samedi 13 mai 2017

Une idée de l’Europe – l’Europe est une idée



 
Une idée de l'Europe - l'Europe est une idée
(des idées de l'Europe - l'Europe, ce sont des idées)
 
Certains d’entre vous se souviennent certainement de ce tube de Michel Sardou « Ils ont le pétrole... » en 1979 dans lequel le chanteur dit « ils ont le pétrole … on a des idées » . Voilà donc pour l’entrée en matière un peu iconoclaste de cette brève de fin de semaine.

  On se souvient peut-être du séminaire consacré à l’Antisémitisme et l’Antilibéralisme dans la pensée de Martin Heidegger et de Carl Schmitt, qui s’était tenu au cours de l’année 2015 au Centre Jean Gol. J’avais rendu compte de ces exposés à l’époque – le lecteur pourra en retrouver des traces sur le blog. Ce cycle de conférences, plutôt « séminaire », lieu de réflexion et d’échanges dans l’esprit de son organisateur, avait été suivi en 2016 par un nouveau cycle, très ambitieux, intitulé Les fondements de la civilisation européenne. J’avais signalé dans une note d’un court texte inspiré par le conte de Jorge Luis Borgès « La quête d’Averroès » le lien que Richard Miller avait établi entre l’absence de traductions des tragédies grecques (vers le syriaque, le persan ou l’arabe), lors des grandes « translations » du savoir antique, entre Proche-Orient byzantin et confins occidentaux de l’Europe médiévale opéré par des grandes figures telles Avicenne ou Averroès, philosophes islamiques inspirés par Aristote, et l’absence d’une réflexion sur l’individu, la liberté et la reconnaissance de ses droits, qui va de pair avec l’émergence d’une pensée critique du religieux, dans l’Islam. Le conférencier relayait une thèse d’Abdelwahab Meddeb qui a beaucoup écrit sur les problèmes posés par des mouvements intolérants tels que salafisme ou wahhabisme dans la vision du monde prônée majoritairement aujourd’hui par l’Islam (les titres de ses livres sont assez explicites: La maladie de l’islam ou Sortir de la malédiction pour qu’il soit inutile ici de développer ce point). Cette hypothèse est proprement fascinante, je la qualifierais de l’équivalent culturel d’un « chaînon manquant » dans la culture islamique, si l’emploi de cette métaphore biologique n’est pas pris au pied de la lettre, mais comme métaphore. La tragédie grecque dont nous, Européens, sommes les héritiers, est le premier et un des plus fondamentaux de ces jalons, de ces étapes dans la transmission qui ont petit à petit forgé l’idée de l’Europe et de sa civilisation. Il y en eut bien d’autres, en provenance de Grèce (démocratie, philosophie, sciences, histoire, arts), de Rome (droit), de Jérusalem, des grandes réformes papales du XIIIè siècle, de la Réforme protestante, des Lumières, de l’Islam aussi évidemment… toutes ces « variations » qui conduisirent avec plus ou moins de succès à préserver et améliorer les fondements de multiples civilisations européennes. Il ne s’agissait pas je crois dans l’esprit de ses organisateurs -- à Richard Miller, Corentin de Salle s’était joint activement et en y apportant aussi sa contribution propre avec un exposé consacré à l’émergence du capitalisme, de défendre l’idée qu’il existe « une et une seule idée » de l’Europe, mais de montrer la richesse des influences qui nous conduisent toujours, aujourd’hui sans doute plus que jamais, à nous interroger sur « cette étrange idée d’Europe » : est-ce juste une illusion qui ne tient pas devant l’affirmation des cultures régionales ou des identités nationales ? Est-ce un sous-produit marchand de l’idéologie du commerce qui semble à beaucoup être devenu l’horizon de tout grand rêve collectif ? Dans le fond, la motivation du séminaire revient à se demander si l’Europe a un avenir. Sachant que la volonté qui s’exprime dans ce cycle de conférences est de répondre « oui » à cette question, sans contestation, sans ambiguïté, alors il revient à chaque contributeur de défendre et d’illustrer cette ambition en apportant l’éclairage d’une des nombreuses origines que j’ai énumérée.

