Lavage
de cerveau
J’emprunte le concept de vie nue à Giorgio Agamben et
celui de psychopolitique à Byung-Chul
Han. L’un et l’autre de ces auteurs ont une dette vis-à-vis des travaux de
Michel Foucault qui reste un des « archéologues » important du savoir
contemporain. Je cite l’extrait d’un entretien mené avec Giorgio Agamben :
L’objet propre de la biopolitique, c’est la
« vie nue » (zôè), qui désignait chez les Grecs « le simple fait
de vivre », commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux),
distincte de la « vie qualifiée » (bios) qui indiquait « la
forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe ».[1]
Que peut-on penser du terme de biopolitique
lui-même, inventé par Michel Foucault ? Dans sa leçon du 10 janvier 1979
au Collège de France, il dit :
J’essaierai de vous montrer comment tous les
problèmes que j’essaie de repérer là actuellement, comment tous ces problèmes
ont pour noyau central, bien sûr, ce quelque chose que l’on appelle la
population. Par conséquent, c’est bien à partir de là que quelque chose comme
une biopolitique pourra se former. Mais il me semble que l’analyse de la
biopolitique ne peut se faire que lorsque l’on a compris le régime général de
cette raison gouvernementale dont je vous parle, ce régime général que l’on
peut appeler la question de vérité, premièrement de la vérité économique à
l’intérieur de la raison gouvernementale, et par conséquent si on comprend bien
de quoi il s’agit dans ce régime qui est le libéralisme, lequel s’oppose à la
raison d’Etat, - ou plutôt la modifie
fondamentalement sans peut-être en remettre en question les fondements -, c’est une fois qu’on aura su ce que
c’était que ce régime gouvernemental appelé libéralisme qu’on pourra, me
semble-t-il, saisir ce qu’est la biopolitique.[2]
Le terme de psychopolitique quant à lui
proviendrait d’un manuel sur L’Art
soviétique du lavage de cerveau (attribué à Lavrenti Beria[3]) traduit en anglais par Kenneth Goff[4], un activiste anti-communiste qui se
présentait comme ancien agent soviétique ayant témoigné devant la Commission
des activités anti-américaines entre 1946 et 1948[5].
Selon d’autres sources, L. Ron Hubbard connu pour être le fondateur de la
« dianétique » et de l’Eglise de Scientologie serait le seul auteur
de ce texte.[6] Quoi
qu’il en soit de cette controverse[7],
il est intéressant de citer une définition du terme de psychopolitique telle
qu’on peut la trouver en ligne dans une traduction de livre de Kenneth Goff:
L’art et la science
d'affirmer et de maintenir la domination sur les pensées et les choix de loyauté
des individus, dirigeants, bureaux et masses, et la réalisation de la
conquête des nations ennemies par la « guérison mentale ».[8]
On peut penser que cet ouvrage est
un faux (celui attribué à Kenneth Goff ou à L. Ron Hubbard) – bien que je n’ai
pas pu vérifier la source qui appuye cette hypothèse (qui commente le cas de
Kenneth Goff)[9]
, que ce manuel de psychopolitique relève lui-même de la manipulation – je
raisonne ici par analogie avec le faux célèbre : Les Protocoles des Sages de Sion analysé par Pierre-André Taguieff[10] ;
il dévoile, dans tous les cas de figure, quelque chose de l’esprit d’une époque
auquel Arendt a été sensible. Ainsi, dans un texte peu connu consacré aux
« Ex-Communistes » publié d’abord dans Commonweal le 20 mars 1953, ensuite pour le Washington Post le 31 juillet[11],
c’est-à-dire en pleine époque du maccarthysme et de « chasse aux
sorcières », elle prenait prétexte de la recension des mémoires de Whittaker
Chambers, ancien espion soviétique à Washington[12],
pour « une mise en garde politique » d’un phénomène
« prétotalitaire ». Les propos d’Arendt sur Chambers s’appliquent
parfaitement à un individu comme Kenneth Goff et sans doute aussi L. Ron
Hubbard. J’ignore si Arendt connaissait dans le détail les activités de la Commission
des activités anti-américaines, antérieures à la commission d’enquête présidée
par Joseph McCarthy et menant ses activités parallèlement à cette dernière. Par
contre, elle n’ignorait pas qu’en dénonçant ces pratiques dangereuses pour la
démocratie, elle prenait le risque de mettre son mari et elle-même en danger. Rappelons
qu’ils avaient été récemment naturalisés citoyens américains en 1951[13].
