Ma rencontre avec l’œuvre d’Hannah Arendt a débuté en 1980, avec Les Origines du Totalitarisme, son
premier grand livre publié en 1951, une œuvre complexe à la croisée de
l’historiographie, de la politique et de la philosophie.
Si je devais revenir aujourd’hui sur le sens de cette œuvre, je
commencerais par me poser la question de sa généalogie. Quelle est l’origine
des Origines du Totalitarisme ? La
généalogie des concepts forgés par Hannah Arendt pour rendre compte de la
singularité de la forme politique du totalitarisme ne va pas de soi : ni
une dictature, ni une tyrannie, mais le totalitarisme en emprunte des
traits ; pas une démocratie, mais une réalisation à l’extrême de l’idéal égalitaire
; des classes sociales qui deviennent les masses
du mouvement totalitaire ; le primat du mouvement permanent sur la stabilité des institutions ; le
rôle de l’idéologie, de la terreur, et de la fiction, d’une « nouvelle réalité » politique ; les
camps de concentration comme laboratoires
d’expérimentation sociale : tous ces éléments construisent le système totalitaire. Une machine
effroyable, jamais réalisée avec une telle intensité, une telle ampleur, dans
l’histoire des hommes. Le nazisme et le stalinisme en fournissent les modèles.
D’où viennent ces concepts, ces métaphores basées sur l’idée de masse, de flux, de vitesse, de mythes (la race, la société sans
classes), ces religions modernes, cette sacralisation de la science, cet
effacement du passé, des mémoires, cette immersion dans un futur en perpétuel devenir ? Sur quels fondements de la philosophie
politique classique s’appuient-ils ? Et de revoir la grande tradition qui
part de Platon, d’Aristote, de Jean Bodin, traverse Machiavel, Hobbes, Locke,
Montesquieu, Tocqueville, Benjamin Constant… aborde ce massif qu’est Marx… le
contourne… échoue sur les rivages d’une modernité radicale, au lendemain de la
grande catastrophe européenne de 1914-1918.
Comment Hannah Arendt s’est-elle approprié ce domaine, venant de la
phénoménologie, ayant assimilé l’influence de Heidegger, Jaspers, Max Weber, et
même de Saint-Augustin ? Karl Jaspers surtout, qui fut plus qu’un maître,
un ami, tout au long de sa vie.
La vie d’Hannah, son mariage avec Heinrich Blücher, l’ancien
spartakiste, le communiste berlinois, son frère en pensée. Sa vie a été
traversée par l’Eros der Freundschaft.
Ses engagements politiques pour le sionisme, son travail pour les organisations
juives de Paris, puis de New York : aider les jeunes juifs à quitter
l’Europe, s’installer en Palestine. Elle échappe de peu au piège nazi, à deux
reprises, en 1933, en 1940. L’exil américain. Hannah, l’engagée. En 1948 elle
milite pour la création d’un état bi-national juif et palestinien. L’histoire
passe, la politique est une déception. Hannah est une philosophe. En 1951, la
révélation tombe : il y a du sens à l’horreur, il faut penser, avec
puissance, courage, en faisant face à ce qui échappe à la raison. Que s’est-il passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment
cela a-t-il été possible ? Elle y répond. Les Origines du Totalitarisme.
Il y a sur ces questions des fondements, un champ d’étude immense. La
manière dont Hannah Arendt à donné une grande visibilité au concept de
Totalitarisme, comme une aurore qui se lève enfin sur les ruines de la civilisation,
est d’une évidence inoubliable. Mais il y a aussi toute l’histoire de ce
concept « inventé » par Mussolini dans un discours en juin 1925
(« la féroce volonté totalitaire »), suivi de l’aphorisme célèbre
quelques mois plus tard : « Tout dans l’Etat, rien en dehors de
l’Etat, rien contre l’Etat ». Enzo Traverso a produit une excellente anthologie
de la littérature sur le Totalitarisme, qui fournit des pistes multiples à
l’analyse[1]. Il
y a des pistes à tracer, des motifs à suivre. Carl Schmitt par exemple, qui
annonce l’Etat Total en 1933. D’autres, tels Emilio Gentile, Ernst Jünger,
Georges Orwell... Jusqu’à quel point Hannah Arendt a-t-elle
« réinventé » ou interprété un concept en formation ? Elle a
dialogué avec d’autres exilés allemands en Amérique : Leo Strauss
notamment.
