jeudi 17 décembre 2015

Hannah (II)

Cette note de travail fait suite à celle publiée le 23 avril sur le blog : Hannah (I)

  Mon projet de recherche se propose de cerner la pensée d’Arendt à l’œuvre entre la publication des Origines du totalitarisme (1951) et De la révolution (1963), en passant par les manuscrits inédits sur Marx[1] et Condition de l’homme moderne (1958). C’est en effet au cours de cette période qu’Arendt tente de dépasser le questionnement sur la radicalité du mal (comment une vie humaine est-elle encore possible après l’expérience effroyable du nazisme), qu’elle s’explique avec Marx (dans une tentative qui échouera à rendre compte de l’origine du totalitarisme sur le modèle soviétique mais qui sera riche d’apports pour la suite de l’œuvre), qu’elle pose ensuite les fondations d’une anthropologie philosophique (avec la théorie de la « Vie Active »), et se met à l’écoute des grandes révolutions politiques (américaine et française) en se demandant ce qui du primat de la liberté ou de l’égalité est le plus souhaitable pour l’action politique.

  Quel est le problème ? C’est celui posé à grands cris, toujours autant aujourd’hui qu’hier, de l’aliénation de l’homme à un système technico-économique, et des conditions politiques de son émancipation. C’est la question posée par Marx au dix-neuvième siècle alors que l’époque de l’industrialisation et de la misère sociale bat son plein ; c’est ensuite l’histoire d’un mouvement révolutionnaire qui se transforme en un des totalitarismes du vingtième siècle ; c’est enfin la victoire apparente à la fin du vingtième siècle d’un modèle libéral et capitaliste qui semble avoir rendue caduque toute évolution de l’histoire, selon le mot contestable et puissant de Francis Fukuyama. Ce problème, Arendt en a pris conscience, douloureusement, à travers la dimension du totalitarisme, concept de philosophie politique fondamental qui a donné de l’intelligibilité aux bouleversements dont elle fut le témoin. Ce problème, est celui qu’Arendt nous a légué sous forme d’énigme, de l’explication du « mal radical » qu’elle avait tenté de comprendre, sans succès, et qu’elle avait reformulé en hypothèse audacieuse autant qu’incomprise à son tour de « banalité du mal ». Ce dont Arendt parlait c’était bien d’un système, d’une organisation sociale et technique qui avait rendu possible que les hommes deviennent superflus et puissent être éliminés sans état d’âme au nom des « lois » prétendument scientifiques (celles de la Nature ou de l’Histoire), et qui, comme elle l’avait montré dans le dernier chapitre des Origines, avait transformé la pensée en idéologie et la politique en exercice rationnel de la terreur. Au vingt-et-unième siècle, la « banalité du mal » au sens arendtien du terme, semble s’être étendue aux dimensions de la planète : partout, des « petits Eichmann » qui réactualisent dans une « absence de pensée » catastrophique, les décisions qui conduisent toujours plus d’humains vers « l’obsolescence » (cfr. Gunther Anders) ; partout, les mêmes causes semblent produire les mêmes effets. Mais quelles causes ? Marx y avait répondu par l’analyse du système de production capitaliste. Arendt avait tenté d’y répondre par l’absence de pensée, reposant sur son fond sur l’aliénation de l’homme à la technique moderne et par l’abandon de l’ « action politique ».

