L’intelligence du mal, ou le
rire de la fille de Thrace[1]
Christo Datso
Et
maintenant qu’on voudrait pour la première fois vraiment commencer, il faut
s’en aller !
Karl Jaspers, cité par Hannah Arendt, in « Martin
Heidegger a quatre-vingt ans », repris dans Vies Politiques
Mesdames, Messieurs,
L’objectif
du séminaire est de nous éclairer sur ce que Richard Miller a appelé l’
« Intelligence du Mal ». Lors de la leçon du 21 février, il proposait
cette définition, provisoire : « l’intelligence du mal, c’est la
logique de la raison mobilisée contre l’humanité. »
Hannah Arendt a été mobilisée toute sa vie pour
répondre à cette question. Elle nous a fourni des éléments pour articuler la
question du Mal, avec la question de son entendement ou de sa pensée, avec son
« intelligence », dans ce double sens de compréhension
extérieure du phénomène, sur le plan politique, et d’analyse du problème, sur
le plan philosophique. L’ « intelligence du mal » serait cette
connaissance, cette pensée, cette volonté qui réside dans le Mal, autant que la
compréhension des effets observables de celui-ci.
Mais
pour Arendt, à partir de Eichmann à
Jérusalem (1963), il s’agit surtout de penser « cela qui ne pense pas »
dans le Mal. L’absence de pensée du mal, c’est l’objet central du
questionnement philosophique qui va l’amener à la méditation de La Vie de l’Esprit (1981).
Les
deux facettes de la question de l’intelligence du mal, sous forme d’une
réflexion ontologique sur son essence, et d’une analyse phénoménologique de ses
formes de pensée, trouvent leur point de jonction dans la question classique de
la philosophie politique : celle du savoir de la politique, du type de
connaissance particulière requise pour conduire les affaires de l’Etat, ou du
savoir du politique, saisi dans son
essence.
En
somme, avec Arendt, je dirais que l’intelligence du mal revient à s’interroger,
in fine, sur la place du philosophe
en politique, dans le double sens de l’entendement du mal sur lequel la
philosophie peut nous éclairer, et dans le sens d’une « prédisposition à
la tyrannie », comme nous allons le voir.
On
peut deviner avec cette entrée en matière, une filiation de pensée : Arendt se
réclame de la tradition, Platon, Aristote, Kant. Elle n’est pas une héritière
de Heidegger[2]. De son
vivant, son « maître à penser » fut Karl Jaspers, mais ceci est une
autre histoire, celle de ses amitiés.
L’intelligence du mal dit Richard Miller, est « la logique de la
raison mobilisée contre l’humanité ». C’est une bonne définition, mais je
ne vais pas la commenter, ce n’est pas mon propos.
Je
vais reformuler ce concept, dans la perspective philosophique, ouverte par
Hannah Arendt :
L’intelligence
du mal, est une volonté de faire le mal, pour le mal ; il est cause d’absence
de pensée, qui finit par rendre l’homme superflu.
L’homme superflu… C’est l’interrogation dramatique avec laquelle s’ouvre
son premier grand opus : Les
Origines du Totalitarisme (1951) : « Qu’est-ce qui s’est
passé ? Pourquoi cela s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été
possible ? »[3]
J’ajoute :
pas seulement dans un système totalitaire, mais hic & nunc, dans un mode de pensée qui finit par reléguer
l’humain à une place secondaire, dans un système sociotechnique, quel qu’il
soit.
L’
« Intelligence du Mal », ou la prédisposition philosophique à la
tyrannie, deviendrait l’arme fatale contre la démocratie, dans un combat mené
contre la Cité, lorsque le philosophe entre en collusion, pour des motifs
proprement philosophiques : conception de l’Etre, de la Liberté, de la
Vérité, du Mal, avec le Pouvoir.
Je ne peux évidemment pas, dans le cadre de mon intervention limitée
dans le temps, allez au-delà de la formulation (ou de la reformulation) de
cette question, que je vous propose à titre d’hypothèse de travail. Pour ce qui
est de son exposition, de sa vérification, cela demande des développements très
importants.
Toutefois, laissez-moi vous entraîner quelques minutes dans, ce que
j’appellerais des notes de bas de page,
quelques commentaires en suivant au mot près ce que Hannah Arendt dit ou pense
de Martin Heidegger, et en quoi, ces quelques notes, peuvent ouvrir une
première piste, pour entamer cette réflexion de fond.
Dans un beau texte d’hommage qu’elle publie en 1969 pour les quatre-vingt
ans de Martin Heidegger, Hannah Arendt, mentionne plusieurs passages du Théétète
de Platon[4].
Dans ce dialogue, sous-titré « Sur la Science », Platon met en scène
Théodore et Socrate qui discourent sur la figure du savant, en fait, du
philosophe. Il y a une tonalité très ironique dans ces passages, comme ils sont
assez longs, je vais juste en citer un fragment pour vous donner une idée du
ton de la conversation, et de la métaphore qui s’y déploie[5].
