jeudi 23 avril 2015

Hannah (I)

    Ma rencontre avec l’œuvre d’Hannah Arendt a débuté en 1980, avec Les Origines du Totalitarisme, son premier grand livre publié en 1951, une œuvre complexe à la croisée de l’historiographie, de la politique et de la philosophie.

   Si je devais revenir aujourd’hui sur le sens de cette œuvre, je commencerais par me poser la question de sa généalogie. Quelle est l’origine des Origines du Totalitarisme ? La généalogie des concepts forgés par Hannah Arendt pour rendre compte de la singularité de la forme politique du totalitarisme ne va pas de soi : ni une dictature, ni une tyrannie, mais le totalitarisme en emprunte des traits ; pas une démocratie, mais une réalisation à l’extrême de l’idéal égalitaire ; des classes sociales qui deviennent les masses du mouvement totalitaire ; le primat du mouvement permanent sur la stabilité des institutions ; le rôle de l’idéologie, de la terreur, et de la fiction, d’une « nouvelle réalité » politique ; les camps de concentration comme laboratoires d’expérimentation sociale : tous ces éléments construisent le système totalitaire. Une machine effroyable, jamais réalisée avec une telle intensité, une telle ampleur, dans l’histoire des hommes. Le nazisme et le stalinisme en fournissent les modèles.

   D’où viennent ces concepts, ces métaphores basées sur l’idée de masse, de flux, de vitesse, de mythes (la race, la société sans classes), ces religions modernes, cette sacralisation de la science, cet effacement du passé, des mémoires, cette immersion dans un futur en perpétuel devenir ? Sur quels fondements de la philosophie politique classique s’appuient-ils ? Et de revoir la grande tradition qui part de Platon, d’Aristote, de Jean Bodin, traverse Machiavel, Hobbes, Locke, Montesquieu, Tocqueville, Benjamin Constant… aborde ce massif qu’est Marx… le contourne… échoue sur les rivages d’une modernité radicale, au lendemain de la grande catastrophe européenne de 1914-1918.

   Comment Hannah Arendt s’est-elle approprié ce domaine, venant de la phénoménologie, ayant assimilé l’influence de Heidegger, Jaspers, Max Weber, et même de Saint-Augustin ? Karl Jaspers surtout, qui fut plus qu’un maître, un ami, tout au long de sa vie.

   La vie d’Hannah, son mariage avec Heinrich Blücher, l’ancien spartakiste, le communiste berlinois, son frère en pensée. Sa vie a été traversée par l’Eros der Freundschaft. Ses engagements politiques pour le sionisme, son travail pour les organisations juives de Paris, puis de New York : aider les jeunes juifs à quitter l’Europe, s’installer en Palestine. Elle échappe de peu au piège nazi, à deux reprises, en 1933, en 1940. L’exil américain. Hannah, l’engagée. En 1948 elle milite pour la création d’un état bi-national juif et palestinien. L’histoire passe, la politique est une déception. Hannah est une philosophe. En 1951, la révélation tombe : il y a du sens à l’horreur, il faut penser, avec puissance, courage, en faisant face à ce qui échappe à la raison. Que s’est-il passé ?  Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? Elle y répond. Les Origines du Totalitarisme.

   Il y a sur ces questions des fondements, un champ d’étude immense. La manière dont Hannah Arendt à donné une grande visibilité au concept de Totalitarisme, comme une aurore qui se lève enfin sur les ruines de la civilisation, est d’une évidence inoubliable. Mais il y a aussi toute l’histoire de ce concept « inventé » par Mussolini dans un discours en juin 1925 (« la féroce volonté totalitaire »), suivi de l’aphorisme célèbre quelques mois plus tard : « Tout dans l’Etat, rien en dehors de l’Etat, rien contre l’Etat ». Enzo Traverso a produit une excellente anthologie de la littérature sur le Totalitarisme, qui fournit des pistes multiples à l’analyse[1]. Il y a des pistes à tracer, des motifs à suivre. Carl Schmitt par exemple, qui annonce l’Etat Total en 1933. D’autres, tels Emilio Gentile, Ernst Jünger, Georges Orwell... Jusqu’à quel point Hannah Arendt a-t-elle « réinventé » ou interprété un concept en formation ? Elle a dialogué avec d’autres exilés allemands en Amérique : Leo Strauss notamment.

