… Et depuis ce jour-là, on m’épie.
De loin, de près, parfois de très près.
On m’apprête d’habits de lumière, on me prête des intentions, une volonté… on me guette : sur le pot, dans le jardin rond au centre du terrain de foot. On ne m’accorde ni solitude ni vide. Ma tête.
Ici, tout est lisse, transparent, dans l’épais silence du cosmos.
… Car depuis ce jour-là, rayon vert sur ma tête à la verticale d’une insomnie qui me guettait, le rayon vert m’avait tracé de très loin, jusqu’ici, au centre du terrain de foot.
Ici, ils ouvrent le couvercle : « Jour » ; ils ferment le couvercle : « Nuit », et depuis lors je suis trimballé dans une petite cosmogonie.
Je ne manque de rien. On pourvoit à mes besoins, on m’observe dans le jardin rond au centre du terrain de foot, à chaque changement de saison. Je ferme les yeux, l’hiver passe ; j’ouvre les yeux, le printemps arrive, à chaque battement du système Jour-Nuit les saisons vont et viennent ; je le vois aux fleurs, les vivaces, les plus vives que mon regard efface.
Car ici, je ne manque de rien - d’eau, de livres, de chips, de papier Q, de tout : sauf de compagnie.
On m’épie, ils devinent. Un jour un petit chien est apparu, bouledogue anglais costaux, s’est mis à courir d’un bord à l’autre du monde.
J’ai fini par m’habituer à ce lieu, température constante, Jour-Nuit suspendu entre rien et rien. Je m’approche du bord, tant que je peux, de l’autre côté de mes doigts, ce sont des étoiles. Il est impossible d’en douter, il est impossible d’échapper au trou des années-lumière.
Ils ne peuvent pas comprendre mes pensées. Car je me souviens parfaitement. C’était au début de l’été, au Parc Josaphat, je rentrais de l’apéro urbain, tranquille, chez moi, lorsque le rayon vert m’a rattrapé.
Le plus difficile au début, passer sur le pot, s’essuyer le derrière en présence de tous les spectateurs du « Jour-Nuit ».
… Boire… ce gaspacho menthe-crème qu’elle avait préparé pour moi… ce soir-là post-Josaphat n’est jamais arrivé… rayon vert… du Rohmer… le Genou de Claire… c’est une salle de cinéma… les fresques coloniales du Grand Eldorado… le verre se remplit tout seul de gaspacho menthe frais, doux comme ta peau… perdue de l’autre côté des années-lumière… graphistolages… ici j’invente… privilège, deviens qui je veux… Léopold Bloom dans la Comédie du Bateau Ivre, Frodon à l’assaut de l’Annapurna, son fidèle sherpa Milou…. Sibérie Noire de mes illusions perdues… rien n’aura eu lieu que le lieu… inanimée pensée schizo de la machine… ‘rayon vert’ primitif… emporté en ce lieu, ascenseur spatial, drôle d’espace miroir, jour terrain de foot, nuit allée du Roy à Versailles… et ta peau… à cache-cache derrière la statue du faune moqueur où tu m’attendais … de bar en bar je me rends sur quel fleuve de bière… boire encore il le faut si tu veux piéger le soleil dans une boîte d’allumettes… ma peau est un sac protozoaire sans organe métazoaire… boire… remplir les trous du sac… vanité introibo ad altare Dei … ce rayon vert m’a troué la tête … passe le Jour –Nuit, passe encore…
Le Jour-Nuit suivant… on m’épie mais je ne suis plus seul… le bouledogue anglais a disparu… cette expérience avait mal tourné… ils ont ramené une femme… enfin je ne suis plus l’observé… voyeur observateur je deviens dans cet espace clos qui vient de s’abolir… rayon vert sur sa tête à elle…
35 mai 2014. Place Tien-An Men, des jeunes passent. Des bloggeurs se faufilent sur la toile. Me disait Jean l’autre jour. Je veux dire Edmond.
1er juillet
[2]
Je ne manque de rien ici, je pisse, je défèque. Seul problème, ils m’observent. On s’habitue.
Jour-Nuit 456
Je n’arrive plus à entrer dans la tête du Consul, c’est désolant.