  Mon hypothèse est la suivante : Arendt n’a pas compris Marx sur le problème de l’aliénation (du travail, de la structure technico-économique), mais elle en a retenu la proposition concrète que la transformation des sociétés et l’émancipation des hommes passe inévitablement par des révolutions politiques. Arendt, en quelque sorte, a réalisé dans sa pensée une œuvre en devenir, incomplète, inconfortable, risquée mais féconde et sujette à questions et révisions, des thèmes de la liberté et de l’égalité, sur lesquels, inévitablement, tout schème concret d’action politique butte toujours autant aujourd’hui qu’hier. Or, dans l’abandon de la question du politique en tant que tel en ce début de siècle, dans le retour des idéologies et des terreurs comme modes de gouvernement, il me semble, et c’est la motivation, au sens fort de moteur, qui me pousse à réaliser ce travail, que lire ou relire Arendt, en particulier lire Arendt au travail avec Marx (sujet peu exploité encore), tenter d’y déceler les traces de sa pensée naissante d’une anthropologie de la vie active, prolonger ensuite ce travail avec l’explication d’Arendt sur les révolutions, c’est faire œuvre de réflexion porteuse de sens, à la fois sur un plan strictement conceptuel et dans les applications politiques autant qu’économiques ou sociales de ces analyses, c’est donner des raisons de penser et d’espérer que l’humain retrouvera une liberté d’action fondée en droit et en fait sur la dignité de la personne et le respect de la pluralité, plutôt que sur la maximisation d’un principe d’utilité individuel et sociétal.

  L’objet de la recherche est centré sur une « dimension cachée » dans l’œuvre philosophique d’Hannah Arendt (1906-1975) : la pensée de la technique, que nous formulons comme un « impensé » : le lieu, ou l’absence de lieu, à partir duquel se constitue la pensée d’un savoir du politique. Dans La Vie de l’Esprit, elle parle de cette difficulté à identifier le « lieu où l’on pense ». Elle même, dans sa vie et ses œuvres, à partir des Origines du Totalitarisme, en passant par Eichmann à Jérusalem, et jusque dans ses derniers écrits, manifeste de la difficulté à répondre à la question de la nature du mal, formulé dans un premier temps, comme « mal radical », ensuite comme « banalité du mal ».  Les tentatives d’y répondre comme « absence de pensée », et faillite du jugement, ne nous disent pas ce sur quoi bute sa propre pensée.

  Il s’agira d’apporter des éléments de réponse à ces difficultés conceptuelles rencontrées par Arendt. Ma thèse est qu’Arendt butte sur « le concept de la technique », hérité des Grecs, repris par Heidegger, qu’elle analyse dans la mise en œuvre du « système totalitaire », mais sur lequel, elle ne parvient pas à élaborer une pensée explicite, ou positive. Il s’agira en somme, de proposer une lecture critique du cœur conceptuel de l’œuvre constitué par la « Vita Activa », en particulier le procès intenté par Arendt à la modernité et à Marx, qu’elle a pour le moins lu très superficiellement. On sait qu’entre Origines et Condition de l’homme moderne, Arendt a travaillé sur Marx, analysant les continuités et les ruptures que Marx a apporté à la tradition philosophique, dans le but d’y trouver les fondements du totalitarisme soviétique. Elle a abandonné cette idée de généalogie ; par contre elle a interrogé la place du travail dans le Capital en l’articulant d’une manière incomplète et erronée à sa théorie de la vie active. Je m’efforcerai de montrer les limites du concept arendtien de « Vita Activa » pour une bonne compréhension de la modernité, en lisant et commentant de manière croisée les grandes œuvres d’Arendt, de Marx, et de quelques autres auteurs qui se sont penchés sur la place de Marx dans la métaphysique, la pensée de la technique ou la phénoménologie. J'espère montrer que la critique d’Arendt ne va au fond des concepts de l’ « économie politique » dont Marx a réalisé la synthèse et la critique en son temps. Arendt reste limitée dans sa critique par les outils conceptuels de la philosophie classique : en effet, les concepts de production, de valeur, d’échange ou de travail n’y sont pas étudiés pour eux-mêmes dans un schéma de pensée « économique ». Toutefois, en dépit de ces limitations, la finalité de la pensée d’Arendt concerne la question de la liberté et de la fondation du politique, à l’époque des menaces du totalitarisme et de la « technique ». Dans cette perspective qui est la sienne, Arendt propose un « schème » d’analyse puissant qui couple une analyse de l’aliénation à une proposition d’action émancipatrice, qui recoupe la pensée de Marx, et qui tout en visant un projet de transformation révolutionnaire, s’en démarque radicalement par l’insistance ou le primat posé de la liberté par rapport à l’égalité des conditions sociales.

