vendredi 15 avril 2016

Lire Marx

Le choix du corpus


  Mon travail s’appuie sur deux sources des écrits de Karl Marx en traduction vers le français ou l’anglais, (sauf exception de rares textes de Marx directement rédigés en français ou en anglais) : à savoir, pour le français, l’édition de Maximilien Rubel en Bibliothèque de la Pléiade (4 tomes publiés entre 1963 et 1994) ; et pour l’anglais, l’édition dite MECW (Marx / Engels Collective Works) publiée en 50 volumes chez International Publishers à New York entre 1975 et 2004.
  Le travail de Maximilien Rubel (1905-1996), est une sélection raisonnée en quatre gros volumes (totalisant près de 8200 pages), de l’œuvre immense de Karl Marx selon un plan systématique : deux volumes pour l’Economie, un volume pour la Philosophie, un volume pour la Politique (un cinquième volume de Correspondance était en préparation mais le projet a été arrêté suite à la mort de l’éditeur[1]).
  L’édition Rubel (ou Pléiade) a fait l’objet de critiques de la part des marxistes « orthodoxes », qu’ils soient on non affiliés aux Editions Sociales (qui dépendaient, avant leur faillite en 1993, du Parti Communiste Français[2]), on en trouvera un exemple particulièrement virulent ici[3], mais aussi d’une défense vigoureuse de la part d’autres chercheurs critiques du marxisme officiel[4]. Cette polémique s’inscrit dans un paysage éditorial français des œuvres de Marx qui est problématique, mais c’est l’ensemble des projets éditoriaux de publication des œuvres complètes de Marx / Engels (les diverses versions de la MEGA en allemand, la MECW) qui pose problème, et ce depuis la mort de Marx en 1883. Maximilien Rubel a consacré sa vie de chercheur à une meilleure compréhension des écrits de Marx ; pour toutes ces questions, je renvoie pour le moment à quelques travaux de synthèse[5], ainsi qu’aux textes de Rubel lui-même[6].
  Qu’il me suffise provisoirement de poser que mon choix s’est porté naturellement vers le travail de Rubel, dans la mesure où ce dernier a défendu des thèses socialistes proches du conseillisme ou socialisme utopique et qu’il s’est toujours attaché à défendre Marx contre les dérives d’interprétation pseudo-scientifique de son œuvre, vers lesquelles certains marxistes ont tiré Marx à eux, alors que, par exemple, des textes philosophiques importants du « jeune Marx » n’avaient toujours pas été publiés.[7] La Raison et les « lois de l’Histoire » érigées en dogme ont été invoquées pour justifier la fondation d’un pouvoir totalitaire stalinien, ce qui pour Rubel était inacceptable.
  Rubel cite souvent en exergue ces propos du vieux Marx: « Tout ce que je sais, c’est que moi, je ne suis pas marxiste »[8]. Il s’agit en fait d’une citation dont on trouve une première occurrence dans une lettre de Friedrich Engels à E. Bernstein, du 2-3 novembre 1882[9], ainsi que dans une autre lettre à C. Schmitt du 5 août 1890[10], lettres dans lesquelles Engels rapporte ces propos que Marx a tenu à son gendre, Paul Lafargue à la fin des années 1870.
  Il convient de citer le passage complet de la lettre d’Engels à Schmitt afin d’en saisir le contexte et la portée :

(…) J’ai lu dans le Deutsch Worte de Vienne, ce que pense du livre de Paul Barth le malencontreux Moriz Wirth, et cette critique m’a donné aussi une impression défavorable du livre lui-même. Je le parcourrai, mais je dois dire que si Moritzchen cite fidèlement le passage où Barth prétend n’avoir pu trouver dans tous les écrits de Marx qu’un seul exemple de la dépendance dans laquelle la philosophie se trouve par rapport aux conditions matérielles de l’existence, à savoir que Descartes identifie les animaux aux machines, un homme capable d’écrire une chose pareille me fait pitié. Et puisque cet homme n’a pas découvert que si les conditions matérielles de l’existence sont la primus agens [cause première], cela n’exclut pas que les domaines idéologiques exercent sur elle une action en retour, secondaire à vrai dire, il ne peut certainement pas avoir compris la matière qu’il traite.  Cependant, je le répète, tout cela est de seconde main, et Moritzchen est un ami dangereux. La conception matérialiste de l’Histoire a maintenant, elle aussi, quantité d’amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire. C’est ainsi que Marx a dit des « marxistes » français à la fin des années 70 : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste. »

