Ce
texte est une note d’introduction à l’œuvre d’Hannah Arendt, un premier guide
général de lecture, destiné à ouvrir une réflexion sur son livre le plus important:
« Condition de l’homme moderne ».
Je
souhaite entamer un commentaire approfondi de ce livre dans les semaines et les
mois qui viennent, chapitre par chapitre, paragraphe après paragraphe. Ce texte
peut donc aussi être envisagé comme une « note d’intention » pour un
projet plus vaste
Hannah
Arendt
Prolégomènes
à la condition humaine du XXIème siècle
I. Arendt,
une œuvre : quel livre ?
§1 Introduction. Une vie, une œuvre
§2. Structure de l’œuvre. I.
L’analyse politique
§3. Structure de l’œuvre. II. La
réflexion morale
§4. Structure de l’œuvre. III.
La philosophie de l’histoire
§5. Un programme de réflexion
Bibliographie
Notes
§1
Introduction. Une vie, une œuvre
Quelqu’un
me demandait récemment comment aborder l’œuvre d’Hannah Arendt. Par quel livre faudrait-il
commencer ? Quel livre
faudrait-il absolument lire ? En
y réfléchissant, je me suis dit qu’il y avait pour moi un livre qui mérite de
figurer en première place, il s’agit de Condition
de l’homme moderne, mais que ce livre présente aussi des difficultés, et qu’il
vaudrait mieux commencer par expliquer sa place dans l’ensemble de l’œuvre. Or,
il y a plusieurs chemins possibles pour découvrir la pensée d’Arendt ;
c’est que nous avons affaire à une œuvre qui n’est pas construite de manière
systématique, comme un édifice solide avec des fondations, puis des paliers ou
des étages que nous aurions à franchir avant d’arriver à un hypothétique sommet.
Pour utiliser une métaphore paysagère plutôt qu’architecturale, l’image qui me
vient à l’esprit en évoquant l’œuvre d’Arendt est celle d’un pays de collines, assez
doux, traversé par plusieurs chemins, peut-être même barré par une rivière, et dominé
par deux massifs rocheux imposants, qui lui confèrent une certaine grandeur,
tout en restant de taille humaine. Ce paysage est ouvert sur d’autres
territoires, il autorise son exploration d’une manière plus libre ou plus
autonome que celui d’un bâtiment fermé sur lui-même.
Dit
d’une autre manière, répondre à la question d’un lecteur qui voudrait aller à
l’essentiel, amène à s’interroger sur la construction de l’œuvre et à proposer
une grille de lecture, un choix qui sera nécessairement discutable.
En
poursuivant ma réflexion, j’en suis arrivé à distinguer trois orientations qui
se recoupent, trois manières de lire ou de penser ce paysage en suivant les
chemins de l’analyse des systèmes politiques, de la réflexion morale, et de la
philosophie de l’histoire. Les raisons pour lesquelles Condition de l’homme moderne est pour moi le livre le plus
important d’Arendt, seront explicitées à travers l’articulation des parties de
l’œuvre dont je vais rendre compte dans cette note.
Il
faut néanmoins préciser que ce découpage est arbitraire, et je ne pense pas
qu’il y eut jamais autre chose chez Arendt qu’une pensée continue qui se
développa avec patience, à travers les aléas de l’existence. La seule chose que
je puisse dire avec certitude, dans la position où je me situe de lecteur et d’interprète
d’une œuvre, c’est que celle-ci ne commence à prendre sens dans la relation qu’elle
aurait à ses éléments constitutifs qu’à partir du moment où la vie qui la
soutenait s’est achevée ; mais c’est peut-être alors que les véritables
difficultés d’exégèse commencent. Il faut parfois attendre des dizaines
d’années et l’ouverture complète d’archives aux chercheurs pour que
l’interprétation d’une œuvre dans ses contradictions, sa complexité, sa part
cachée, puisse être menée à bien d’une manière qui soit rigoureuse sur le plan
scientifique. Je pense évidemment au « cas Heidegger » ; en ce
qui concerne Arendt, je m’en expliquerai plus loin, nous ne sommes pas en
présence de ce genre de difficultés, du moins pas à un degré tel qu’il faille
réviser entièrement notre compréhension de sa philosophie en fonction de la
publication d’inédits importants, toujours possible[1].
Toute
existence produit une totalité inachevée, c’est particulièrement vrai de la
philosophie d’Arendt car celle-ci a été en grande partie façonnée par les
circonstances de la vie. Par une de ces « ruses de l’histoire »
qu’elle se plaisait à identifier pour les tourner en dérision[2],
la jeune Hannah ne devint pas une « philosophe professionnelle ». Après
avoir rédigé en 1929 sa thèse sous la direction de Karl Jaspers, Le concept d’amour chez St-Augustin, ce
sont les préoccupations liées à la « Question Juive » qui décidèrent
du tournant de son existence. Rappelons-en quelques-unes des grandes étapes: née
d’une famille juive laïcisée à Hanovre en 1906, Hannah passe son enfance et sa
jeunesse à Königsberg, puis à Berlin ; entre 1924 et 1926 elle étudie
successivement à Marburg, Fribourg et Heidelberg où elle suit les enseignements
d’Heidegger, Husserl, Bultmann et Jaspers. Viennent ensuite les années d’exil à
partir de 1933 à Paris, ensuite à New York à partir de 1941. En 1951 elle
publie son premier grand livre, Les
Origines du Totalitarisme, devient une figure en vue de l’intelligentsia
new yorkaise. Elle acquiert la citoyenneté américaine en 1956. En 1961 elle
assiste au procès d’Eichmann, une grande controverse entoure la publication de
son livre Eichmann à Jérusalem en
1963. Elle donne des cours dans plusieurs universités américaines et
européennes, est nommée à la New School for Social Research de New York en 1967[3].
Elle meurt brutalement en 1975 à son domicile de Manhattan. Elle est enterrée auprès
d’Heinrich Blücher, son second mari, au Bard College dans l’Etat de New York, sur
les bords de la rivière Hudson. Depuis lors sa renommée ne fait que croître.