L’autre versant de la généalogie est celui de la réception. Les Origines
du Totalitarisme a été jeté dans le feu de l’action politique : l’œuvre
a été d’emblée discutée, ou méprisée, abondamment étudiée, instrumentalisée.
Quel a été son impact dans la construction d’un discours politique neuf, son
influence dans le monde réel ? Aux Etats-Unis pour commencer, dès les
années 1950 dans un contexte de guerre froide, l’analyse du système soviétique
sert de repoussoir à l’Amérique ; en
France ensuite, à partir des années 1970, (il faut attendre 1972 pour la
traduction du Système Totalitaire, la
troisième partie des Origines du
Totalitarisme), dans un contexte de contestation et de critique du « socialisme
réel », (l’Archipel du Goulag de
Soljénitsine vient aussi d’être publié), les « nouveaux philosophes »
encensent Hannah Arendt ; puis après une éclipse, à nouveau au tournant du
siècle avec les grands changements géopolitiques en cours, le totalitarisme
change de visage, tantôt il est identifié au néolibéralisme, tantôt au
terrorisme.
Mais dans un cas comme l’autre, sur le versant de la généalogie ou de la
réception, j’ai le sentiment de ne pas encore toucher à la pensée proprement
philosophique d’Hannah Arendt. Tout au plus, s’agit-il de connaître les Origines du Totalitarisme, comme
prodrome d’une pensée de la maturité. C’est pourquoi, l’objet privilégié de l’étude
pourrait être La Condition Humaine, pour
d’aucuns : son chef-d’œuvre.
L’œuvre d’Hannah Arendt est une réflexion multiple, enracinée dans la
douleur de l’histoire, qui échappe à la simplification. Trop souvent réduite à
la pensée du mal en politique, de sa radicalité à sa banalité (L’Origine du
Totalitarisme et Eichmann à Jérusalem), son cœur en est l’opposition entre vita contemplativa et vita activa (Conditions de l’Homme Moderne, 1958), sur laquelle débouche la
perspective apaisée d’une théorie du jugement (La vie de l’Esprit, publié à titre posthume en 1978). Hannah Arendt
ne se définissait pas volontiers comme une philosophe ; pourtant il est
possible de lire l’ensemble de l’œuvre comme un parcours de libération de la
pensée, du mal radical et de la limite du politique, y retrouvant en creux le
concept fondateur du contrat social et d’une refondation du sens du politique.
Paul Ricoeur, dans sa préface à la publication française de 1961 de Condition de l’Homme Moderne, présente ce
livre comme la réponse d’Hannah Arendt aux Origines
du Totalitarisme, comme une pensée de « résistance », clé d’une
nouvelle anthropologie et d’un renouvellement de la question du politique en
philosophie. Hannah Arendt y est décrite comme la continuatrice du courant de
la phénoménologie.
Dans le prologue stupéfiant à Condition
de l’homme moderne, Hannah Arendt, avec beaucoup de prescience, envisage
les possibilités de transformation radicale de la nature humaine consécutive
aux progrès de la science, et annonce le paradoxe de la « fin du
travail », dans un monde où celui-ci est devenu la valeur dominante. Il
pourrait être intéressant d’appliquer l’analyse arendtienne de la condition humaine au
monde contemporain, de développer une critique, soutenue par les concepts du
travail, de l’œuvre, de l’action, au monde socio-technique, lequel développe
une prétention à créer un « homme nouveau », en particulier à travers
le trans/posthumanisme.
Note sur la langue :
Hannah Arendt a écrit la plupart de ses livres à partir de l’expérience de
l’exil américain, quasi exclusivement en anglais, même si, à la fin de sa vie,
elle rappelait que l’allemand était sa langue maternelle, sa
« maison » (Heimat). Il y aurait une réflexion parallèle à l’analyse
de l’œuvre à mener, sur l’articulation des concepts avec la langue. Fait
intéressant à noter, son journal-atelier, le « Journal de pensée :
1950-1973 », était écrit en allemand. Autre élément intéressant, la
traduction de certains de ses livres : dans Human Condition par exemple,
publié en allemand en 1960 sous le titre « Vita activa oder tätigen
Leben », la formule « a fundamental aspect of the human condition »
est traduite par « Grundaspekt menschlischen Daseins », (« des
aspects fondamentaux du Dasein humain »)[2].