L’information […] constitue
un devoir dans un Etat policier dont les membres se trouvent regroupés et
divisés selon deux catégories toujours mouvantes : ceux qui ont le
privilège d’être les informateurs et ceux qui vivent dans la crainte de faire
l’objet de renseignements. C’est toujours la même antienne : on ne saurait combattre un dragon, nous
persuade-t-on, sans en devenir un soi-même ; on peut lutter contre une
société d’informateurs seulement en se faisant informateur.[14]
Dans une longue lettre du 13 mai
1953 à Karl Jaspers, Arendt s’exprime
avec inquiétude sur ce qui se passe aux Etats-Unis :
… et je n’ai pourtant pas
écrit car ce que je dois en fait vous raconter paraît chaque jour si oppressant
qu’on perd toute envie d’écrire.
Vous savez sans doute beaucoup de choses par
les journaux. Pouvez-vous en déduire jusqu’àù va la désintégration et avec quelle effroyable rapidité elle
s’effectue ? Et jusqu’à présent, à peine quelque résistance ; tout
fond comme beurre au soleil. L’essentiel est naturellement la décomposition de l’appareil de l’Etat et l’établissement sans doute
délibéré d’une sorte de gouvernement parallèle qui, bien que sans pouvoir
légal, possède le pouvoir réel. Et cela dépasse de loin les milieux de la
fonction publique. [15]
Un peu plus loin elle
ajoute : « Ce qui est déterminant, c’est le rôle des ex-communistes
qui ont introduit dans l’affaire des méthodes totalitaires ». Dans le
fond, elle voit en train de se réaliser aux Etats-Unis une transformation de
l’appareil d’Etat, en décomposition, soumis à l’influence d’une sorte de
gouvernement parallèle, symptômes de l’avènement d’un monde totalitaire qu’elle
avait analysés dans Origins. Un autre
symtôme est celui de la disparition de l’espace public citoyen, remplacé par le
monde des affaires et par les nouvelles masses que sont les employés :
Le gouvernement lui-même,
avec à sa tête ses présidents joueurs de golf, est impuissant, comme vous avez
pu le constater d’après les journaux. C’est un gouvernement du Big Business,
dont le seul souci est de rendre ce big
business encore bigger. Dans la
pratique cela ne signifie pas nécessairement la dépression, mais sans doute la
liquidation des petites affaires indépendantes. C’est extrêmement important. […] Le
danger de cette évolution n’est pas tellement dans l’accroissement du pouvoir
des grands trusts […], il est dans le fait que l’homme de la rue, indépendant, disparaît ainsi
en tant que facteur politique. En d’autres termes, ce gouvernement transforme
chaque jour davantage la société en ce qu’elle est de toute façon, en une
société de jobholders. [16]
Enfin, elle annonce ce qui se
passe aussi sur le plan des idées avec la mise en place d’une nouvelle
idéologie et raconte à ce propos une anedocte piquante qui est lui arrivée :
Actuellement, les
ex-communistes jouent à vrai dire un rôle néfaste dans les processus de
désintégration. Je pense qu’à la longue*
ils ne pourront pas se maintenir dans cette position. Ils seront remplacés par
le bon réflexe vieille Amérique du know-nothing,
car lui seul peut coïncider avec l’idéologie de l’americanism, qui est seulement en train de prendre forme. Tout
cela se dessine déjà très clairement. (Le président de Brooklyn College, un
imbécile, toute la ville le connaît comme réactionnaire, m’a déclaré dans un
débat public qu’il était né et avait grandi dans l’Iowa et qu’il n’avait donc
nul besoin de réfléchir davantage ou de lire pour savoir ce qui était