Elle est aujourd’hui un des philosophes du XXème siècle parmi les
plus lus et les plus commentés.
Après
sa thèse et pendant quasiment deux décennies, du début des années 1930 à la fin
des années 1940, Arendt travailla dans le domaine social, en aidant les jeunes
juifs européens à émigrer en Palestine, en rédigeant des textes de combat pour
le magasine de langue allemande Aufbau
à New York, et en dirigeant après la guerre l’organisme de reconstruction
des biens culturels juifs dispersés en Europe. De cette période, hormis un
article sur l’existentialisme, il n’y a aucun texte de philosophie qui soit
publié[4].
A
partir de 1944, elle commença à rassembler les matériaux pour le grand ouvrage
qu’elle avait en tête, qui était destiné à répondre aux questions soulevées par
le génocide nazi : Qu’est-ce qui
s’est passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été
possible ? Avec Les Origines du
Totalitarisme Hannah Arendt a d’emblée atteint une notoriété
considérable, qui a eu entre autres effets de conditionner la réception de son
œuvre ultérieure et sa réputation de spécialiste des systèmes politiques dans
un contexte idéologique marqué par la guerre froide et le maccarthysme aux
Etats-Unis.
Arendt
a donc quarante-cinq ans lorsqu’elle publie son premier livre, si on ne tient
pas compte de sa thèse publiée de manière confidentielle en 1929, et c’est à
partir de ce moment-là qu’elle va se mettre véritablement à
« philosopher », sans interruption jusqu’à la fin de sa vie. Nous
avons donc affaire à une œuvre qui s’est construite dans les années de la
maturité et de la vieillesse, en un peu plus de deux décennies.
Entre 1951 pour Les Origines du
Totalitarisme, et 1975, année de sa mort, d’autres livres se succèdent à un
rythme soutenu : Rahel
Varnhagen : la vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme
(1958), Condition de l’homme moderne
(1958), Eichmann à Jérusalem (1963), De la Révolution (1963), La crise de la culture (1968), Vies politiques (1968), La vie de l’esprit : I, la Pensée
(1971), Du mensonge à la violence
(1972). Décrivons rapidement en quoi consistent ces ouvrages.
Les Origines du Totalitarisme (1951),
est un livre composite. Les deux premières parties sont consacrées à l’étude
des sources du nazisme, à travers l’antisémitisme et l’impérialisme. Dans une
troisième partie, intitulée « Le système totalitaire », elle décrit
quelles sont les caractéristiques communes et originales des deux grandes
idéologies totalitaires du XXème siècle : le nazisme et le
stalinisme. Origines combine
l’analyse historique et idéologique avec une réflexion sur l’essence d’un
nouveau type de système politique dans lequel les hommes deviennent superflus.
Rahel
Varnhagen (1958) est une biographie écrite principalement au début des
années 1930, qu’Arendt emporta avec elle en exil, et qu’elle se décida donc à
ne publier que fort tard. Il s’agit d’un livre qui est la réponse d’Arendt à la
« Question Juive » entre assimilation et identité judaïque retrouvée.
C’est un des livres dans lequel elle se reconnaissait le plus, s’étant
identifiée au destin de cette brillante « sœur » dans l’histoire
allemande.
Dans
Condition de l’homme moderne (1958),
Arendt essaye de comprendre à quelles conditions la vie politique des hommes
est possible. Elle y élabore une théorie de la Vita Activa constituée du travail, de l’œuvre et de l’action, de
leur articulation dans l’histoire, de la distinction entre sphère politique et
sphère sociale, entre vie privée et vie publique et conclut par quelques annotations
d’une grande prescience sur l’avènement d’un monde nouveau dominé par
l’automatisation
Eichmann à Jérusalem (1963), a été au
centre d’une polémique très vive, à cause de la manière dont Arendt a rendu
compte du procès, dans lequel elle avance l’hypothèse de la « banalité du
mal », un concept qui a été mal compris et qui a été pour elle le point de
départ d’une nouvelle recherche sur la nature du mal.
De la Révolution (1963) est une analyse
comparative des deux grandes révolutions du XVIIIème siècle :
la révolution américaine et la révolution française, dans lesquelles Arendt voit
le prototype des politiques qui cherchent à fonder la liberté, et de celles qui
cherchent à lutter contre la misère sociale. C’est un de ses grands livres
politiques qu’il est intéressant de lire en contrepoint d’Origines et de Conditions de
l’homme moderne. J’évoquais au début de cette note l’image formée dans mon
esprit par un paysage dans lequel il y aurait deux imposants « massifs
rocheux ». Le premier de ces massifs est constitué de cette
« trilogie ».
Les
ouvrages suivants : La crise de la
culture (1968) et Du mensonge à la
violence (1972) rassemblent des essais de pensée politique dont certains
sont inspirés directement par l’actualité.
Vies politiques (1968) rassemble des
écrits de circonstance sous forme de petits essais, d’hommages à des amis
proches ou lointains, vivants ou disparus, (Rosa Luxemburg y côtoie par
exemple Karl Jaspers ou Martin Heidegger, ainsi que Walter Benjamin,
Hermann Broch ou Bertold Brecht).
Enfin,
La vie de l’esprit, tome I : la
Pensée, (1971) est le premier d’une série inachevée de trois livres, dont
le tome II : Le Vouloir
fut publié après sa mort (en 1978), et le troisième : Juger : sur la philosophie politique de Kant, reconstitué à
partir de fragments et de notes de conférences, fut publié en 1982. Dans cette
œuvre importante, Arendt essaye de résoudre l’énigme de la « banalité du
mal » en remontant à des questions philosophiques essentielles sur les
facultés humaines, et en réactualisant l’opposition entre Vita Contemplativa et Vita
Activa qu’elle avait théorisée dans Conditions
de l’homme moderne. Y est-elle arrivée ? Elle a en tout cas montré des
chemins qu’il est intéressant de suivre. Cet ensemble de livres constitue le
deuxième de ces « massif rocheux » qui domine le paysage de l’œuvre
d’Arendt.