Sans date
Autour d’une table à écrire. Chacun est appliqué à son langage, comme Kafka attelé au joug, plus ou moins, avec la frénésie des doigts, avec la précision de la souris, avec la fausse machine à écrire de la tablette, avec le téléphone, avec le regard étonné sur la page, avec le sérieux qui convient à la tâche, avec le vin, avec Michaux, Kafka et Jean Hélio, avec un personnage que j’ai cruellement abandonné dans une boite d’allumettes, avec le rayon vert qui est venu et reparti, avec ma fille à laquelle j’ai pensé toute la journée, avec mon travail, ma cravate quadrillée de fines allées bleues et noires, le damier d’une ville-paysage, et le souvenir de cet autre lieu d’enfermement « La ville est un échiquier » (John Brunner), et le souvenir d’Henry K. au Brésil, nous parlions du Brésil à l’instant, comment ne pas parler du Brésil, avec ceux qui partent, avec toi qui fais du Michokalion à ta façon, toujours à ta manière une fricassée de mots à déguster poêlés aux oignons, pas loin d’ici, dans la brasserie du coin, avec toi qui m’attend, avec le nexus d’allées-lumières en apnée flottante sous une cosmogonie de poche – là où tu as laissé ton pauvre personnage qui attend sa libération. Alors peut-être vas-tu raconter son histoire.
Au Cent Papiers, ce 1er juillet
5 juin 1989 – 5 juin 2014. Jean-Edmond nous explique le truc des bloggeurs chinois pour tromper la censure.
25 juin
Je fuis les discussions sur l’art, à présent.
19 mars 1965 (Jean Hélion)
[7]
Architecture du soupir, du vent, de la poussière
Sans date
[8]
… Et depuis ce jour-là, on m’épie
Sans date
[9]
Ils sont venus me chercher avec un rayon vert.
Corps protozoaire machine.
Jour- Nuit 457
[10]
Tu dis stop
Jour-Nuit 458
Notes
@Prétextes
& Sous-Titres (ateliers d’écritures) Milady
Renoir, Librairie Cent Papiers, Schaerbeek, ce 1er juillet
2014.
« Le texte est l’inducteur de ce qui va devenir atelier »…. Alchimie.
Lecture de Henri Michaux (1), texte atemporel, non-connoté, universel, langage-zéro, avec un narrateur en « je », en jeu, opposé à « on », d’où la tension qui se crée, l’enfermement… et la proposition prend forme, un noyau, auquel Milady ajoute par touche des consignes supplémentaires, et le texte évolue par strates… Concrétisez ce lieu dans lequel « je » est coincé (une aide à l’écriture, choisissez une boîte d’allumettes, c’est votre maquette). Ce « je » est déjà à l’intérieur, il n’en sort pas. Pour le moment, c’est au plus une silhouette, un infra-personnage, un noyau-zéro.
Me reviennent en mémoire :
Je pose le concept : boite fermée : Nuit / boite ouverte : Jour
Cet embryon de personnage non-nommé, sent, entend, et puis il passe au monologue intérieur. La pensée est réseau. Tout est permis. Continuez à écrire, avec régularité nous dit Milady. Continuez à écrire, mais maintenant dans la boîte d’allumettes nous dit Milady.
Ce soir il y a trilogie : « Jean Hélion peintre auteur / Kafka poète cafard / Michaux poète dessinateur », autour d’un propos du « je » enfermé, du « je » dans le Journal, car tout n’est-il pas fragments dans carnets, destinés à être publiés, comme avec Kafka (3), nous le savons maintenant, ou remontés dans une architecture, comme avec l’étonnant Jean Hélion, peintre aveugle aux Carnets innombrables (4).
Et donc, avec le format du Journal, jouez le jeu, estampillé date et heure, du fragment de je avec du lien, du monologue, des ellipses, de la langue-zéro, des récits, des descriptions. Allez-y.
Mission impossible ou presque, mais j’invente mon format au vol, et cela donne quelque chose d’énigmatique, à plusieurs voix, à plusieurs « je ».
Dans un moment d’écriture je note ce qui se passe autour de moi, et je ne sais pourquoi, regarde ma cravate de près qui me rappelle John Brunner (5).
L’atelier ne serait pas complet sans le temps du retour, passage à la lecture, et ça vole de partout.
(2) Kurt Vonnegut, Abattoir Cinq (Slaughterhouse
Five, 1969), J’ai Lu 1973
(4) Jean Hélion, La réalité illimitée dont je parle (sur le site tiers livre de François
Bon) – extraits des Carnets
(5) John Brunner , La ville est un échiquier
(The Squares of the City, 1965), Calmann-Lévy 1973