lundi 9 juillet 2018

Métamorphoses de C. (suite et peut-être fin, 6ème partie)




J’avais atteint l’âge de 60 mégaparsecs,

l’âge où disait-on, l’on était bon pour le recycleur ou pour un nouveau départ - ce qui revenait exactement au même, il était temps de renouveler le corps petit à petit ou dans un grand big-bang, si l’on avait la chance de faire partie des « cases Aleph » et de noyer son quotidien dans un flux de houblon cosmique ; quant à « l’esprit », « l’âme », ces concepts désuets que l’on conservait par attachement un peu superstitieux, par égard à « l’âme du monde » dont nous venions tous, là, au sein de cette matrice voyageuse, au sein du vaisseau-monde - l’esprit disais-je, pour autant que ce concept vide gardait une signification alors que notre « moi » se remplissait d’interfaces, de tubes à vides et de cases aleph, beth, gimmel, l’esprit lui, était parti depuis longtemps dans les étoiles

nous y foncions d’ailleurs, vers le Grand Attracteur qui lui-même filait vers un ailleurs inimaginable
60 mégaparsecs, une fameuse trotte je vous dis, à raison d’un million de parsecs par années terrestre, une autre vieille habitude que nous conservions au sein du vaisseau monde pour mesurer le temps subjectif-objectif de notre référentiel relativiste, cela impliquait que nous avions traversé un bon tiers du superamas galactique local, depuis que le vaisseau-monde avait quitté Terre Une, le jour de ma naissance
Terre II, ou « Gaïa » comme nous, les habitants du vaisseau-monde appelions notre univers, constituait pour la plupart d’entre nous l’unique monde jamais connu. « Terre I » ou Terre Prime se perdait dans les légendes, avec la mémoire des gens et des choses qui s’effritait elle aussi
Ma femme me disait souvent que je ne perdais pas la mémoire, laquelle semblait curieusement toujours plus vive, plus précise, plus catégorielle, mais que je voyais de moins en moins bien autour de moi, un peu comme si les objets du quotidiens disparaissaient de ma perception, comme effacés par un chiffon qui aurait balayé mon champ visuel : « oui, c’est vrai », je l’admettais, j’expliquais que ce n’était pas du déni mais que j’étais simplement très sélectif à propos de la réalité que j’acceptais, que je voulais bien accepter car, je me répète, 60 mégaparsecs, cela commence à compter dans une existence et l’on sera indulgent pour mes manies
Nous faisions des plans bien entendu, jusqu’à 90 mégaparsecs de voyage, au minimum. Cela ouvrait des perspectives intéressantes, théoriques, comme de me remettre aux études avec les gamins des crèches, d’étudier le droit, puis la médecine, et pour finir les mathématiques, pourquoi pas tout en m’occupant d’une librairie-jardin-café pour faire rentrer quelques crédits dans le ménage et parler de philosophie aux clients de passage - car rien ne se perd, rien ne se crée dans l’économie circulaire du vaisseau-monde, je veux bien, mais l’ordinateur central, notre ami, demeurait fort exigeant dans la gestion de la trésorerie, car que nous savions-nous du Nouveau Monde vers lequel nous emmenait « Terre II » ? La sagesse recommandait, mégaparsecs ou pas, d’être toujours prudents car l’avenir n’était pas écrit, jamais sauf à l’entendre ainsi avec Ludwig Wittgenstein, un penseur de Terre I dont les œuvres avaient été sauvées dans la bibliothèque du vaisseau : « le sentiment des frontières du monde, voilà ce qui est mystique »
J’ai été le bibliothécaire du vaisseau et j’en ai parcouru les miles errant tel un fantôme dans les ruines circulaires de la mémoire du monde
Dans notre conapt douillet au sein de Gaïa, ma femme et moi avions rassemblé pour fêter l’occasion de ces fameux 60 mégaparsecs quelques rares métropolitains de la zone bleue qui nous était affectée par décision de l’ordinateur central, notre ami ; quelques-uns étaient d’ailleurs des amis de longue date, d’autres étaient des enfants, mes enfants parait-il mais cette partie-là de l’histoire était un peu confuse, car « à ton âge » disait l’adage, « heureux qui comme Ulysse revient d’un long voyage et découvre Ithaque d’un regard neuf »
Ithaque était mon coin du monde au bord du monde et j’en remercie mon épouse tendre et attentionnée dont la main verte a réveillé le désir de devenir un arbre qui sommeillait en moi
Et pour conclure, amis, parents et autres androïdes de passage, j’ai beaucoup aimé vos messages, votre attention et celle de mon épouse, et tenais à vous remercier du fond de mon cœur neutronique de votre présence alors que le vaisseau-monde poursuit son voyage vers l’inconnu
Comme moi vous avez été certaines nuits étonnés de la profondeur et de l’immensité des choses et vous êtes certainement demandés pourquoi tout cela existait plutôt que rien ? Parce que, je crois, que rien n’est sans raison et de ce « rien » j’ai fondé une certitude, que mon voyage, que notre voyage à tous, a un sens, à une direction, après tout nous sommes bien littéralement à l’intérieur d’un vaisseau qui file dans l’espace, et Terre I ou Terre II ne diffèrent que par leur vitesse - et que, même si la destination n’est atteinte qu’une fois, par définition, le voyage achevé, cette destination-là, à titre d’espérance, et ce voyage-ci, pour toute cause entendue, constituent bien le seul horizon de notre certitude
C’est une pensée plutôt rassurante, ne trouvez-vous pas ?


PS : quelques définitions et mentions de sources obscures

Mégaparsec : un million de parsec (un parsec équivaut à peu près à une distance de 3.27 années-lumières)

"J'avais atteint l'âge de mille kilomètres", incipit et catch phrase (hameçon) célèbre du roman de
Christopher Priest, Le monde inverti (J'ai Lu, 1975)

"Les ruines circulaires", titre d'un célèbre conte métaphysique de Jorge Luis Borges, in Fictions

Je ne crois pas qu'il faille expliciter en quoi consiste l'"Ithaque" de L'Odyssée ni le rôle qu'y joue Pénélope attendant le retour d'Ulysse.

"L'ordinateur central est notre ami" est une phrase rituelle que répètent les citoyens paranoïaques de l'univers du jeu de rôle Paranoïa.

Quand aux "vaisseaux-mondes", ils abondent dans les univers de la science-fiction et l'un de ceux qui m'a le plus marqué, l'ayant lu il y a 40 ans... est celui d'A.E. Van Vogt publié en 1978 chez Marabout. 


L'idée de traverser la galaxie à bord de l'un de ces vaisseaux générationnels m'est venue en découvrant la vidéo de cette carte du superamas de galaxies du nom de Laniakea: "et si on allait encore plus loin?" d'où la vitesse du voyage mesurée en mégaparsec par an.

N'est-ce pas une manière de fermer cette boucle temporelle?