Ce bref aperçu de l’œuvre d’Arendt publiée jusqu’à sa mort (si on veut
bien considérer La vie de l’esprit
dont les deux tiers nous sont parvenus à titre posthume, comme étant « en
projet » de son vivant), nous montre une première difficulté lorsqu’il s’agit
de synthétiser sa pensée : la diversité des sujets (analyses politiques,
commentaires sur l’actualité, livres de « philosophie pure »), et des
méthodes (science politique comparative, histoire, biographies, analyses
conceptuelles) oblige à prendre du recul, à choisir un point de vue qui
permette de dégager un possible sens global, mais ceci se heurte à une deuxième
difficulté, liée justement au caractère incomplet des livres publiés de son vivant.
Ce qui, par contre, me semble clair, c’est qu’à chaque moment de
réflexion, de commentaire ou d’engagement avec amour (« l’amour du
monde » qui la caractérisait selon sa biographe la plus célèbre[5]),
sa pensée témoignait d’une double qualité rare de fidélité : d’abord à ses
amis, sa « tribu » comme elle disait, le groupe ondoyant de proches,
intellectuels, artistes, familiers, compagnons d’exil, avec lequel son deuxième
mari, Heinrich Blücher et elle, avaient développé un art de l’accueil et de la
conversation, une « politique de l’amitié » en miniature[6];
ensuite, la fidélité d’Arendt s’exprimait vis-à-vis de ce qui la fondait, la
constituait comme personne de culture, à travers sa langue, sa formation
intellectuelle, ses influences[7].
On
pourrait résumer à quelques mots-clés, à quelques clichés, à quelques
références incontournables les sources et les thèmes de sa pensée: culture
juive européenne, sionisme, antisémitisme, totalitarisme, idéologie et
terreur, banalité du mal, démocratie, révolutions, responsabilité et jugement,
Platon, Aristote, Augustin, Kant, Heidegger, Jaspers, mais on n’en sera pas
plus avancés pour comprendre ce qui fait son originalité, car au
final qu’observe-t-on, sinon une œuvre avec des aspérités, le produit
d’une idiosyncrasie que nous pouvons
embrasser avec un regard lointain. En somme, rendre compte d’Arendt comme d’une
« vie politique » dans le sens noble qu’elle défendit ou remit à
l’honneur[8]
est une démarche à la fois d’hommage et de critique, avec laquelle je
m’efforcerai d’établir un équilibre pendant mon travail de recherche.
Je crois qu’il faut éviter deux écueils concernant l’interprétation: je ne souscris ni à la
thèse de la « disparition » de l’auteur au profit de la seule analyse
des textes hors de tout « contexte », ni à la thèse symétrique de la
réduction de l’œuvre par la psychologie seule, défaut qui me semble être devenu
une des tendances de l’époque[9].
Il
y a certes une existence qui ne peut être étudiée qu’une fois remise entre les
mains de ceux qui en portent le témoignage, ainsi qu’à travers des livres, une
correspondance, des archives ; il y
aussi dans cette vie une ou plusieurs œuvres qui transcendent l’existence
individuelle, qui rendent compte de la liberté d’une pensée apte à dépasser les
contingences de l’époque. Il est important d’éclairer l’une par l’autre,
l’œuvre par la vie et réciproquement, les événements vécus de l’intérieur, et
le mouvement général de l’histoire, du contexte dans lequel la personne s’est
trouvée immergée, ainsi que des choix qu’elle a posée. La lecture croisée de la
vie et de l’œuvre en devient plus complexe, et plus enrichissante ; de
même, la lecture croisée des vies rencontrées, des influences réciproques, des
livres lus ou de ceux qui furent à leur tour influencés par une pensée. Dans le
cas d’Arendt, effectivement, à côté des livres publiés de son vivant, il y a
encore des caisses d’archives à traiter, il y a aussi des livres, presqu’aussi
nombreux que ceux dont elle dirigea la publication, qui sont sortis après sa
mort, dont un Journal de Pensée ;
de même qu’une abondante correspondance, là aussi partiellement rendue au
public ; bref, nous nous trouvons devant une abondance de matériaux,
rédigés sans esprit de système, qui doivent pour une grande partie, comme je
l’évoquais, d’avoir été écrits en réponse « aux circonstances de
l’époque ».
La
liste est impressionnante également des contemporains avec lesquels Arendt
développa un dialogue : Martin Heidegger, Karl Jaspers, Hans Jonas, Günther
Anders, Kurt Blumenfeld, Walter Benjamin, Gershom Scholem, Raymond Aron,
Heinrich Blücher, Hermann Broch, Karen Blixen, Leo Strauss, Erich Voegelin,
Mary McCarthy… Là aussi, pour comprendre Arendt, pour rendre compte de cette
« totalité inachevée » qu’est une existence ou une œuvre, il sera bon
d’interroger, et de s’intéresser, à quelques-uns de ses contemporains[10].
§2.
Structure de l’œuvre. I. L’analyse politique
C’est la partie la plus importante de
l’œuvre d’Arendt, elle y a consacré l’essentiel de son énergie, comme spécialiste
des sciences politiques ou observatrice de l’histoire, « spectatrice
engagée »[11] de la
politique et du monde contemporain, analyste des fondations des régimes politiques
du XXème siècle. Elle y a développé une « pensée de
l’événement » ou « à partir de l’événement » : le cas
exemplaire est son investigation du procès Eichmann
à Jérusalem, on y ajoutera l’œuvre monumentale des Origines du Totalitarisme ou De
la Révolution, qui se situent dans le temps long de l’histoire, ou encore
d’autres livres consacrés à l’analyse de phénomènes contemporains (Crise de la Culture, Du mensonge à la violence). S’agit-il pour
autant d’un « journalisme philosophique » ?
