a
maintenant quelque chose de différent, de vraiment différent… L’enfant tenait
entre les mains un fusil imaginaire, il pointa une cible invisible dans le
ciel, et tira. Là, tu ne vois pas ?
-Je vois
quelques nuages, j’imagine le trait que tu as tiré. Cette balle suit une
trajectoire en forme de parabole, elle est en train de retomber, happée par la
gravité.
-Cette
balle est partie dans le futur. C’est cela qui est nouveau.
-Ah !
L’enseignant était intrigué. Il sortit une vieille pipe de la poche de son
veston aux coudes élimés. Je t’écoute.
-Chaque adulte tient un fusil avec lequel il
tue un enfant dans le futur. Les gens assassinent le futur.
-Hum !
Oui, c’est assez nouveau en effet. De quel type d’arme s’agit-il, quelle est
cette invention diabolique qui transgresse les lois de la physique ? »
L’enseignant avait un petit sourire amusé. Son portable se mit à sonner. L’enfant
le regarda étonné.
« Tu n’enseignes
pas bien la physique ou l’histoire de la Terre dans ce cas. Elle est là cette
arme. Elle vient de te rappeler son existence. »
L’enseignant sortit son portable. Numéro d’appel
inconnu. Encore quelqu’un qui essaie de me vendre quelque chose dont je n’ai
pas besoin, se dit-il.
« Ne
décroches-tu pas ? demanda l’enfant. C’est peut-être un appel important ? »
L’adulte prit l’appel. De l’autre côté il
entendait des craquements, des chuintements, des bruits d’aspiration, de
mastication, de chairs déchirées, d’os qui craquent, de corps démembrés, de
têtes arrachées. Il raccrocha, remit l’objet dans la poche trouée de son
veston. Il est temps de faire réparer ce bon vieux veston se dit-il. Il m’a
déjà rendu bien des services. Il peut encore servir longtemps.
« C’était
quoi ? demanda l’enfant.
-Le futur,
je crois que c’était juste le futur qui m’appelait. Viens, rentrons, ta maman
nous a préparé des crêpes. »
Mais
qui était Konstantin Petrovich Ivanov ?
China
Miéville, October, Verso Books, 2017
Book review in The Guardian
L’auteur, connu pour ses livres de
science-fiction et de fantasy s’est lancé avec October dans un compte-rendu détaillé des événements de l’année
1917. On y suit mois par mois les protagonistes entrainés dans des luttes
contradictoires, les masses
soulevées, acteurs à part entière de la pièce politique et victimes des soubresauts
d’une année chaotique où la faim, la peur, l’espoir se disputent ; c’est
le livre d’un sympathisant. Comment ne pas redonner un peu de crédit en effet à
cette révolution-là ? Il est temps de relire avec toute l’objectivité qu’ils
méritent les événements de l’année 1917 et de redonner du corps à ce que le
philosophe Alain Badiou appelle « l’hypothèse communiste ». Les
bolcheviques n’étaient pas des monstres, le couteau entre les dents, leurs
adversaires non plus d’ailleurs. Mais c’était avant les horreurs de la guerre
civile.
A lire en complément, le récit du journaliste
américain John Reed (1887-1920), témoin des événements d’Octobre.
John Reed, Dix jours qui ébranlèrent le monde,
Seuil, 1996 (Ten Days that Shook the
World, 1919)
A écouter,
à regarder …
Le film de
Serge Eisenstein, Octobre (d’après le
livre de John Reed avec l’accompagnement musical de la Deuxième Symphonie de Chostakovitch
commandée pour l’occasion), un monument du cinéma, réalisé en 1928 : https://www.youtube.com/watch?v=YVuf3T3k-W0&t=1066s
Dimitri
Chostakovitch (1906-1975) est un géant de la musique symphonique du vingtième
siècle, on pourra écouter avec plaisir sa Symphonie n°7 « Leningrad »
créée et jouée pendant le siège de la ville par les nazis en 1942, ou sa
Symphonie n°11 « L’année 1905 » jouée en 1957, qui nous remet en
mémoire les événements d’une autre année révolutionnaire, celle qui vit
consacré pour la première fois le terme de « soviet », conseil.
Pour y voir
clair dans le déroulé des révolutions russes, rien de tel qu’un « Que
Sais-Je ? » :
Nicolas
Werth, Les révolutions russes, Que
Sais-Je ?, 2017. L’auteur est un historien réputé de la Russie, de
tendance libérale.
Le livre de Victor Loupan par contre n’est
pas neutre, il s’agit du compte-rendu de quelques éléments, « conspirationnistes »
dirions-nous aujourd’hui, de la révolution et de la guerre civile. L’auteur est
dans l’esprit un russe blanc nostalgique du tsarisme et rien ne vient sauver la
révolution en regard de ce qui a suivi, en particulier le portrait de Léon
Trotski, présenté comme un individu particulièrement abominable (faux,
manipulateur, arrogant, criminel, sadique). Staline en comparaison est présenté
comme un sage, un homme de raison, quelqu’un d’honnête et de presque
sympathique. L’hypothèse, depuis longtemps démentie, des liens entre les révolutionnaires russes et l’impérialisme
allemand refait surface, mais pour révéler le secret du financement de la révolution
par Wall Street! Méfiance, on sait ce que les nazis ont fait de l’amalgame du « judéo-bolchevisme »
et le succès contemporain des thèses d’extrême-droite sur la finance mondiale.
Octobre
soulève et continuera à soulever des passions. Les événements n’ont toujours
pas été digérés. Comment pourraient-ils l’être alors que l’état du monde qui
eut pour conséquence une guerre mondiale et la révolution russe est en fait l’état
de notre monde un siècle plus tard ? On trouve par exemple dans la brochure que
Lénine publia en 1916 depuis son exil zurichois « L’impérialisme, stade
suprême du capitalisme », des analyses économiques qu’on pourrait lire
sous la plume des auteurs de la gauche radicale du vingt-et-unième siècle,
quasi mot pour mot. Tout change, rien ne
change. C’est la grande leçon que je retire d’Octobre et de son étonnante actualité.