dimanche 30 octobre 2016

La question du « rien » aux limites de l’œuvre d’Hannah Arendt

Eclats du « Rien » en phénoménologie

Deux journées d’étude : 24 et 25 octobre 2016
Université Libre de Bruxelles
Centre de recherche Phi - Laboratoire de phénoménologie et d’herméneutique
Organisation : Professeur Antonino Mazzù


Agenda 


Note : le texte ci-dessous est un énoncé enrichi par rapport à celui prononcé assez librement lors de la conférence. Je n’y fais toutefois pas figurer la notice de présentation par laquelle j’avais commencé mon exposé ni le résumé des questions – réponses qui suivirent. Certaines d’entre elles me serviront peut-être à rebondir, vers d’autres questions. D’autres sections sont par contre un peu plus développées. J’ai conservé les expressions qui rendent compte de l’oralité. Il y aura toujours un chiasme entre la parole et l’écrit. S’il devait y avoir un prolongement papier à ce travail, je crois que la forme et (sur certains aspects) le fond, continueraient à évoluer. Dans l’état, il me semble que c’est un compte-rendu assez fidèle du travail en cours, qui caractérise l’esprit du blog sur lequel je mets cette contribution à disposition. Il va de soi également qu’une intervention dans un colloque, séminaire, journée d’étude, prend sa place et une partie de son sens par sa mise en relation avec les autres interventions. Même si chaque pensée se donne à entendre indépendamment, il y a un tout qui, comme on s’en doute, est plus que la somme des parties. Dans le cas qui nous occupe, ce propos consacré à la clarification d’une « Question du « rien » aux limites de l’œuvre d’Hannah Arendt », n’aurait pas beaucoup d’intérêt s’il n’était pas rapproché des analyses plus fondamentales qui touchent à la pensée du « rien » (néant, vide…), « objet », « concept », paradoxal s’il en est, dont une partie de la recherche en ontologie, en phénoménologie et en logique s’occupe depuis un siècle, recherches dont il nous a été donné d’entendre quelques fulgurances ou éclats au cours de ces deux journées d’étude.
  Je remercie le Professeur A. Mazzù de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer. Je remercie également les participants pour leur écoute et la qualité de leurs retours.
  Je choisis d’illustrer l’article pour le blog avec la reproduction d’un tableau que j’ai découvert grâce à une des interventions consacrée au dialogue d’un thème issu de la pensée de Merleau-Ponty avec le travail de l’artiste coréen Lee Ufan.



  Lee Ufan, Dialogue – space, 2008, Oil and mineral pigment on wall, 66 x 62.5 cm, Installation view: Lee Ufan: New Work, Lisson Gallery, London, April 2-May 10, 2008, Photo: Ken Adlard, courtesy Lee Ufan and Lisson Gallery, London.




La question du « rien » aux limites de l’œuvre d’Hannah Arendt




  Je vous décris au préalable la structure de mon exposé, qui comprendra deux parties. Je commencerai par une introduction où j’expliquerai quel est le projet poursuivi dans La vie de l’esprit, le livre d’Hannah Arendt qui va contribuer pour l’essentiel à notre sujet, je préciserai quel est le statut de la question du « rien » chez notre auteur et je développerai ce point avec deux métaphores : les abîmes et la désolation (de la surface). Je proposerai quelques pistes de réflexion. Dans une deuxième partie j’aborderai quelques moments-clés de l’évolution de cette question dans La vie de l’esprit. J’y aborderai la manière dont Arendt interroge des thèmes comme : l’être et l’apparaître, ce qui nous fait penser, les enroulements de la volonté, la question de la naissance ou de la renaissance, le moment révolutionnaire. Il va de soi qu’il s’agira là de brèves annotations. Je terminerai l’exposé par une sorte de conclusion interprétative sur la forme à donner aux libertés publiques.


1

  J’évoque d’abord les « limites » dont il est question dans mon titre.