Il
s’agit pour Arendt de penser l’événement.
Il ne s’agit pas de rapporter uniquement des faits et des documents, il s’agit par
la pensée de se protéger face à un réel insupportable, d’établir une ligne de
survie intellectuelle pour ensuite entrer en résistance, développer une sagesse,
répondre à l’appel vers une transcendance. Ce sont des sentiments qu’elle
développe très tôt. Arendt est venue à la philosophie en lisant Kant et Platon
à quatorze ans, animée par l’urgence de comprendre, la théologie était pour
cette raison une de ses matières favorites qu’elle étudia avec la philosophie
et le grec pendant ses années d’université. N’a-t-elle pas rédigé sa thèse sur Le concept d’amour chez St-Augustin ?
On retrouve des traces de cette filiation chrétienne plus tard dans son œuvre,
paradoxe qui n’est qu’apparent chez une Juive laïque, amoureuse de la philosophie
grecque et des Lumières. Penser l’événement veut dire que la politique est
analysée à partir des données de l’expérience : que représente l’action
politique, ou la violence politique pour l’être humain, que signifie-t-elle
comme modalité d’existence pour l’ « être-au-monde » ? Arendt y
applique une méthode issue de la phénoménologie, retourner vers les choses mêmes pour en capturer l’essence[12].
L’événement est ce qui surgit, que rien à-priori n’explique. Il faut un regard
neuf, et une écriture qui part des choses pour remonter au concept. Si c’est cela
faire du « journalisme philosophique », alors, oui, Arendt donne ses
lettres de noblesse à un nouveau genre.
Quand
Arendt écrit la plupart des livres qui la rendent célèbre : Origines, De la Révolution, Eichmann à
Jérusalem, Crise de la culture,
elle ne développe pas explicitement une pensée du combat, du changement
politique ; elle ne rédige pas des pamphlets, des livres à thèse ou
destinés à scandaliser l’opinion[13] ;
il s’agit, modestement dit-elle, d’ouvrages de « pensée politique »[14].
Elle va toute sa vie défendre une position d’intellectuelle indépendante de ce
qu’elle appelle le milieu des « philosophes professionnels ». Elle a
ses raisons qui tiennent au traumatisme de l’exil en 1933, et du choc ressentit
à l’allégeance quasi-automatique d’une grande partie de l’Université allemande
au nazisme, alors qu’il n’y avait pas de contexte de terreur qui le justifiait
à l’époque. Cela vaut la peine de citer un large extrait de l’entretien à
Günter Gaus[15] :
Arendt :
Voyez-vous, je sortais d’une activité purement universitaire, et, à cet égard,
l’année 1933 me fit une impression durable : positivement d’abord,
négativement ensuite – mais, peut-être devrais-je dire : premièrement
négativement et deuxièmement positivement. De nos jours, on croit volontiers
que le choc ressenti par les Juifs allemands en 1933 s’explique par la prise du
pouvoir par Hitler. Or, en ce qui me concerne, ainsi que les gens de ma
génération, je puis affirmer qu’il s’agit là d’une étrange méprise. C’était
naturellement très inquiétant. Mais il s’agissait d’une affaire politique et
non pas personnelle. Grand dieu, nous n’avons pas eu besoin qu’Hitler prenne le
pouvoir pour savoir que les Nazis étaient nos ennemis ! C’était d’une évidence
absolue, depuis au moins quatre ans, pour n’importe quel individu sain
d’esprit. Nous savions également qu’une grande partie du peuple allemand
marchait derrière eux. C’est pourquoi nous ne pouvions pas être à proprement
parler surpris comme sous l’effet d’un choc en 1933.
Gauss :
Vous voulez-dire que le choc de 1933 consistait en ceci que les événements
essentiellement politiques avaient pris une tournure personnelle ?
Arendt :
Non, pas seulement. Ou plutôt : oui, en un sens. Tout d’abord, ce qui
était en général de l’ordre du politique est devenu un destin personnel dans la
mesure où l’on quittait le pays. Mais en second lieu, vous savez ce que c’est
qu’une mise au pas. Et cela signifiait que les amis aussi s’alignaient !
Le problème, le problème personnel n’était donc pas tant ce que faisaient nos
ennemis que ce que faisaient nos amis. Ce qui se produisit à l’époque dans
cette vague d’uniformisation qui était d’ailleurs assez spontanée et qui en
tous cas ne résultait pas de la terreur, c’était qu’un vide s’était en quelque
sorte formé autour de nous.
Je vivais dans un milieu d’intellectuels,
mais je connaissais également d’autres personnes et je pouvais constater que
suivre le mouvement était pour ainsi dire la règle parmi les intellectuels, alors
que ce n’était pas le cas dans les autres milieux. Et je n’ai jamais pu oublier
cela.
On
pourrait se demander si cette partie de l’œuvre politique est destinée à tomber
en désuétude, dès lors que les mémoires vivantes de l’événement
disparaissent, ou que les modes de l’opinion portent à l’attention du public de
nouvelles occasions d’indignation ou de révolte.
Je
ne pense pas, car – il suffit d’en lire quelques pages pour s’en convaincre,
nous sommes dans la plupart des cas éloignés d’essais écrits en réponse à
l’actualité, mais en présence d’œuvres profondes, au service d’une pensée
éclairante, d’ouvrage exigeants que nous pouvons considérer comme des livres de
philosophie politique à part entière, malgré les dénégations d’Arendt sur sa
propre étiquette de « philosophe ».
§3.
Structure de l’œuvre. II. La réflexion morale
Il
y a ensuite un deuxième segment important, me semble-t-il, qui émerge de l’œuvre,
c’est celui que nous pourrions attribuer à la figure d’ « Arendt la
moraliste ». Dans les périodes de crise de l’histoire, des vies d’hommes
ou de femmes basculent dans la radicalité ou l’expérience extrême du mal. Arendt
s’interroge sur ces conditions, ce qui rend possible des événements hors du
commun ; elle observe lors du procès d’Eichmann un comportement et un
discours qui vont l’intriguer, et l’amener à poser l’hypothèse d’une
terrifiante « absence de pensée » pour expliquer la banalité du mal.