  Reformulant la question du savoir de l’expert, « allié » ou « ennemi » de la démocratie, d’un savoir technique qui est mis en œuvre par le politique, réduit à l’économique, au social, à la « gestion des affaires courantes », Arendt critique en effet cette position incarnée par le philosophe « conseiller du Prince », détenteur d’un savoir dégradé en idéologies, et qu’il s’agisse des « lois de la nature », des « lois la société », ou des « lois du marché », le politique s’y réduit à l’exécutant sans état d’âme d’un système qui tourne vide de sens : le « système totalitaire » qui n’est jamais qu’un autre nom du « système sociotechnique », où le politique en tant que tel a disparu. La question sera donc : existe-t-il aussi un savoir propre du politique qui ne puisse « tomber dans le piège du renard » (pour utiliser sa métaphore à propos d’Heidegger) ? Si nous pensons avec Arendt que tel est le cas, quel est ce savoir, quelle est sa nature, qu’est-ce qui le fonde ? Il faudra peut-être nous tourner vers une interrogation sur l’émergence, « l’abîme » des crises révolutionnaires avec l’aide de la phénoménologie de l’être et de l’apparaître en question « ouverte » à la fin de notre recherche.

  La philosophie de Hannah Arendt enseigne une forme de résistance à l’emprise du totalitarisme, sur fond d’une pensée fondamentale de la politique. Pourtant, l’analyse butte sur la question de l’absence de pensée, ou non-pensée, avec la « banalité du mal », à laquelle elle ne répond pas directement. Alors elle reprend à son compte le questionnement kantien des trois Critiques : Que dois-je penser ? Que puis-je faire ? Que puis-je espérer ? Le caractère inachevé de son œuvre, la mort ayant brutalement interrompu le travail en cours de La vie de l’esprit, ne nous permet pas de répondre à sa place aux questions ultimes qu’elle envisageait sur l’acte de juger, sur les liens entre l’éthique et l’esthétique.

  Dans sa tentative de donner de l’intelligibilité au système totalitaire – et il nous faut sans cesse revenir à cette œuvre fondatrice dans l’histoire de sa pensée pour y comprendre le fil suivi par son questionnement, Arendt s’est attaquée à Karl Marx dont elle a interrogé la place dans la tradition de la philosophie politique. Cette rencontre fut féconde : elle y a puisé les concepts de travail et d’œuvre promis à un bel avenir dans son opus suivant sur la condition humaine, qui peut-être considéré comme son travail critique sur l’aliénation de l’homme. Pourtant ce fut aussi une rencontre manquée et une lecture du « procès de la technique » réductrice, simplificatrice, dictée par une compréhension très heideggérienne de la technique (comme ce fut le cas pour d’autres philosophes également anciens élèves d’Heidegger : Gunther Anders, Hans Jonas, Herbert Marcuse), ou de façon plus générale, comme ce fut et comme c’est également le cas encore aujourd’hui, de penseurs très marqués par la pensée de Heidegger dans sa rencontre avec le monde technique (Kostas Axelos en 1959, Jean Vioulac récemment). D’autre part, Arendt, à la fois dans sa rencontre de Marx et par référence à sa propre histoire personnelle marquée par l’influence du conseillisme (cette forme particulière de socialisme utopique), a pensé les phénomènes révolutionnaires dans une perspective critique. Elle s’est toutefois opposée à Marx dans l’analyse des conditions de l’émancipation humaine. Dans le choix de la liberté ou de l’égalité comme objectif des révolutions, elle aura privilégié la liberté au détriment de l’égalité des conditions sociales.







[1] Rédigés au début des années cinquante, les manuscrits sont entreposés dans les archives Arendt à la Bibliothèque du Congrès, Washington D.C. Les documents sur Marx comptent environ mille pages de notes de préparation pour un livre qui n’a pas été écrit. Une partie des archives a été éditée par Jérôme Kohn en 2002 pour la revue Social Research, et ensuite en 2007.