   L’autre versant de la généalogie est celui de la réception. Les Origines du Totalitarisme a été jeté dans le feu de l’action politique : l’œuvre a été d’emblée discutée, ou méprisée, abondamment étudiée, instrumentalisée. Quel a été son impact dans la construction d’un discours politique neuf, son influence dans le monde réel ? Aux Etats-Unis pour commencer, dès les années 1950 dans un contexte de guerre froide, l’analyse du système soviétique sert de repoussoir à l’Amérique ;  en France ensuite, à partir des années 1970, (il faut attendre 1972 pour la traduction du Système Totalitaire, la troisième partie des Origines du Totalitarisme), dans un contexte de contestation et de critique du « socialisme réel », (l’Archipel du Goulag de Soljénitsine vient aussi d’être publié), les « nouveaux philosophes » encensent Hannah Arendt ; puis après une éclipse, à nouveau au tournant du siècle avec les grands changements géopolitiques en cours, le totalitarisme change de visage, tantôt il est identifié au néolibéralisme, tantôt au terrorisme.

   Mais dans un cas comme l’autre, sur le versant de la généalogie ou de la réception, j’ai le sentiment de ne pas encore toucher à la pensée proprement philosophique d’Hannah Arendt. Tout au plus, s’agit-il de connaître les Origines du Totalitarisme, comme prodrome d’une pensée de la maturité. C’est pourquoi, l’objet privilégié de l’étude pourrait être La Condition Humaine, pour d’aucuns : son chef-d’œuvre.

   L’œuvre d’Hannah Arendt est une réflexion multiple, enracinée dans la douleur de l’histoire, qui échappe à la simplification. Trop souvent réduite à la pensée du mal en politique, de sa radicalité à sa banalité (L’Origine du Totalitarisme et Eichmann à Jérusalem), son cœur en est l’opposition entre vita contemplativa et vita activa (Conditions de l’Homme Moderne, 1958), sur laquelle débouche la perspective apaisée d’une théorie du jugement (La vie de l’Esprit, publié à titre posthume en 1978). Hannah Arendt ne se définissait pas volontiers comme une philosophe ; pourtant il est possible de lire l’ensemble de l’œuvre comme un parcours de libération de la pensée, du mal radical et de la limite du politique, y retrouvant en creux le concept fondateur du contrat social et d’une refondation du sens du politique.

   Paul Ricoeur, dans sa préface à la publication française de 1961 de Condition de l’Homme Moderne, présente ce livre comme la réponse d’Hannah Arendt aux Origines du Totalitarisme, comme une pensée de « résistance », clé d’une nouvelle anthropologie et d’un renouvellement de la question du politique en philosophie. Hannah Arendt y est décrite comme la continuatrice du courant de la phénoménologie.

  Dans le prologue stupéfiant à Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt, avec beaucoup de prescience, envisage les possibilités de transformation radicale de la nature humaine consécutive aux progrès de la science, et annonce le paradoxe de la « fin du travail », dans un monde où celui-ci est devenu la valeur dominante. Il pourrait être intéressant d’appliquer l’analyse arendtienne de la condition humaine au monde contemporain, de développer une critique, soutenue par les concepts du travail, de l’œuvre, de l’action, au monde socio-technique, lequel développe une prétention à créer un « homme nouveau », en particulier à travers le trans/posthumanisme.

   Note sur la langue : Hannah Arendt a écrit la plupart de ses livres à partir de l’expérience de l’exil américain, quasi exclusivement en anglais, même si, à la fin de sa vie, elle rappelait que l’allemand était sa langue maternelle, sa « maison » (Heimat). Il y aurait une réflexion parallèle à l’analyse de l’œuvre à mener, sur l’articulation des concepts avec la langue. Fait intéressant à noter, son journal-atelier, le « Journal de pensée : 1950-1973 », était écrit en allemand. Autre élément intéressant, la traduction de certains de ses livres : dans Human Condition par exemple, publié en allemand en 1960 sous le titre « Vita activa oder tätigen Leben », la formule « a fundamental aspect of the human condition » est traduite par « Grundaspekt menschlischen Daseins », (« des aspects fondamentaux du Dasein humain »)[2].




[1] « Le Totalitarisme, le XXème siècle en débat », Editions du Seuil, 2001.
[2] Cité dans l’Introduction à Condition de l’homme moderne, par Philippe Raynaud, in Hannah Arendt, L’humaine condition, Quarto Gallimard, 2012, p.55