  Après une interruption de près d’un an (juin 2016), le cycle de conférence a enfin repris ce jour (13 mai 2017) et il devrait se clôturer avec deux autres contributions. Nous disposerons alors en effet d’un corpus d’influences très complet. Je cite le texte complet de présentation du cycle mis à jour sur le site du Centre Jean Gol : 
 

« Le Centre Jean Gol reprend les séances de son séminaire, initié par Richard MILLER, consacré aux « Fondements de la Société Européenne ». L’Europe et ses valeurs ne sont pas nées de rien. De grands courants de pensée ont façonné la société européenne au fil de son histoire. Après avoir exploré l’héritage judaïque, grec, romain, chrétien, libéral, etc., trois conférences organisées par Corentin DE SALLE, seront, au cours des prochaines semaines, consacrées au courant des Lumières, au protestantisme et à l’Islam.

Pour notre première séance de reprise du séminaire, nous recevons un conférencier de toute première force : Hervé HASQUIN. Historien et auteur prolifique, Hervé HASQUIN fut Professeur, Recteur et Président de l’Université Libre de Bruxelles. Ancien Ministre-Président de la Communauté Française et actuel Secrétaire perpétuel de l’Académie Royale de Belgique, il est par ailleurs - et ce n’est pas le moindre de ses mérites - le fondateur et le tout premier Administrateur Délégué du Centre Jean Gol.

Hervé HASQUIN nous parlera d’un courant de pensée d’une importance fondamentale dans l’histoire européenne et dans l’histoire de l’humanité : les Lumières. Ce mouvement philosophique, scientifique, culturel et littéraire, qui a donné son nom au XVIIIème siècle, a pris naissance et s’est déployé en Allemagne, en Angleterre et en France. Son influence fut déterminante dans les grands évènements politiques de la fin de ce siècle : les révolutions américaine et française. Avec le regard du spécialiste internationalement reconnu dans ces matières, Hervé HASQUIN parlera des liens existant entre ce mouvement et un autre, d’une importance également fondamentale dans la constitution de l’identité démocratique de l’Europe : la franc maçonnerie.

Hervé HASQUIN sera introduit et présenté par Richard MILLER, Député, ancien Ministre et Administrateur Délégué du Centre Jean Gol. »



  Je ne pourrai pas vous parler de cette conférence à laquelle je n’ai pas assisté pour cause de voyage. J’espère vous rapporter toutefois quelques éléments de synthèse à l’issue de la dernière conférence.



  Cela dit, je m’interroge: toutes ces influences forment-elles un tout suffisamment rassembleur ou porteur pour un véritable projet politique de citoyenneté européenne ? Nous le savons, « cette étrange idée de l’Europe » est en désamour avec un nombre de plus en plus important de citoyens des divers pays qui composent une union mal vécue, critiquée, mal comprise. Un « grand récit des origines », fut-il très éclairé, très savant, très riche, suffit-il à créer un peuple européen ? La question n’est pas celle d’une entité abstraite, elle est celle des gens qui vivent ici, là-bas, qui sont pour le moment rassemblés dans une Union nominale qui cache mal ses conflits internes, ses conflits vieux comme l’histoire de l’Europe, qui n’a rien d’un conte de fées, qui tient tout d’un cauchemar, celui du vingtième siècle et des deux grandes guerres, d’abord européennes et dites aussi « mondiales ». De quoi l’Europe a-t-elle accouché après 1945 ? D’un enfant qui semble avoir perdu la mémoire, ou peut-être aussi d’un enfant a qui on aurait coupé les c… (oui, je sais, après avoir démarré cette note avec du Michel Sardou…)