Elle essaye d’identifier dans la « vie de l’esprit », les racines de
la responsabilité individuelle, ce qui provoque en nous le basculement dans la
résistance au mal, ou dans la complicité avec le mal.
Arendt
moraliste ne cherche pas tant à épuiser les grands systèmes philosophiques
(elle cherche néanmoins avec assiduité du côté de Kant des éléments théoriques
pour soutenir ses intuitions), qu’à éclairer de l’intérieur avec objectivité et
neutralité le drame des consciences. C’est la partie de l’œuvre qui est la moins
achevée, et pour cause, Arendt n’est pas arrivée à répondre à la question
lancinante de l’origine du mal, de son caractère « extrême », auquel
elle opposait la « radicalité du bien », elle a buté sur l’énigme de
la « banalité du mal ». A la fin de sa vie elle cherchait des
réponses du côté du « vieux Kant » de la Troisième Critique[16]
et d’une reprise de la possibilité d’une faculté de juger, esthétique et
téléologique, comme remède ou réponse à l’absence de pensée.
Mon sentiment est qu’elle n’est pas arrivée au
bout de sa quête, la mort l’a emportée le jour même où elle avait glissé dans
sa machine à écrire, la première feuille du troisième volume de La Vie de l’Esprit, sur laquelle elle
avait pu écrire le titre « Juger » et l’épigraphe. Par conséquent, la
plupart des livres que je rattache à cette branche de l’œuvre d’ « Arendt
moraliste », résultent de collections d’essais, d’articles divers, de
textes de conférences, de notes, rassemblés dans des livres posthumes tels que :
Juger, sur la philosophie politique de
Kant (1982), La philosophie de
l’existence et autres essais (1994), Responsabilité
et Jugement (2003), Qu’est-ce que la
politique ? (2005). Par ailleurs, le magnum opus qu’est La Vie de
l’Esprit dont seule la première partie fut publiée de son vivant : La Pensée (1971)[17],
participe aussi de cette recherche des fondations morales de la vie politique.
§4.
Structure de l’œuvre. III. La philosophie de l’histoire
Il
y a enfin une partie de l’œuvre d’Arendt qui est à proprement parler inclassable,
et qui est réduite à un livre : il s’agit de The Human Condition publié en 1958, une des grandes œuvres
philosophiques du vingtième siècle[18].
Lors
de sa réception en France sous le titre Condition
de l’Homme Moderne, dans la traduction de Georges Fradier publiée en 1961 chez
Calmann-Lévy[19], le
philosophe Paul Ricoeur mentionne à plusieurs reprises dans la préface qu’il
s’agit d’un livre d’ « anthropologie philosophique ».
Je
pense que Paul Ricoeur manquait de la perspective adéquate pour en parler à son
époque, car il ne pouvait forcément pas connaître l’importance de certains
travaux non-publiés du vivant d’Arendt, qui ont conduit un chercheur comme
Margaret Canovan à reformuler la philosophie politique d’Arendt à la lumière de
ses travaux sur Marx (voir Note n°1). Et Margaret Canovan justement, qui a
rédigé la préface pour la seconde édition de The Human Condition en 1998, écrit dès les premières lignes à
propos de ce livre que : Belonging to no genre, it has had no successful imitators, and its
style and manner remain highly idiosyncratic.[20] C’est sans doute la manière la plus juste de commencer à parler de ce livre.
S’il
y a donc un livre majeur qui émerge de toute l’œuvre considérable d’Hannah
Arendt, un livre novateur, qui porte l’originalité d’une philosophie, qui soit
d’une « pensée augurale », d’un commencement, c’est celui-là.
Explications.
De
quoi traite Condition de l’homme moderne ?
Il s’agit d’un long discours sur les déterminants
fondamentaux de la condition des
hommes, en tant qu’ils sont des créatures historiques. Le titre indique
clairement quel est le programme : analyse des « conditions »,
et non pas de « l’essence », ou de la « nature » humaine. Nous
y reviendrons. Mais évitons d’emblée plusieurs malentendus possibles autour de
ce livre difficile : en somme essayons d’éclairer tout ce qu’il n’est pas.
Premier malentendu : le titre original du livre, publié en anglais
en 1958, aux Presses Universitaires de Chicago, est The Human Condition, qu’il aurait fallu traduire stricto sensu par La Condition Humaine. L’éditeur,
Calmann-Lévy, ne voulut pas de ce titre proposé par Georges Fradier à cause du
roman éponyme d’André Malraux (publié en 1933). Il est très important de garder
cela présent à l’esprit : Arendt ne fait pas une analyse de la
« modernité » (même si elle en parle beaucoup) ; mais par
ailleurs, la « condition humaine » dont elle rend compte dans ce
livre ne prétend pas non plus à l’universalité
des hommes de tous temps et de toute éternité. Il y a un champ clairement
circonscrit à la recherche, c’est celui des hommes situés dans l’horizon des
vingt-cinq ou trente derniers siècles, appartenant à la civilisation
européenne. A partir du commencement de la pensée grecque, Arendt développe la
théorie de la Vita Activa qu’elle
mène jusqu’à la fin de la « modernité », ce qui veut dire pour elle,
jusqu’à Marx. Après cette époque, nous entrons dans un nouvel âge moderne,
contemporain de la bombe atomique, des premiers satellites artificiels, des
débuts de l’automatisation et de la biologie moléculaire qui ouvre aux savants
les possibilités de pouvoir un jour lointain, qu’Arendt anticipe, de transformer
la vie humaine, et avec elle, d’altérer de manière radicale la condition humaine, mais pas forcément la
nature humaine.
