Jude Law, in Enemy at the Gates, Jean-Jacques Annaud, 2001 |
Ce billet s’inscrit
fortuitement dans une « série » de textes qui court de juin 2013 à janvier
2014, interrompue depuis et intitulée « Cœur Ouvert ». Il s’agissait
de textes de forme plutôt poétique qui cherchaient, je crois, à répondre à mon
besoin impérieux de recherche d’une vie intérieure plus juste. Ce dernier texte
est par contre un retour de l’atelier d’écriture Corps
& Ames animé par Milady Renoir, deuxième épisode d’une série à laquelle
j’ai eu l’occasion de participer. L’épisode précédent de mars 2017 concernait
: Des
Têtes & des Visages. Le sujet de l’atelier dont je vais rendre compte
concerne on s’en doute le cœur. Je ne reviens pas sur les conditions d’écriture
propre à chaque atelier et m’en vais directement présenter ces textes bruts, à
peine retravaillés. J’ajoute quelques notes contextuelles à la fin du billet.
« Les grandes pensées viennent du
coeur »
Pascal
I.
Dessiner une carte mentale du « Cœur »
facultés / matière / concepts /
masculin-féminin / noyau
Coeur
systole diastole
rythme de la pompe
binaire
machine
siège de l’âme disait-on
II.
Autopsie poétique
Lentement, j’ouvre le corps
j’ouvre mon corps
sans scalpel ni hachoir
j’ouvre mon corps dans le miroir
Mon corps là, mon corps las, mon corpse
Cadaver !
Suis-je mort pour ouvrir mon corps ?
suis-je ici dans mon corps, suis-je là-bas hors
corps ?
Miroir miroir
Dans la surface tu ouvres la surface
Tu dévoiles ici tu voiles là
tu voiles dévoiles
le corps habillé le corps déshabillé
les hauts et les bas
Tu peines à battre et rabattre les tentures
lourdes
les tentures pourpres du temple
Miroir devant observant de tes yeux
tu ouvres mon corps sans scalpel ni hachoir
mon corps vif, vivant, avec une ébauche, avec
un soupir
avec une plume trempée dans l’encre de la bête
sacrifiée
car, oui, il faut pour ouvrir, toujours, il
faut
Un
sacrifice !
Tu regardes ton corps dans les entrailles
fumantes de la bête
elles sont belles et fumantes comme les ruines de
Carthage
rasées par Scipion, elles se consument encore
de désir
pour le voile arraché au temple
pour la belle Salammbo par le gouverneur de son
désir
pour elle il a vidé la coupe
pour elle le sang a été répandu
entre les dalles du temple
il a coulé le long des escaliers
Que n’a-t-il fait ? Que des malheurs !
on ne dévoile pas sans risque
ni n’ouvre la coupe
ni ne jette le fruit de la coupe
ni ne brise la coupe
ni n’ouvre le corps
sans risque
Il te faut donc mourir
payer le prix
pour ouvrir le corps
et voir le centre qui n’a pas de nom
III –
Une histoire en rouge
Vassilievsky rêve des jours qui reviendront peut-être
lorsque l’ennemi aura été chassé de la
mère-patrie
des jours où il pourra à nouveau admirer ce
couple d’iguanes
qui s’ébattaient dans la moiteur tropicale de
la jungle, aux pieds
du croiseur Aurore, dans la baie de Léningrad.
Il se
dit qu’il manque de chance, ce n’est pas lui qui aurait
dût être appelé le lendemain de son mariage,
laissant Julia, sa fraîche épouse
languir sur son lit de mousse, entourée
d’iguanes et de plantes grimpantes.
« Vassilievsky,
tu dois servir, ton talent est précieux, le pays a besoin de tes yeux »
lui dit-on, piètre consolation pensait-il alors
que le train blindé de l’armée des steppes
l’emmenait loin de Léningrad, de ses ébats et
de la nature en pleine décomposition.
Le
trajet fut morne, les steppes encore et encore, le froid de l’hiver.
Ce pays n’est pas mon pays, voilà à quoi pense
Vassilievsky, mais dans le train blindé, il y a quelques distractions. Les gars s’amusent
à observer le manège d’un couple de chiens qui se cherchent, se reniflent, se
montent. Cela n’amuse pas Vassilievsky, ces chiens féroces sont des bergers allemands.
Qu’est-ce
que je fais dans ce train ? Et moi qui rêvait à l’Orient-Express et ses
couchettes moelleuses comme lit de noce. Ah! les coupoles dorées de Byzance
sont au bout du monde, ce train d’enfer nous mène au trou du diable, hors du
monde.
