Toi
qui nous as tant fait voir
de
détresses et de malheurs,
tu
vas à nouveau nous laisser vivre.
Tu
vas à nouveau m’élever
hors
des abîmes de la terre.
Tu
rehausseras ma dignité,
(Psaume 70)
[1] La Bible, traduction
œcuménique. Edition intégrale TOB, Les Editions du Cerf / Société Biblique Française,
1991, p. 1366-1367.
Mal radical et banalité du mal
La
mise en retrait du monde qu’opère la pensée, évite-t-elle que nous ne
commettions le mal ? Encore faut-il que le mal s’offre à la pensée comme
objet dont nous pouvons comprendre la nature, l’essence. La position d’Arendt a
évolué sur cette question. A la fin des Origines
du Totalitarisme se trouve une première réflexion sur le mal :
C’est
un trait inhérent à toute notre tradition philosophique que nous ne pouvons pas
concevoir un « mal radical » : cela est vrai aussi bien pour la théologie
chrétienne qui attribuait au diable lui-même une origine céleste, que pour
Kant, le seul philosophe qui, dans l’expression qu’il forgea à cet effet, dût
avoir au moins soupçonné l’existence d’un tel mal, quand bien même il
s’empressa de le rationaliser par le concept d’une « volonté perverse »,
explicable à partir de mobiles intelligibles. [1]
Le
concept de mal radical apparait dans le premier chapitre du texte : La religion dans les limites de la simple
raison, publié en 1793.[2] Il s’agit pour Kant, d’expliquer le mal
par un « mauvais penchant », une perversion de la nature, le résultat
d’un choix délibéré de l’homme.
Mais il y a sur cette question, de la nature du mal, une évolution
significative lorsqu’Arendt introduit le concept de « banalité du
mal ». Elle s’en explique dans sa correspondance avec Gershom Scholem :
Vous
avez parfaitement raison. I changed my mind et je ne parle plus du
mal radical. Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, autrement nous
aurions peut-être eu l’occasion d’en parler. Ce qui n’est pas clair à mes yeux,
c’est la raison pour laquelle vous qualifiez de « formule » l’expression
de « banalité du mal ». Autant que je sache, personne n’a encore
jamais utilisé l’expression ; mais peu importe. J’estime effectivement
aujourd’hui que seul le mal est toujours extrême, mais jamais radical, qu’il
n’a pas de profondeur, et pas de caractère démoniaque. S’il peut ravager le
monde entier, c’est précisément parce que, tel un champignon, il se propage à
sa surface. Ce qui est profond en revanche, et radical, c’est le bien – et lui
seul. Si vous lisez ce que Kant écrit du mal radical, vous verrez qu’il ne
désigne pas beaucoup plus que la malignité ordinaire, or il s’agit d’un concept
psychologique, pas métaphysique. [3]
Elle n’emploie plus par la suite cette image très forte d’une
quasi-épidémie, de la propagation d’un parasite, pour expliquer la banalité du
mal. Par contre, la métaphore de la « désolation » associée à celle
d’une surface vide, incendiée ou hostile à la vie, apparaît dans au moins deux
citations ultérieures.
Dans le chapitre des « Conclusions » à la fin de La vie de l'esprit (VE), citant
un passage d’Heidegger dans Sein und Zeit,
n°57, elle compare la liberté à :
la surface incendiée (n.s.) marquée par
l’abandon dans lequel (l’existence humaine, Dasein)
a été laissée à elle-même.[4]
On
trouve une autre expression du caractère d’abandon de l’homme à la surface d’un
monde qui se vide de sens, dans le texte sur « Le désert et les oasis
» :
La
croissance moderne de la perte en monde, le retrait de tout ce qui est entre nous, peut aussi être décrit comme
l’extension du désert… c’est justement parce que nous souffrons dans les
conditions du désert que nous sommes encore humains et encore intacts ; le
danger est que nous devenions de vrais habitants du désert et que nous nous y
sentions chez nous (1)
(1)
« Habiter un monde ne signifie donc pas s’adapter à toute situation : car
encore faut-il qu’il y ait un monde à habiter. Le désert ne s’habite pas ;
mais il est possible de s’y adapter. Une telle adaptation signale la disparition
de l’humanité ; car elle est abandon de la possibilité même d’un monde. Le
sens commun, quand il n’est pas perdu, nous invite à refuser l’adaptation et à
tenter de recréer un monde, c’est-à-dire les conditions d’une habitation. [5]
Je
crois qu’on peut tracer une continuité entre plusieurs thèmes de sa
réflexion : l’acosmisme, la perte en
monde, le « désert » vidé de sa pluralité humaine et la banalité du mal imaginée comme
« manque de profondeur », « surface », « absence de
pensée ». En effet, lorsqu’elle rend compte de ses motivations dans
l’introduction de la VE, parlant du personnage d’Eichmann elle dit encore
ceci :
Ce
qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et
tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses
actes jusqu’au plus profond des racines ou des motifs.[6]
La
métaphore des « abîmes », très importante dans plusieurs passages de
la VE, vient manifestement occuper une place dans cette
« topographie » du mal, réinterprété comme résultant d’une
« absence de profondeur ».