Socrate
… c’est qu’en fait son corps seul gît (au
savant) dans la cité, il y réside en étranger ; sa pensée, qui tient tout
cela pour peu de chose et même pour rien, en éprouve du dédain, elle qui vole
en tous sens, géomètre dans « les profondeurs de la terre », comme
dit Pindare, et sur ses étendues, astronome « au surplomb du ciel »,
explorant enfin sous tous ses aspects la nature entière de chacun des êtres en
général, sans s’abaisser elle-même vers rien de
ce qui l’environne.
Théodore
En quel sens dis-tu cela, Socrate ?
Socrate
Exactement dans le sens où, dit-on, à Thalès
qui, occupé à mesurer le cours des astres, Théodore, et regardant en l’air,
était tombé dans un puits, une servante thrace fit cette plaisanterie,
parfaitement dans la note et bien tournée : que dans son ardeur à savoir
ce qu’il y a dans le ciel, il ignorait ce qu’il y avait devant lui, même à ses
pieds. Et la même plaisanterie continue d’être bonne, pour tous ceux qui
passent leur vie dans la quête du savoir.
Arendt parle bien entendu de Heidegger, « tombé dans le
puits ». Mais en quel sens serait-il tombé, et dans quel puits ? Elle
dit ceci, juste avant de mentionner ce passage du Théétète, et c’est là que le
sens de son emprunt se comprend :
« Aussi Aristote, ayant encore sous les
yeux le grand exemple de Platon, a-t-il déjà conseillé instamment aux
philosophes de ne pas vouloir jouer les rois dans le monde de la
politique. »[6]
Un peu plus loin, toujours à propos de Platon, Arendt écrit :
« … il a su que le penser, quand il veut négocier son pensé, est incapable
de se défendre contre le rire des autres ; et cela, entre autres, peut lui
avoir été motif pour partir trois fois en Sicile à un âge déjà avancé, afin
d’aider le tyran de Syracuse à prendre la bonne voie en lui enseignant les
mathématiques qui lui semblaient une introduction indispensable à la
philosophie. Que cette entreprise fantastique dans la perspective de la
paysanne apparaisse plus comique de beaucoup que la mésaventure de Thalès, il
ne l’a pas remarqué. »
Arendt parle de Platon, mais en fait elle utilise un concept proprement
heideggérien : « il a su que le penser,
quand il veut négocier son pensé, est incapable de se défendre contre le rire
des autres ». Pourquoi cet emprunt ? Pendant le printemps et l’été
1952, Hannah Arendt est en Europe : Paris, Bâle, Marburg. Elle y suit le
premier séminaire que Heidegger est autorisé à donner après plusieurs années
d’ostracisme du monde académique, intitulé « Qu’appelle-t-on
penser ? »[7]
Plus tard, elle note dans son Journal de
pensée :
« Quelle que soit la manière dont on
considère les choses, il est incontestable qu’en allant à Fribourg j’ai donné
dans un piège (et non pas que j’y suis tombée). Mais il est également
incontestable, que Martin, qu’il le sache ou non, est installé dans ce piège,
qu’il y est chez lui, qu’il a bâti sa maison autour de ce piège, en sorte qu’on
ne peut lui rendre visite que si on lui rend visite dans le piège. »[8]
Enfin,
dans l’hommage de 1969, Arendt revient à Heidegger : « Or nous savons
tous que Heidegger aussi a une fois cédé à la tentation de changer son
« séjour » et de s’ « insérer », comme on disait alors,
dans le monde des affaires humaines. Et, en ce qui concerne le monde, cela a
tourné pour Heidegger un peu plus mal encore que pour Platon, parce que le
tyran et ses victimes ne se trouvaient pas outre-mer, mais dans son propre
pays. »
Pourquoi Thalès, pourquoi Platon lui-même, pourquoi enfin Heidegger,
seraient-ils « tombés dans le puits », qui, nous le comprenons
maintenant, est non seulement le résultat d’une étourderie qui prête au rire de
la jeune fille thrace, mais aussi au jugement sévère de la postérité, car ce
puits-là est celui des affaires humaines, dans lesquelles les philosophes
veulent jouer aux rois, comme le précise Aristote.
Arendt conclut son hommage par cette remarque critique, très
radicale : « Nous qui voulons honorer les penseurs, bien que notre
séjour soit au milieu du monde, nous ne pouvons guère nous empêcher de trouver
frappant, et peut-être scandaleux, que Platon comme Heidegger, alors qu’ils
s’engageaient dans les affaires humaines, aient eu recours aux tyrans et
dictateurs. Peut-être la cause ne s’en trouve-t-elle pas seulement à chaque
fois dans les circonstances de l’époque, et moins encore dans une préformation
du caractère, mais plutôt dans ce que les Français nomment une déformation professionnelle. Car le
penchant au tyrannique se peut constater chez presque tous les grands penseurs
(Kant est la grande exception). »
Une première remarque: on sait qu’Arendt a souvent refusé d’être
identifiée à une philosophe professionnelle. Ce n’était ni par modestie, ni par
désir de se faire remarquer en prenant le contrepied d’une opinion. Elle se
contentait de dire qu’elle était une spécialiste de la pensée politique. C’est
une réelle position, philosophique évidemment, qu’elle défendait par ce genre
de propos, et elle le savait très bien, car sa pensée touche à ce qu’il y a de
plus profond dès lors qu’elle concerne la Cité des hommes, et à la question du
mal qui habite la Cité des hommes. Cette interrogation a été une obsession pendant
toute sa vie.