juste : lui et Sidney Hook – un attelage désopillant – m’expliquèrent
ensuite que ce n’était pas américain de citer Platon… [17]
Entre l’Amérique du milieu du vingtième siècle
et le monde d’aujoud’hui les comparaisons ne manquent pas. Entre le fantasme
d’un lavage de cerveau soviétique et celui bien réel des méthodes de
dénonciation et de confession importées dans l’Amérique du maccarthysme, Hannah
Arendt inquiète observe la possible émergence d’un nouveau totalitarisme. Quels
sont les glissements possibles du concept de psychopolitique tel qu’on le
trouve dans les écrits (apocryphes) attribués au chef de la police secrète
soviétique (en fait dans le chef probable d’un ex-communiste américain), et son
réemploi contemporain, par dérivation du concept foucaldien de
biopolitique ? Pour un penseur comme Byung-Chul Han, le concept de
psychopolitique opère un glissement de sens vers une nouvelle forme
d’organisation politique dont les buts et les moyens relèvent du contrôle de
l’information et des manipulations de l’esprit humain, à entendre dans un sens
large. Ainsi, à propos des nouveaux moyens de surveillance numérique,
Byung-Chul Han écrit:
En prenant connaissance de
la logique inconsciente de son fonctionnement, la psychopolitique numérique
s’empare du comportement social des masses. Notre société de surveillance
numérique, en ayant accès à l’inconscient collectif et aux futurs comportements
sociaux des masses, a un léger parfum de totalitarisme. Elle nous soumet à la
programmation et au contrôle psychopolitique. La page de l’ère biopolitique est
désormais tournée. Nous nous dirigeons aujourd’hui vers une ère nouvelle, celle
de la psychopolitique.[18]
Dans la suite de la recherche, j’utiliserai
le concept de psychopolitique dans le double sens enrichi par cette généalogie
qui emprunte sa forme à une raison gouvernementale (Foucault) et son intention
à la manipulation mentale : en d’autres termes, une réactualisation du
concept arendtien d’idéologie [19]
Reprenant alors à mon compte la définition de
Giorgio Agamben, j’introduis le concept de vie
de l’esprit nue comme étant l’objet de la psychopolitique, par opposition à
une vie de l’esprit politique résultant
de la pluralité d’êtres humains, non réductible à un schème computationnel, à
une Idée platonicienne qui permettrait d’en assurer la fabrication et le
contrôle.
[1] Giorgio Agamben,
« Une biopolitique mineure », Vacarme
10, 2 janvier 2000, http://www.vacarme.org/article255.html.
[2] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au
Collège de France, 1978-1979, Paris, Ehess, Gallimard, Seuil, 2004, p.23-24.
[3] Il fut
responsable entre 1938 et 1945 du NKVD, l’ancêtre du KGB, la police politique
soviétique.
[4] Kenneth Goff, Brainwashed
into slavery, 1950, cité in Jeffrey Kaplan, Encyclopedia of white power: a sourcebook on
the radical racist right. Walnut Creek, CA: Rowman & Littlefield, 2000.
On pourra consulter ci-après une
publicité éloquente pour cet ouvrage attribué à Kenneth Goff, parue dans Ability magazine 1963, vol. 149, p.9 : http://www.lermanet.com/exit/manney/1963_Ability_148_pg8-9.jpg
[5] D’après Jeffrey
Kaplan, op. cit., voir aussi la page
Wikipedia: House Un-American
Activities Committee (à ne pas confondre avec la commission d’enquête
du sénateur Joseph McCarthy établie en 1950): https://en.wikipedia.org/wiki/House_Un-American_Activities_Committee, ainsi que la référence citée sur cette page : Michael Newton, The Ku Klux Klan in Mississippi A History.