  Cela étant dit, cette convergence critique à-priori entre Maximilien Rubel et Hannah Arendt renforce mon choix de privilégier l’édition Pléiade pour la lecture du corpus de Marx en français, choix qui repose sur des fondements documentaires et bibliographiques solides – la contribution importante du travail de Rubel à la connaissance des textes de Marx. Un autre argument est de nature politique : la dimension de l’utopie dans la pensée socialiste que la présente recherche entends (re)mettre à l’avant-plan à propos de l’héritage philosophique de Marx, revu et corrigé, ou modéré, par la lecture d’Arendt. Cela ne m’empêchera pas de critiquer tout autant certains aspects de la démarche de Rubel lorsque je l’estimerai nécessaire (notamment l’emploi abusif de citations hors-contexte, comme dans l’exemple de la lettre d’Engels ci-dessus). Toutefois, il y a également une raison somme toute pratique pour privilégier l’édition Pléiade : c’est la seule qui propose en traduction française la sélection la plus large possible de textes de Marx unifiés par une même approche éditoriale, une même cohérence dans la traduction et l’appareil critique. A défaut d’œuvres complètes qui n’existent pas, l’édition Pléiade représente ce qui s’en rapproche le mieux pour le chercheur. C’est ce que pensent aussi les auteurs du Collectif Smolny (collectif d’édition des introuvables du mouvement ouvrier).[11]





[1] « Marx : Les Œuvres complètes se sont arrêtées avec le Tome IV (Politique I). L’éditeur du volume est mort, la « cote » de Marx a beaucoup baissé, il est improbable que de nouveaux volumes paraissent à l’avenir, le catalogue ne défend même plus cette idée par une mention « en préparation ». Série probablement arrêtée. »,  in « La Bibliothèque de la Pléiade », Brumes, le blog d’un lecteur, https://brumes.wordpress.com/la-bibliotheque-de-la-pleiade-publications-a-venir-reeditions-reimpressions/, version du 15 mars 2015
[2] Marie-Cécile Bouju, « Bataille idéologique et propagande communistes. Les maisons d’édition du PCF, 1920-1956 », Nouvelles Fondations, 2007/3, n°7-8, p. 260-265
[3] E.M. (Emilio), « Maximilien Rubel, ou l’art de falsifier Marx », Controverses n°4, Novembre 2010, publié le 15 mars 2013 dans Gauche Communiste historique, http://www.leftcommunism.org/spip.php?page=imprimer&id_article=348&lang=fr
[4] Miguel Abensour et Louis Janover, Maximilien Rubel, pour redécouvrir Marx, Paris, Sens & Tonka, 2008
[5] Aude Le Moullec-Rieu, Maximilien Rubel, éditeur de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade (1955-1969), Ecole des Chartes, thèse 2015. Cet auteur se concentre sur les deux premiers volumes Economie I et II, « qui permettent de saisir le projet éditorial de Maximilien Rubel, de sa genèse en 1955 jusqu’à sa mise en œuvre en 1968. », op. cit, p. 1. Je cite également une plaquette apologétique de Ngô Van, Avec Maximilien Rubel, combats pour Marx 1954-1996, une amitié, une lutte, Editions l’Insomniaque, 1997
[6] Voir la Bibliographie étendue, section 5, Commentaires sur Marx et l’histoire du marxisme.
[7] Il s’agit des manuscrits parisiens de 1844 publiés en 1932, in Pléiade 2
[8] Maximilien Rubel (éd.), Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, tome I : Sociologie critique, Petite Bibliothèque Payot, 2008, p. 7
[11] Collectif Smolny, Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade. Fiche bibliographique n°9: édition de Maximilien Rubel (1963-1994), in http://www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=314