Peut-on
penser une philosophie du politique qui ne fasse pas l’économie du risque pour
le philosophe, de « tomber dans le puits » ?
Une
seconde remarque : pour Arendt, il est très clair, que cette
philosophie-là, ces philosophes-là, ceux chez qui le « penchant au
tyrannique » ne s’est pas manifesté, existent bel et bien, et elle cite
Kant évidemment. Kant, est le premier, et le dernier penseur, qu’elle aura
croisé dans sa vie.
Le
premier : en effet, à l’âge de seize ans, jeune lycéenne, enfant surdouée,
Hannah lit, outre Platon dans le texte, cet ouvrage de Kant: La Religion dans les limites de la simple
raison (1793). Ce livre est fondamental pour sa réflexion, car on y trouve,
dès le premier chapitre une interrogation sur la nature du mal radical. Son
grand livre qui la propulsera d’emblée dans la notoriété, Les Origines du Totalitarisme, est écrit avec l’analyse kantienne
du mal radical en perspective. Rappelons rapidement de quoi il s’agit : pour
Kant, le mal moral a un principe positif, il n’est pas un instrument de
l’action mais son objectif, la fin de la mauvaise volonté, ce qu’il appelle une
« mauvaise maxime » ; le mal ne vient pas de notre nature innée
mais de notre liberté, c’est en elle qu’il trouve sa source. Le mal découle
d’une forme de la volonté qui subordonne la loi morale à un mobile inférieur.
Il est radical dans la mesure où il concerne l’humanité dans son ensemble, il
réside dans la possibilité de la transgression.
Le dernier penseur qu’elle aura croisé, c’est aussi, une fois de
plus et à la fin de sa vie, Kant, avec lequel elle renoue à travers une série
de conférences sur la Critique de la
Faculté de Juger (1790), qui va lui servir à terminer son grand œuvre de la
Vie de l’Esprit, dont les deux
premières parties avaient été achevées : « Penser », « Vouloir »,
et dont la troisième partie, jamais écrite, aurait dût s’intituler : « Juger »[9].
Nous
pouvons penser qu’avec « Juger », Arendt aurait répondu à la question
qui la taraudait depuis Eichmann à
Jérusalem : qu’est-ce que la Banalité du Mal ? Nous disposons
évidemment de textes antérieurs qui nous permettent de nous faire une idée
assez précise de son chemin de pensée en rapport avec la question de la
transformation du mal : le passage du « mal radical » à la
« banalité du mal », nous savons que ce chemin passe par ce qu’elle
appelle « l’absence de pensée » qui conduit à la disparition du
jugement, et pour finir, à la disparition concrète des hommes rendus superflus.
Tout devient possible, dans le système totalitaire, pour qui réside dans cette absence
de pensée.
Je vous remercie.
[1] Ce texte a fait
l’objet d’une communication orale le 6 juin 2015, lors de la séance de clôture
du séminaire de philosophie politique « Antisémitisme et opposition au
libéralisme chez Martin Heidegger et chez Carl Schmitt », organisé et
présenté par Richard Miller au Centre Jean Gol de Bruxelles.
[2] Il faut nuancer
cet argument, il y a une influence certaine d’Heidegger, ne fut-ce que par
opposition à sa pensée, dans Condition de
l’Homme Moderne (1961) avec la valorisation de la vie pratique par rapport
à la vie contemplative. Je remercie Eric Clemens qui a attiré mon attention sur
ce point.
[3] Hannah Arendt, Les Origines du Totalitarisme, Eichmann à
Jérusalem, édition établie par Pierre Bouretz, avec des traductions
révisées, Gallimard collection Quarto, Paris, 2002. Préface à la troisième
partie « Le Totalitarisme », juin 1966-novembre 1971, p. 196.
[4] Hannah Arendt, « Martin
Heidegger a quatre-vingt ans », in Vies politiques, Gallimard, collection
Tel n°112, 1974, 1986, p. 317.
[8] Hannah Arendt, Journal de pensée volume I, Editions du
Seuil, Paris, 2005, p. 291. En novembre 1953, elle va revenir sur cet épisode,
le développer. Le résultat en sera une fable : « Heidegger le
renard ».
[9] Les textes de
conférences prononcées peu avant sa mort brutale en 1975, nous permettent de
nous en faire une idée. Ils ont été publiés sous le titre : Juger. Sur la philosophie politique de Kant,
Seuil, 1991.