Le
choix du corpus
Mon travail s’appuie sur deux sources des écrits
de Karl Marx en traduction vers le français ou l’anglais, (sauf exception de
rares textes de Marx directement rédigés en français ou en anglais) : à
savoir, pour le français, l’édition de Maximilien Rubel en Bibliothèque de la Pléiade (4 tomes publiés entre 1963 et
1994) ; et pour l’anglais, l’édition dite MECW (Marx / Engels Collective Works) publiée en 50 volumes chez International Publishers à New York entre 1975 et 2004.
Le travail de Maximilien Rubel (1905-1996), est une sélection raisonnée en quatre
gros volumes (totalisant près de 8200 pages), de l’œuvre immense de Karl Marx
selon un plan systématique : deux volumes pour l’Economie, un volume pour la Philosophie,
un volume pour la Politique (un
cinquième volume de Correspondance
était en préparation mais le projet a été arrêté suite à la mort de l’éditeur[1]).
L’édition Rubel (ou Pléiade) a fait l’objet
de critiques de la part des marxistes « orthodoxes », qu’ils soient
on non affiliés aux Editions Sociales (qui dépendaient, avant leur faillite en
1993, du Parti Communiste Français[2]),
on en trouvera un exemple particulièrement virulent ici[3],
mais aussi d’une défense vigoureuse de la part d’autres chercheurs critiques du
marxisme officiel[4]. Cette
polémique s’inscrit dans un paysage éditorial français des œuvres de Marx qui
est problématique, mais c’est l’ensemble des projets éditoriaux de publication
des œuvres complètes de Marx / Engels (les diverses versions de la MEGA en
allemand, la MECW) qui pose problème, et ce depuis la mort de Marx en 1883.
Maximilien Rubel a consacré sa vie de chercheur à une meilleure compréhension
des écrits de Marx ; pour toutes ces questions, je renvoie pour le moment
à quelques travaux de synthèse[5],
ainsi qu’aux textes de Rubel lui-même[6].
Qu’il me suffise provisoirement de poser que
mon choix s’est porté naturellement vers le travail de Rubel, dans la mesure où
ce dernier a défendu des thèses socialistes proches du conseillisme ou
socialisme utopique et qu’il s’est toujours attaché à défendre Marx contre les
dérives d’interprétation pseudo-scientifique de son œuvre, vers lesquelles certains
marxistes ont tiré Marx à eux, alors que, par exemple, des textes
philosophiques importants du « jeune Marx » n’avaient toujours pas
été publiés.[7] La
Raison et les « lois de l’Histoire » érigées en dogme ont été
invoquées pour justifier la fondation d’un pouvoir totalitaire stalinien, ce
qui pour Rubel était inacceptable.
Rubel cite souvent en exergue ces propos du
vieux Marx: « Tout ce que je sais, c’est que moi, je ne suis pas
marxiste »[8]. Il
s’agit en fait d’une citation dont on trouve une première occurrence dans une
lettre de Friedrich Engels à
E. Bernstein, du 2-3 novembre 1882[9],
ainsi que dans une autre lettre à C. Schmitt du 5 août 1890[10],
lettres dans lesquelles Engels rapporte ces propos que Marx a tenu à son
gendre, Paul Lafargue à
la fin des années 1870.
