Il y a quelques jours Brigitte me racontait un épisode du « Roma » de Fellini qui pourrait avoir un rapport avec la féérie des autoroutes : un embouteillage de tous les diables s’y produit, un pique-nique géant improvisé sur les capots des autos s’y déroule dans une furieuse allégresse entre engueulades et embrassades (est-ce que j’invente cette scène ou s’agit-il d’un autre film ?) ; le cinéma est riche de variations sur le thème des autoroutes : par exemple, le début du film de Jacques Tati, « Mr Hulot part en vacances » est une bonne illustration sonore de l’enfer du voyage mécanique ; j’aimerais rendre compte de ces bruitages par un texte fait de cliquetis, de vroum-vroum, de chuintement, de coups de klaxons, de tintinnabulements qui n’ont rien des grelots du sonnet de Mallarmé où les licornes ruent du feu dans une nixe ; faudra de toute manière travailler à l’arrache le vocabulaire, tailler dans la masse ; mais dans la tête du personnage principal, Jason, tout est possible, toutes les musiques, les sons, les effets spéciaux, et surtout le pire arrive, car voilà que je me remémore soudain, le début de « Falling Down » où Michaël Douglas disjoncte un matin coincé dans une bretelle d’accès du capharnaüm de Los Angeles, abandonne son véhicule et se transforme en justicier dans la ville de toutes les déchéances. Jason a quelque chose du cadre WASP anonyme des banlieues qui d’un coup fait un burn-out. De ce point de vue il me ressemble, question péage et potage de plomb dans l’aile du grand oiseau blessé, albatros, oui, Jason est un albatros blessé par le tir cruel du Vieux Marin, ou bien Jason n’est-il pas en fait un des avatars du Vieux Marin ? Il s’agit d’un de mes tous premiers textes, publié sur le Net – merci Alexandre S. Garcia, un trip inspiré par le poème du romantique anglais Coleridge ; sans surprise Jason m’y fait penser car il est lui aussi maudit, c’est un mauvais garçon qui fuit le meurtre présumé de sa famille (ce sera l’incipit du roman et ne croyez pas que tout est dit, au contraire, rien ne sera dit, c’est juste un effet d’accroche, puisque les éditeurs pressés ne lisent plus que les premières pages des romans – je les comprends : cinq cent à mille manuscrits par mois chez les Seuil, les Actes Sud, les Minuit et autres Gallimard. Céline, qu’aurait-il éructé sur cette avalanche de papier, lui qui déboulait avec son bulldozer dans sa dernière lettre à Gallimard quelques heures avant sa mort, pour lui défoncer sa boutique, à Gaston Gallimard alias « Achille Brotin », oui, qu’aurait-il écrit Céline ? Il a de fait rédigé des pages hilarantes sur le culte de la vitesse, du vroum-vroum, des berlines et de la benzine quelque part dans « Rigodon ». Il avait tout vu venir Céline…) – bref ! Jason fuit, on l’aura compris une vengeance d’un justicier, mais qu’irait-il faire dans cette galère du Ring de Bruxelles, son fusil à pompe à la main ? Il n’a qu’un vieux pistolet dans la boite à gants de la voiture. Il va faire quoi avec ? S’exploser la tronche ? Taper dans le mille d’un pare-brise en se tenant planté au milieu de la route tel un cow-boy qui attend calmement la charge des Outlaws ? Que va faire Jason de son revolver ? Et pourquoi n’utiliserait-il pas un lance-roquette emprunté au stock américain tant qu’on y est pour le tir aux pigeons du côté de Zaventem ? J’ai dit quelque part que Jason avait été traumatisé par la guerre civile ? Non ? Et bien, on sait déjà que c’est un professeur américain (un gars du Deep South) qui enseignait l’histoire dans une université de Géorgie ou de Caroline du Nord, sa spécialité étant justement la Guerre dite « De Sécession » (dans le Nord) ou « Entre les Etats » (dans le Sud). Et qu’un beau jour il a du quitté dare-dare le Nouveau Monde pour l’Ancien (voir l’incipit et ce meurtre abominable), mais manque de pot, cela se passait au début des années quatre-vingt dix et notre brave Jason se retrouva embarqué malgré lui dans cette guerre contemporaine féroce, chapelet de petites guerres « De Sécession » (pour la Yougoslavie), entre Slovénie, Croatie et puis Bosnie-Herzégovine, à titre de journaliste de guerre, sous une autre identité. Tiens, pour la bande-son du film qui sera adapté un jour de « Ring », j’entendrais bien « Run run run » ou « Square Moon » de Sophie Auster dans un passage guilleret où Jason fait vrombir le moteur de sa caisse.
Quand Jason ne rumine pas les souvenirs douloureux de la guerre il rêve, Jason il conduit en somnambule, il a des tas de visions.
« Ce matin sur le Ring intérieur, au km 11, j'eus la vision d'un vieux tram qui circulait sur le talus verdoyant de la berme centrale, dans la même direction que moi, vers Waterloo. Arrivé à la sortie numéro 28, la plus haute dans la numérotation du Ring, il s'évanouit, happé par le double sillage dense des véhicules ralentis dans l'autre direction, englués dans les bouchons du Ring extérieur. Ce tram était celui qui abandonné, mal aimé, n'ayant plus du tramway bruxellois que la carcasse mais dont l'âme s'était depuis longtemps envolée, git Place Wiener à Boitsfort, et qui avait pris la poudre d'escampette pour rejoindre dans une ultime aventure tramatique les voyages d'Aliette Griz et mes propres rêves wagnériens du Ring. »
Quand Jason ne rumine pas les souvenirs douloureux de la guerre il écrit, Jason il écrit des poèmes en conduisant l’automobile qui la bien-nommée se conduit toute seule, il écrit des tas de poèmes.
« On a clear lazy evening / I sat gently on my bench / Smoking cigarettes // Then I saw her from the distant alley of poplar trees / At full speed she arrived / The Lady of the Night / She was creaking the brakes / Gnawing and eating the pavement / And stopped softly without a horn / Just in front of me // Her door opened / Nobody inside / She invited me for a ride / A full night ride / A crazy night ride / On the Ring // I left Timber / The golden retriever / Keeping the house / Jumped into her steel made body / And we went through the air / Riders on the Ring. »
Jason, je veux dire William Foster (joué par Michael Douglas) dans le film "Falling Down" (1993) de Joel Schumacher.
Jason rêve les yeux éveillés en conduisant...
Jason rêve de l'époque où il conduisait sa Pontiac GTO 1968 dans sa Géorgie natale...