  Je suis revenu en Grèce depuis un peu plus de vingt-quatre heures et je voudrais vous faire part d’un discours que j’ai réentendu, avec force, exprimé avec toujours plus de conviction. Je vais l’intituler : le discours de l’Europe Germanique. Quel est le storytelling ? Très simple : à deux reprises l’Allemagne a tenté d’imposer par les armes et une violence jamais vue auparavant, sa domination « hunique » aux « peuples inférieurs » du continent. A deux reprises, les peuples coalisés l’ont mise à terre mais elle est repartie de plus belle. Elle repart une troisième fois, le plan n’ayant pas changé, seule la méthode basée sur l’étouffement économique des pays de la périphérie, « ceux qui sont bons à jeter à la poubelle ». Dans cette histoire, l’Europe institutionnelle est l’instrument (subverti?) de la domination afin d’imposer un modèle économique (l’ordo-libéralisme) au profit de l’Allemagne. A l’appui de ce récit, l’exemple du Royaume-Uni qui décide de quitter cette union de dupes… et celui de l’Argentine qui a repris sa croissance à deux chiffres après des années au fond du trou… mais d’un trou que le pays a choisi (défaut sur la dette et nouvelle monnaie). Dans le programme de cette économie basée sur la théorie des « avantages comparatifs », chaque pays de l’Union apporte ce dans quoi il est compétent : j’entends qu’il y avait en Grèce avant le rachat de ses industries par des groupes allemands, une industrie locale capable de fabriquer et vendre à un prix honnête de l’électro-ménager ou d’autres biens de grande consommation. Après le rachat de ses industries, que s’est-il passé ? Les usines ont fermés, la production est partie en Turquie et revient en Grèce à titre de produit importé au prix fort (en euros). « Avant », ai-je entendu, « tu achetais une machine à laver grecque pour l’équivalent de 300 euros, maintenant tu achètes une machine de marque allemande fabriquée dans un pays à bas salaires pour 1000 euros. » Dans ce récit, la dette actuelle grecque (estimée à plus de 170 % du PIB) pourrait être annulée aux 4/5èmes si l’Allemagne acceptait de rembourser ce qui a été volé à la Grèce pendant les noires années de l’occupation. Sait-on assez que la Grèce est avec la Yougoslavie et l’Union Soviétique le pays européen qui a le plus payé au prix fort par sa population l’occupation nazie ? Sait-on que là où en France il y eut un Oradour-sur-Glane, il y en eut des centaines en Grèce (et des milliers en URSS)? Dans ce récit, j’entends dire aussi que l’Allemagne a toujours été opposée à la Grèce (alliée des Ottomans avant et pendant la Grande Guerre) et ensuite, l’histoire s’est transformée en tragédie et aujourd’hui elle exerce un protectorat dur via les marionnettes de Schaüble à l’Eurogroupe.

« Mais Macron dis-je ? Mais la France ? »
« La France fait partie dans cette vision de l’Europe d’une zone de seconde catégorie pour l’Allemagne.
- Il y aurait donc une Europe à deux vitesses ?
- Il y en a trois : le noyau dur avec l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et les pays nordiques. La zone intermédiaire qui doit trembler de peur pour la préservation relative de son bien-être : la France, la Belgique, l’Italie, les pays de l’Est. La troisième zone est celle du premier cercle de l’enfer. La Grèce s’y trouve. D’autres pays suivront. »



  Alors, oui l’Europe est riche de ses multiples patrimoines. C’est aussi le « storytelling » des institutions. Mais s’il n’est pas supporté par un projet politique, c’est un discours creux destiné à enrober d’un peu de sucre le quotidien de pays en proies à une féroce compétition économique. L’Europe institutionnelle du grand marché et de la monnaie unique ne protège-t-elle pas contre quelques menaces extérieures ? Certes, mais on ne parle pas assez de la concurrence interne entre pays du « noyau dur » et de la « périphérie ». Au début de la crise de la dette en 2010, le ratio dette / PIB s’élevait à 120 % en Grèce. Sept ans plus tard il est monté à 170 % et plus. Avec une économie ruinée. Avec des pensionnés qui sont obligés de retourner au travail pour nouer les bouts. Cela semble n’avoir aucun sens. En effet, cela n’a aucun sens. Voilà qui ne passe pas. Alors, à quoi bon tous ces efforts pour s’appauvrir encore plus et être dépossédés de son pouvoir politique en tant que nation et peuple ? Voilà ce que de plus en plus de Grecs se disent.



En 1979 nous avions encore le sentiment qu’en Europe « il y avait des idées ».
En 2017, mon sentiment est qu’en Europe il n’y a toujours pas de pétrole et il n’y a plus d’idées.



Journal de Grèce
Quelque part dans l’Attique. Temps couvert, nuages de poussière d’Afrique. Il a fait près de 40 degrés aujourd’hui.