A peine
arrivé, à peine débarqué, c’est la pagaille, la débandade générale. Vassilievsky
perd le contact avec sa brigade, il se cache la journée, il
observe tout, il ramasse un fusil. Vassilievsky est un bon tireur.
Il a chassé les grands alligators qui
infestaient les canaux de Léningrad quand il était petit, il n’a pas perdu la
main. Pendant son errance dans l’Usine des Tracteurs Rouges, Vassilievsky
rencontre la standardiste de l’usine des rêves perdus, il croit qu’elle pourra
le ramener chez lui. Hélàs, Vassilievsky ne sait pas qu’il est tombé dans
l’antre de l’araignée. La belle standardiste travaille pour les casques
d’acier.
A
Léningrad pendant ce temps-là, Julia lit les journaux, la presse relate les
exploits de Vassilievsky. Chaque jour le tireur abat l’une ou l’autre étoile
noire. Mais sur chaque photo on voit une standardiste jeune et bien roulée qui
se tient près de son mari.
Julia
écrit alors pleine de la fureur sacrée des créatures rampantes et bruissantes
des marais de Léningrad, elle écrit une lettre anonyme.
Quelque
part dans le front de la steppe, un camarade colonel reçoit une lettre qui
vient du G.Q.G. Va-t-il l’ouvrir ?
Dans la
steppe c’est le feu. Dans la steppe, après le passage des cosaques, la moitié
du village était dans le cloaque.
Le chef
annonce au camarade colonel qu’il est viré pour incompétence !
« C’est la faute du tireur d’élite »
s’écrie-t-il avant de se tirer une balle dans la tête.
Les
camarades de Vassilievsky protestent de son innocence. On en colle quelques-uns
au poteau pour l’exemple.
Enfin,
la ville du petit père des peuples finit par être libérée.
Vassilievsky
va enfin pouvoir retourner auprès de son épousée, dans la chaleur de Léningrad.
Notes
1. Il n’est pas très fréquent de commencer un atelier d’écriture par un
dessin. Pourtant, c’est ce que Milady nous a demandé de faire à partir de mots
notés à la volée. La mise en forme de cette « carte mentale » a bien
entendu été réalisée après l’atelier, avec le logiciel MindMapple.
2. Composition d’un texte de forme poétique à partir des mots glanés dans
la liste ou le schéma avec deux « teintes » possibles : celle du
manque ou de l’éblouissement. Que vient faire tout d’un coup Salammbô dans
cette composition ? C’est une image du temple, du saint des saints et du
voile, le Zaïmph volé par Matho pour la belle cruelle.
3. Composition d’un récit mosaïque non linéaire, comme un portrait composite
d’un coeur, d’un monde sur le modèle de dix épisodes du Décaméron de Boccace, dont voici la liste :
Jour 1 - récits de premier
amour (et vous posez qqs mots, phrases de plusieurs premiers amours possibles)
Jour 2: récits tournant autour
de celles qui ont été séduites ou abandonnées.
Jour 3: récits d’histoires de
sexe en situation burlesque
Jour 4: récits consacrés aux
garces, aux traitres
Jour 5: récits consacrés aux
histoires de jalousie et d’infidélité
Jour 6: récits sur les
violeurs et leurs victimes
Jour 7: (dans le Décaméron,
histoires sur l’argent…) ici, récits consacrés au pouvoir et ses apogées, ses
déboires
Jour 8: récits de vengeance
Jour 9: récits consacrés aux
nobles actions accomplies par les hommes et les femmes
Jour 10: récits consacrés aux
territoires du bonheur
Certains d’entre vous auront peut-être
reconnu dans mon texte tiré de cette proposition biscornue, un parcours qui
ressemble à celui du jeune héros narré par Jean-Jacques Annaud dans son film Ennemy at the Gates (2001, trad. fr. Stalingrad), avec Jude Law dans le rôle
de Vassili, le tireur d’élite de l’armée rouge. Pourquoi lui, pourquoi ce thème ?
Je n’en sais fichtrement rien. C’est ce qui m’est venu au moment de la
rédaction qui suivait rapidement les consignes de l’animatrice d’atelier. J’ajoute
de plus que l’image de Léningrad envahie par des sauriens, étouffant dans la
moiteur d’une jungle tropicale, vient du livre déroutant d’Antoine Volodine, Un navire de nulle part (Denoël coll.
Présence du futur, 1986). Encore une fois, pourquoi cette association, d’où
viennent les idées ? Ce sont les mystères du « cœur »
impénétrable…
« ...
les mages sur le point d'être fusillés aux carrefours s'étaient donnés le mot
pour laisser derrière eux un souvenir impérissable, l'enfer tropical sans
clairières, où désormais allait balbutier le monde, dans une grande hébétude de
pollen et de fièvre. »
Antoine
Volodine, op. cit., p. 30