Jefferson, N.C.: McFarland & Co, 2010, p. 102.
[6] L. Ron Hubbard, Brain-Washing.
A synthesis of the Russian textbook on psychopolitics, The Church of
Scientology, 1955
[8] http://www.oocities.org/traitements_psy/index.pdf. Selon cette source
anonyme de traduction du (supposé) livre de Kenneth Goff, ce dernier aurait
déposé devant la Commission des activités anti-américaines en 1939 et non pas
une dizaine d’années plus tard. Je laisse l’éclaircissement de ce point
d’histoire aux spécialistes.
[9] Morris Komisky, The hoaxers: plain liars, fancy liars, and damned liars,
Volume 1. Brooklyn Village, MA: Branden Press, 1970
[10] Pierre-André
Taguieff, L’imaginaire du complot
mondial. Aspects d’un mythe moderne, Editions Mille et une Nuits coll.
Petit Libre n°63, 2012.
[11] Hannah Arendt, « Les Ex-Communistes », in Penser l’événement (Claude Habib, dir.),
Paris, Editions Belin, 1989, p. 163-175
[12] Whittaker Chambers, Witness, 1952, cité en note de bas de page dans l’article
d’Arendt, op. cit., p. 164
[13] Une partie du
livre qu'Arendt consacra à l'Impérialisme dans Les Origines du Totalitarisme est citée en exemple d’une évolution
du droit dans les décisions de la Cours suprême aux États-Unis face au
maccarthysme à partir de 1954 jusqu’en 1958 (cfr. Anne Amiel, La non-philosophie de Hannah Arendt.
Révolution et jugement, PUF, 2001, note 1, p. 18). Arendt y évoquait le
sort des apatrides, des exilés, des réfugiés dans le dernier chapitre de la
seconde partie de son livre, intitulé : « Le déclin de l'Etat-Nation et la
fin des Droits de l'Homme ». Elle écrivait notamment ceci: « Avant la
dernière guerre, seules les dictatures totalitaire ou semi-totalitaires avaient
recours à l'arme de la dénaturalisation a l'égard des citoyens de naissance;
nous avons désormais atteint le stade où même les démocraties libérales comme
les Etats-Unis, se mettent à envisager sérieusement de priver de leur
citoyenneté ceux des Américains de naissance qui sont communistes. L'aspect
sinistre de ces mesures tient à ce qu'elles sont envisagées en toute
innocence. », in Les Origines du
Totalitarisme, op. cit., p. 577.
[15] Hannah Arendt /
Karl Jaspers, Correspondance
1926-1969, Paris, Editions Payot & Rivages, 1995, p. 299-300 (nous
soulignons).
[18] Byung-Chul Han, Dans la nuée.
Réflexion sur le numérique, Actes Sud, 2015, p. 102. Il faut relever le
fait que cette forme de contrôle social modernisé n’est pas nouvelle dans les
sociétés occidentales. Faut-il rappeler qu’en 1928, Edward Bernays rédigeait « LE manuel classique de
l’industrie des relations publiques » selon Noam Chomsky, « véritable
petit guide pratique écrit en 1928 par le neveu américain de Sigmund Freud, [dans lequel il]
expose cyniquement et sans détour les grands principes de la manipulation
mentale de masse ou […] la « fabrique du
consentement » » ? Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris,
Editions La Découverte, 2007 (quatrième de couverture).
[19] Hannah Arendt, Idéologie et terreur, Paris, Hermann
éditeurs, 2008, pour la version traduite de l’allemand, et aussi : Hannah
Arendt, « Chapitre XIV : Idéologie et terreur », in Origines du Totalitarisme, Paris,
Gallimard coll. Quarto, 2002, pour la version traduite de l’anglais et qui fut
rajoutée à la seconde édition d’Origins of Totalitarianism en 1958.