Or,
il ne s’agit pas non plus d’une recherche explicitement
cantonnée aux déterminants profonds de la condition humaine de « l’homme
occidental », et c’est le deuxième malentendu qu’il faut dissiper. Certes,
Arendt, par sa formation et sa culture, se revendique de la philosophie et de
la littérature occidentale : dans ce livre, ses sources les plus anciennes
sont Hésiode, Homère, Thucydide, Héraclite, Platon, Aristote, Cicéron, Sénèque,
Augustin… Mais pourrait-on en conclure pour autant que cette recherche n’aurait
aucune validité pour « l’homme oriental », disons celui de la civilisation
chinoise, de l’hindouisme ou pour l’homme de la civilisation
islamique ? Ces questions ne sont pas posées. Arendt réfléchit, écrit, avec les outils de son bagage
intellectuel d’occidentale. Il n’empêche : la question d’un relativisme
culturel des déterminants de la condition humaine mériterait d’être posée par
d’autres chercheurs. J’ignore pour ma part comment cette question a été abordée, ou aurait put être abordée dans la perspective d’une « anthropologie comparative », et je la
mets de côté, pour une autre raison encore, et c’est le troisième malentendu
possible qu’il s’agit d’écarter : The
Human Condition n’est pas un livre de sciences humaines ou sociales, mais de
philosophie, c’est-à-dire qu’il s’inscrit dans le double mouvement de
l’étonnement devant ce qui est, et de
la critique de la tradition qui rend
compte de ce qui est; il ne prétend pas apporter de vérités positives, restituer
des faits nouveaux, sur lesquels un législateur pourrait par exemple construire
une politique ou définir des normes sociales: le but poursuivi dans The Human Condition est de développer la
théorie de la Vita Activa déclinée
dans les modalités d’existence sous la forme du travail, de l’œuvre et de
l’action (labor, work, action en
anglais), et à partir de là de nous amener à penser le déclin et la disparition
du Politique en tant que tel[21].
Et
donc, pour en revenir à l’erreur de
perspective de Paul Ricoeur qu’il s’agit d’expliquer, comme d’un quatrième
malentendu : quel est le « genre » de philosophie auquel se
rattache Condition de l’homme moderne ?
Son propos étant « la condition humaine » et non pas « la
nature humaine », il n’appartient pas au courant de l’anthropologie
philosophique, lequel se préoccupe des « fondements » de l’Homme au
singulier, par exemple ce qui distingue l’homme de l’animal ou de la pierre, ce
qui répond à la question une et universelle, éternelle, de l’essence de
l’homme ; et non pas de l’existence
de la pluralité des hommes qui est une question politique. Pourtant,
quelqu’un comme Paul Ricoeur, qui devait être au fait de ces différences conceptuelles
importantes, se trompe dans la préface de l’édition française lorsqu’il parle
d’anthropologie à propos du livre d’Arendt. Si je prétends, en interprétant ce
qu’Arendt écrit, que ce livre n’appartient pas au champ de l’anthropologie
philosophique, alors, je me demande : de quoi s’agit-il ? Et si je me
force à penser à ses limites, à ne pas me contenter de l’aporie relevée par Margaret Canovan dans sa préface de la
deuxième édition américaine, que je veuille rattacher ce livre à une tradition,
de laquelle s’agirait-il ? Un ouvrage de philosophie politique ? Un livre
d’histoire ? Un poème ? J’aurais envie de dire : un peu de tout
cela, mais ce serait le résultat d’une « absence de pensée ». Ce que
je vais développer au cours de mon commentaire de Condition de l’homme moderne, est que nous avons affaire à une
pensée critique de la philosophie de l’histoire
hégélienne ou marxiste, et qui est elle-même une certaine philosophie de
l’histoire qui ne se reconnaît pas comme telle.
§5. Un
programme de réflexion
Récapitulons :
avec The Human Condition nous sommes
en présence d’une recherche sur les déterminants profonds de la condition
humaine, circonscrite à une aire géographique et une période historique, depuis
l’antiquité gréco-latine, jusqu’aux vingtième siècle, en passant par le
christianisme, la pensée médiévale et les grandes transformations des
« Temps Modernes » : Réforme religieuse, développement du
capitalisme, et développement des sciences et des techniques, en un domaine
autonome, distinct de la religion et de la philosophie.
Pourquoi
ce livre est-il très important ? Pourquoi est-il si novateur ? Parce
qu’il fait sens, dans la très longue
durée, parce qu’il rassemble des éléments d’un grand ensemble historique,
philosophique, économique et scientifique, où nous pouvons largement
reconnaître notre civilisation, parce qu’il soumet à notre réflexion une grille
d’analyse en apparence très simple, de ces « moments-clés » de la
condition humaine et de la temporalité qu’Arendt conceptualise sous le vocable
de Vita Activa défini par le
travail, l’œuvre et l’action ; parce qu’il fournit également une réponse à
la recherche des Origines du
Totalitarisme : c'est à travers l'affaiblissement d'une vie politique et démocratique digne de la pluralité des hommes, si nous n'y prenons garde, que peuvent resurgir de
nouveaux phénomènes totalitaires.
Je crois que c’est parce qu’elle est animée par cette force et par cette
modestie, qui tiennent à qui elle est comme être humain, qu’Arendt a réussi à
faire parler l’universel et l’idéal à travers des mots qui font partie de notre
horizon le plus familier, le plus trivial, celui par lequel nous essayons, en
tant qu’être humains, d’habiter ce monde : en nous « épuisant »
au travail (labor), en essayant d’y apporter
quelque chose de plus qui lui garantisse solidité et durée (work), enfin, en essayant par l’exercice
de la parole dans un espace public de lui apporter une conscience politique (action).
A
partir de ce point, mes prochaines notes vont proposer quelques réflexions sur
la genèse du texte, sa réception initiale, les traductions, et ensuite procéder
à une lecture et un commentaire détaillé du texte, en commençant par l’étonnant
Prologue, et en poursuivant ensuite, chapitre par chapitre, paragraphe par
paragraphe, jusqu’à la fin.