Il convient de citer le passage complet de la
lettre d’Engels à Schmitt afin d’en saisir le contexte et la portée :
(…) J’ai lu dans le Deutsch
Worte de
Vienne, ce que pense du livre de Paul Barth le malencontreux Moriz Wirth, et
cette critique m’a donné aussi une impression défavorable du livre lui-même. Je
le parcourrai, mais je dois dire que si Moritzchen cite fidèlement le passage
où Barth prétend n’avoir pu trouver dans tous les écrits de Marx qu’un seul
exemple de la dépendance dans laquelle la philosophie se trouve par rapport aux
conditions matérielles de l’existence, à savoir que Descartes identifie les
animaux aux machines, un homme capable d’écrire une chose pareille me fait
pitié. Et puisque cet homme n’a pas découvert que si les conditions matérielles
de l’existence sont la primus agens [cause première], cela
n’exclut pas que les domaines idéologiques exercent sur elle une action en
retour, secondaire à vrai dire, il ne peut certainement pas avoir compris la
matière qu’il traite. Cependant, je le
répète, tout cela est de seconde main, et Moritzchen est un ami dangereux. La
conception matérialiste de l’Histoire a maintenant, elle aussi, quantité d’amis
de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire. C’est ainsi que Marx a dit des
« marxistes » français à la fin des années 70 : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis
pas marxiste. »
Cela étant dit, cette convergence critique à-priori entre Maximilien Rubel et
Hannah Arendt renforce mon choix de privilégier l’édition Pléiade pour la
lecture du corpus de Marx en français, choix qui repose sur des fondements
documentaires et bibliographiques solides – la contribution importante du
travail de Rubel à la connaissance des textes de Marx. Un autre argument est de
nature politique : la dimension de l’utopie dans la pensée socialiste que la
présente recherche entends (re)mettre à l’avant-plan à propos de l’héritage
philosophique de Marx, revu et corrigé, ou modéré, par la lecture d’Arendt.
Cela ne m’empêchera pas de critiquer tout autant certains aspects de la
démarche de Rubel lorsque je l’estimerai nécessaire (notamment l’emploi abusif
de citations hors-contexte, comme dans l’exemple de la lettre d’Engels ci-dessus).
Toutefois, il y a également une raison somme toute pratique pour privilégier
l’édition Pléiade : c’est la seule qui propose en traduction française la
sélection la plus large possible de textes de Marx unifiés par une même
approche éditoriale, une même cohérence dans la traduction et l’appareil
critique. A défaut d’œuvres complètes qui n’existent pas, l’édition Pléiade représente
ce qui s’en rapproche le mieux pour le chercheur. C’est ce que pensent aussi
les auteurs du Collectif Smolny (collectif d’édition des introuvables du mouvement
ouvrier).[11]
[1] « Marx : Les Œuvres complètes se
sont arrêtées avec le Tome IV (Politique I). L’éditeur du volume est mort, la
« cote » de Marx a beaucoup baissé, il est improbable que de nouveaux
volumes paraissent à l’avenir, le catalogue ne défend même plus cette idée par
une mention « en préparation ». Série probablement arrêtée. », in « La Bibliothèque de la
Pléiade », Brumes, le blog d’un
lecteur, https://brumes.wordpress.com/la-bibliotheque-de-la-pleiade-publications-a-venir-reeditions-reimpressions/, version du 15 mars 2015
[2] Marie-Cécile
Bouju, « Bataille idéologique et propagande communistes. Les maisons
d’édition du PCF, 1920-1956 », Nouvelles
Fondations, 2007/3, n°7-8, p. 260-265
[3] E.M. (Emilio), « Maximilien
Rubel, ou l’art de falsifier Marx », Controverses n°4, Novembre 2010, publié le 15 mars 2013 dans Gauche Communiste historique, http://www.leftcommunism.org/spip.php?page=imprimer&id_article=348&lang=fr
[4] Miguel Abensour et
Louis Janover, Maximilien Rubel, pour
redécouvrir Marx, Paris, Sens & Tonka, 2008
[5] Aude Le
Moullec-Rieu, Maximilien Rubel, éditeur
de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade (1955-1969), Ecole des Chartes,
thèse 2015. Cet auteur se concentre sur les deux premiers volumes Economie I et II, « qui permettent de saisir le projet éditorial de
Maximilien Rubel, de sa genèse en 1955 jusqu’à sa mise en œuvre en
1968. », op. cit, p. 1. Je cite
également une plaquette apologétique de Ngô Van, Avec Maximilien Rubel, combats pour Marx 1954-1996, une amitié, une
lutte, Editions l’Insomniaque, 1997
[8] Maximilien Rubel
(éd.), Pages de Karl Marx pour une
éthique socialiste, tome I : Sociologie critique, Petite Bibliothèque
Payot, 2008, p. 7
[11] Collectif Smolny,
Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la
Pléiade. Fiche bibliographique n°9: édition de Maximilien Rubel (1963-1994),
in http://www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=314