[1] Hannah Arendt, Origines
du Totalitarisme, Gallimard coll. Quarto, 2002, p. 811. La première édition
d’Origines s’achevait sur le chapitre
« Le Totalitarisme au pouvoir » d’où est extraite cette citation.
[2] Kant, Œuvres Philosophiques vol. III Les derniers
écrits, Gallimard Bibliothèque de La Pléiade, 1986 : « Dès la Critique de la Raison Pratique, Kant
avait admis la possibilité d’un choix intemporel du mal : le penchant au
mal, comme le penchant au bien, est donc le résultat de notre volonté
nouménale, dont l’acte originel de détermination se situe hors du temps. Le
penchant au mal engage donc notre responsabilité. Il y a là, comme le dit
Delbos (in, La Philosophie pratique de
Kant, p. 619), un renversement dans la maxime, de l’ordre véritable des
mobiles : le mal n’est pas « le simple amour de soi qui, comme tel,
est légitime (…) il est l’amour de soi converti en règle de la volonté et se
subordonnant ainsi la loi, dont il usurpe l’empire ». Ayant une telle
origine, le mal est « radical », puisqu’il est la perversion des
maximes en leur principe. Et l’on peut, en ce sens, accepter le récit biblique
du péché originel (…). Le choix du mal, en effet, ne se situe pas aux origines
de l’humanité (…), mais ont peut bien le dire antérieur à notre naissance, pour
souligner ainsi son caractère intemporel », par Ferdinand Alquié, op. cit.
p. 5.
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Kant |
Les abîmes
On
trouve une première trace de ce mot chez Hannah Arendt dans un article écrit en 1946 : ”The Image of Hell”[1] ; Arendt y utilise le mot d’abîme dans le sens du Shéol de
l’Ancien Testament, c’est-à-dire d’une image
de l’Enfer[2]
lorsqu’elle évoque « les usines de la mort .. où (tous) furent réduits au
plus petit dénominateur commun de la vie organique, plongés dans l’abîme le
plus sombre et le plus profond de l’égalité première »[3].
L’étymologie
gréco-latine semble confirmer cette signification : ainsi, « abîme »
du latin abismus, qui vient du grec, a-byssos, veut dire « sans
fond ». Mais on peut également soutenir que byssos est relié au grec bathos,
ce qui veut dire « sans profondeur » et donc, ce « sans fond » peut aussi bien
signifier le puits profond de l’imagerie traditionnelle du gouffre, le trou
béant dans la terre ou dans les mers, que l’absence de profondeur ou de
fondement, autrement dit la pure surface.
Cette
dualité de la profondeur et de la surface est discutée au début de la VE en
lien avec l’être et l’apparence. Jeu d’opposés qui est à mettre également en
parallèle avec les changements de perspective envisagés à propos de la nature
du mal (« radical » ou « banal »).
Dans
d’autres passages de la VE, Arendt mentionne les « abîmes » que l’on
trouve sous la plume de Kant, lorsqu’il écrit que « « c’était (sa)
destinée de tomber amoureux de la métaphysique », mais parle aussi
« de ses abîmes sans fond », de « son sol glissant »
etc.. »[4] ou du
« véritable abîme de la raison humaine » confrontée à la chaîne sans
fin des raisonnements de cause à effet, laquelle, pourtant « nous est indispensable
comme dernier support de toutes choses ».
L’abîme constituerait ainsi, de manière inconfortable pour le philosophe,
le fond de la raison spéculative « à qui il ne coûte rien de faire
disparaître (les perfections de l’être suprême) sans le moindre
empêchement. » [5]
[1] Hannah Arendt, Essays
in Understanding 1930-1954, Schocken Books, New York, p. 197-205; trad. fr. « L’image de l’enfer », in Auschwitz et Jérusalem, DeuxTemps Tierce, Paris, 1991)
[2] Pour une discussion sur la notion de l’ « enfer »
dans le judaïsme ou du Shéol (orthographié Chéol), consulter par exemple :
André-Marie Gerard, Dictionnaire de la
Bible, Robert Laffont coll. Bouquins, Paris, 1989.