Bibliographie
Principaux livres d’Hannah Arendt traduits
en français
Ecrits juifs, Paris, (Jérôme Kohn et Sylvie Courtine-Denamy,
éds), Fayard, 2011.
Rassemble tous
les articles publiés dans Aufbau
pendant les années de guerre ainsi que d’autres textes devenus difficiles à
trouver sur le judaïsme etc…
L’Humaine condition * (Philippe Raynaud, éd.), Paris, Gallimard coll.
Quarto, 2012.
* comprend :
Condition de l’homme moderne, De la
Révolution, Crise de la Culture, Du mensonge à la violence. Tous ces livres
sont disponibles séparément en éditions de poche.
Journal de pensée (1950-1973), trad. Sylvie Courtine-Denamy, Paris, Le
Seuil, 2005 (en deux volumes).
Juger. Sur la philosophie politique de Kant, trad. Myriam Revault d’Allonnes, Paris,
Seuil, 1991.
Les Origines du totalitarisme **,
Eichmann à Jérusalem, (Pierre Bouretz, éd. avec des traductions révisées),
Paris, Gallimard coll. Quarto, 2002.
** publié en
trois partie en édition française de poche. I : L’antisémitisme, II :
L’impérialisme, III : Le système
totalitaire
La philosophie de l’existence et autres essais, Paris, Payot, 2000
Qu’est-ce que la politique ? Nouvelle traduction et édition augmentée,
texte établi par Jérôme Kohn, édition française, préface et notes de Carole
Widmaier, Paris, Le Seuil, 2014.
Responsabilité et jugement, trad. Jean-Luc Fidel, Paris, Payot,
2005.
La vie de l’esprit ***, trad. Lucienne Lotringer, Paris, Presses
Universitaires de France, coll. Quadrige, 1981.
*** comprend les
deux volumes de : La Pensée et Le Vouloir.
Vies politiques, Paris, Gallimard coll. Tel n° 112, 1974.
Notes
[1] C’est le cas avec les travaux consacrés à
Marx sur lesquels je reviendrai dans un prochain article. Ceux-ci ont été mis
en évidence grâce à Margaret Canovan, qui en a fait une synthèse dans son livre
Hannah
Arendt : A Reinterpretation of her Political Thought, Cambridge University Press, 1994.
[2] Elisabeth Young-Bruehl, Hannah
Arendt: For Love of the World, 2nd edition, 2004; tr. Fr. Fayard coll. Pluriel, Paris, 2011.
[3] La New School University est aujourd’hui un des deux centres mondiaux donnant accès aux Archives
Hannah Arendt entreposées à la Bibliothèque du Congrès à Washington D.C.,
l’autre étant à l’université d’Oldenburg en Allemagne
[4] Hannah Arendt, « Qu’est-ce que la
philosophie de l’existence? », in Philosophie de l’existence et autres
essais, Paris, Payot 2000. Publié en 1946 en hommage à Karl Jaspers, ce petit
texte amorce le « tournant » de la pensée arendtienne, entre
l’influence d’Heidegger et celle de Jaspers, qui va la conduire plus tard à
« redécouvrir Kant » (Préface de Marc de Launay à la réédition du
texte en Rivages coll. Petite Bibliothèque, 2002).
[5] Elisabeth Young-Bruehl, op.
cit.
[6] J’emprunte
l’expression au livre de John Nixon, Hannah Arendt and the Politics of Friendship,
Bloomsbury Academics, 2015.
[7] Voir l’entretien à Günter Gaus :
« Seule demeure la langue maternelle », in revue Esprit, juin 1980, retranscription de l’entretien diffusé à la
télévision allemande en 1964. Lien Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=dsoImQfVsO4
[8] Hannah Arendt a publié un ensemble de notices ou d’essais biographiques
consacrés à des contemporains qui furent important dans sa vie, sous le titre
de Thinking in
Dark Times, livre traduit
judicieusement en français sous le titre de Vies
Politiques; chaque vie illustre à sa manière le concept d’action qui est au cœur de la
redécouverte par Arendt du rôle central du Politique dans la condition humaine.
[9] Michel Onfray par exemple est un
représentant de cette tendance à expliquer une œuvre par la vie de son auteur. J’ai beaucoup de respect pour
le travail considérable entrepris par Onfray pour populariser une autre
histoire de la philosophie (Contre-Histoire
de la Philosophie, neuf volumes publiés à ce jour au Livre de Poche,
faisant suite aux leçons professées à l’Université Populaire de Caen), pour la
rendre accessible à un large public, pour rendre comme il l’écrit « la
raison populaire », pour faire œuvre aussi de démolisseur d’idoles.
[10] Sans minimiser l’importance de
l’influence exercée par Martin Heidegger, professeur en pleine ascension à
l’université de Marbourg sur la jeune étudiante juive de dix-huit ans qui
l’écouta pendant le semestre d’été de 1925 rendre la parole des anciens auteurs
vivante, et qui fut sa maîtresse, il me semble raisonnable de poser comme
hypothèse de travail, que la longue et sincère relation d’amitié avec Karl
Jaspers qui débuta en 1926 lorsqu’Arendt suivit les cours de ce dernier à
l’université d’Heidelberg, et qui dura jusqu’à la mort du philosophe humaniste
à Bâle en 1969, fut plus significative tant du point de vue de la formation
intellectuelle de la jeune étudiante en philosophie et théologie, que du point
de vue des idées qu’Hannah Arendt poursuivit et développa dans son œuvre
jusqu’à la fin de sa vie. Il faudrait pour argumenter ce point de vue, comparer
dans le détail, non seulement la correspondance d’Arendt et d’Heidegger d’une
part, avec celle d’Arendt et de Jaspers d’autre part, ce qui est en soi un travail
déjà considérable, mais il faudrait également relire les textes d’Arendt pour y
repérer les influences directes ou indirectes de l’un ou l’autre de ces deux
philosophes dans les concepts utilisés ou réemployés. Ce travail de décodage va
être entrepris de toute façon dans ma
lecture commentée de The Human Condition. Sans aller donc jusque-là pour le moment, je vais me contenter de citer
deux éléments pour soutenir mon propos : d’une part, Arendt lit La psychologie des conceptions du monde
de Jaspers à l’époque où elle est adolescente, et ce livre façonne déjà sa
manière de penser (elle le rapporte dans l’entretien à Günter Gaus, (in
Revue Esprit, op. cit); d’autre part
elle lit le grand opus de Jaspers,
les trois tomes de Philosophie au
moment de sa parution en 1930, ouvrage qui cristallise la position de Karl
Jaspers en philosophe existentialiste chrétien ou humaniste, et ce livre est
également très important dans la formation de la jeune femme (cité in Elisabeth
Lévy Bruehl, op. cit,). A travers mon étude d’Arendt, je m’efforcerai entre
autres de rendre la pensée de Karl Jaspers à nouveau audible, ne fut-ce que par
fidélité à la pensée d’Arendt et à sa « politique de l’amitié », car
il me semble évident que la philosophie de Jaspers est injustement tombée dans
l’oubli, ayant souffert par comparaison avec l’importance accordée à Heidegger.
A l’époque où j’étais étudiant à l’Université Libre de Bruxelles à la fin des
années 1970, il y avait encore un professeur qui nous racontait Jaspers avec
enthousiasme, c’était Jean Paumen (1923 – 2012) ; cela fait longtemps à
présent qu’on n’enseigne plus Jaspers à l’Université de Bruxelles (est-le cas
ailleurs ? J’aimerais bien le savoir). Autre preuve du relatif désintérêt
contemporain, vis-à-vis de celui qui était considéré dans l’Allemagne des
années 1920 et du début des années 1930, comme un des trois grands philosophes
vivants à côté d’Husserl et d’Heidegger, le fait qu’il est devenu difficile de
se procurer dans l’édition française ses livres les plus importants, à savoir,
outre ses écrits de psychiatre et de psychologue, son œuvre majeure de
philosophie évoquée ci-dessus. En fait il y un léger paradoxe : il me
semble que Jaspers est perçu dans l’édition française comme un philosophe
« grand public », voire même « spiritualiste » : sa
trilogie des Grands Philosophes (tome
1 : Socrate, Jésus, Confucius, tome 2 : Platon, Saint-Augustin,
tome 3 : Kant) est constamment rééditée en Presses Pocket, de même que
son Introduction à la Philosophie ;
il s’agit en effet d’ouvrages minces faciles à lire. Par contre, pour se
procurer son grand œuvre, Philosophie :
tome 1: Orientation dans le monde, tome 2 : Eclairement de l’existence,
tome 3 : Métaphysique, autrement plus coriace, il faut se tourner vers
l’éditeur allemand Springer-Verlaeg, qui en a fait paraître une traduction
française en 1989 grâce aux soins de Jeanne Hersch, philosophe elle-même bien
connue pour son livre consacré à L’étonnement
philosophique : une histoire de la philosophie (Folio Essais n°216,
1981, 1993), fortement inspiré par Jaspers dont elle fut l’assistante.
[11] La formule rend hommage au livre de
Raymond Aron Le spectateur engagé :
entretiens avec Jean-Louis Missika et Dominique Wolton, Paris, Julliard,
1981.
[12] La formule est de Husserl. En voici un commentaire: “Aux choses mêmes” qu’il faudrait alors traduire ainsi : non pas aller
aux faits, aux choses, mais à leur genèse pour nous. Comment sommes nous
nous-mêmes constitués pour que des phénomènes nous soient donnés, pour qu’ils
nous apparaissent ?, in Olivier Lahbib, “Aux choses mêmes”:
l’interprétation merleau-pontienne, Conférence au colloque Merleau-Ponty de
Rochefort, 21 et 22 octobre 2008. Lien internet: http://ww2.ac-poitiers.fr/philosophie/spip.php?article28
[13] Exception d’Eichmann à Jérusalem qui a déclenché une polémique, laquelle n’est
toujours par apaisée au vu des critiques réactualisées à l’occasion de la
sortie du film de Margarethe Von Trotta en 2013.
[14] Pour être complet, il ne faut évidemment
pas négliger les vrais écrits de combat, les chroniques écrites pendant les
sombres temps de la guerre dans le journal publié à New York pour les juifs de
langue allemande, Aufbau (voir Ecrits juifs, Fayard, 2011)
[16] Rappelons de quoi il s’agit: Critique de la Raison Pure (1781), Critique de la Raison Pratique (1788), Critique de la Faculté de Juger (1790)
[17] La deuxième partie achevée sur “Le
Vouloir” fut publiée en 1978; quand à la troisième partie “Juger”, il nous en
reste des notes de cours. Ce livre fut publié en 1982.
[18] Et qui résonne toujours pour le XXIème
siècle, ce que je vais tenter de démontrer.
[19] Dans la collection « Liberté de l’Esprit » dirigée par Raymond
Aron. Je reviendrai sur l’importance d’Aron dans la réception initiale d’Hannah
Arendt en France dès la publication des Origines
du Totalitarisme au début des années cinquante, et cela donc bien avant qu’Origines fut traduit en français.
[20] (Traduction personnelle) : N’appartenant
à aucun genre, (ce livre) n’a pas eu
d’imitateurs réussis, et tant par son style que par sa manière il reste
hautement personnel.
[21] Vita Activa est le titre qu’Arendt préférait pour son
livre, et c’est bien sous ce titre-là qu’il a été publié en allemand dans sa
propre traduction en 1960 (Vita activa oder
Vom tätigen Leben,
2è édition Munich Piper Verlag, 1967).
Illustration
The
Wheel, industrial art design from the 'Journal de la Decoration' edited by
Armand Guerinet, 1911 (litho)
Pogany, Willy (1882-1955)
Copyright :
Bridgeman-Giraudon
(Couverture
de Condition de l’homme moderne dans
l’édition Presses-Pocket)