  Le sujet dont je vais vous parler : « La question du « rien » dans l’œuvre d’Hannah Arendt », est posé à partir de La vie de l’esprit (VE), le dernier livre qu’elle a écrit et qui est, comme on le sait, incomplet, amputé, puisqu’il y manque la troisième partie. Le livre a été publié à titre posthume, d’abord en 1978 pour les tomes I (La pensée) et II (Le vouloir) et ensuite en 1991 pour les textes de la troisième partie (Juger).
  La conception de cette œuvre intervient à un moment charnière de la vie de notre auteur. Elle vient en effet de perdre brutalement son mari, Heinrich Blücher, au moment où elle vient de livrer une conférence (Thinking and Moral Considerations) qui va servir d’introduction à la VE. De plus, c’est au moment où elle entame la rédaction de la troisième partie, que la mort surprend Hannah Arendt. Nous pourrions dire que la limite, redoublée, de la fin d’une existence, encadre à la fois la genèse et l’inachèvement de la VE.
  Enfin, c’est dans ce livre qu’elle va essayer de redéfinir une frontière possible entre une pensée proprement politique et une philosophie de la politique. Je crois qu’elle a voulu fonder une nouvelle tradition : celle d’une phénoménologie politique.
  Concernant maintenant le statut de la question du « rien » chez Arendt. Ce n’est évidemment pas une question posée en tant que telle dans son œuvre. On en trouve des traces légères, un « presque rien » dans la VE. Il nous faut donc rapidement rappeler quel est le propos du livre : comprendre les facultés mentales (Pensée, Volonté, Jugement) dans leur lien avec le problème de la fondation de la liberté, qui est le véritable sujet de la VE mais n’apparaissant qu’à la fin, en raison justement de son lien explicite mais ténu avec le « rien »
  Le « rien » n’est donc pas une question visible chez Arendt, comme on pourrait le dire de manière évidente de la « question de la condition humaine » ou de la « question morale », ou comme on pourrait dire, mais de façon implicite, qu’il y a chez elle une « question du droit » ou de la « responsabilité », ou encore, du « paradoxe »[1]. Mais ce n’est pas une question illégitime, car il y a une découverte qui se passe dans la VE, avec laquelle tout d’un coup, sans prévenir, surgit une proposition pour le moins énigmatique, qui va nous servir à la fois d’origine et de but, d’étonnement initial autant que de proposition dont il faut comprendre le sens :

Les fondations légendaires et leur hiatus entre libération et constitution de la liberté signalent la difficulté sans la trancher. Elles désignent l’abîme de néant qui s’ouvre devant toute action dont on ne peut rendre compte par un enchaînement fiable de cause à effet, et ne se laisse pas expliquer par les catégories du potentiel et de l’actuel[2].

  J’attire votre attention sur l’expression « abîme de néant » qu’il s’agira de comprendre, dans laquelle « abîme » est souligné et ce n’est pas une figure de style comme nous allons voir, mais Arendt ne s’en explique pas. Je me suis donc emparé de cette invitation à creuser le sens de l’ « abîme » en relation, ou pas, avec le « rien ». Ce n’est toutefois pas la seule occurrence de cette expression, qui apparaît presque à la fin de la VE.
  Précisons que « la difficulté » évoquée dans cette citation, à propos de l’hiatus, entre libération et constitution de la liberté, renvoie au « problème du commencement », lequel abrite en soi « un élément d’arbitraire total. » (VE, p. 531). Nous y reviendrons.
  On trouve une autre occurrence de cette expression dans le chapitre « Qu’est-ce qui nous fait penser ? » :

Le choc philosophique ne s’accompagne d’aucun messager, frère d’Iris, porteur du don de parole comme de l’argumentation raisonnée et de la réponse raisonnable ; et l’affirmation de l’Etre, qui correspond manifestement à l’élément d’admiration de l’étonnement platonicien, a besoin de croire en un Dieu-Créateur qui sauve la raison humaine du coup d’œil muet et éperdu jeté dans l’abîme du néant. (VE, p. 194)

  Dans « l’affirmation de l’Etre » de la seconde citation, il y a la réponse lancée par Schelling face à l’angoissante question centrale de la métaphysique : « pourquoi somme toute, y a-t-il de l’existant plutôt que rien », qui est, « non pas quelque chose, mais le Tout ou Dieu. » (VE, p. 194)
  J’avance une interprétation de l’« abîme de néant », qui résulterait du choc causé à la raison humaine par sa confrontation avec le caractère d’absolue contingence de la création ex-nihilo.
  Ce que je vais tenter de vous montrer, c’est que la question du « rien » chez Arendt, n’est jamais autre chose que l’affirmation, paradoxale, du commencement absolu de la pluralité humaine.
  Mais il y autre chose, le « rien » occupe une place par absence ou en creux qui traverse toute l’œuvre d’Arendt, c’est le « rien » de l’anéantissement d’êtres humains dans les camps de concentration et d’extermination, celui qui de manière plus globale et catastrophique est la néantisation du monde dans lequel l’expérience du totalitarisme nous entraîne. D’ailleurs, c’est l’expérience personnelle d’Hannah Arendt au procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem qui fournit le point d’entrée principal, qui permet de comprendre pourquoi Arendt a rédigé la VE :

La question impossible à élucider était celle-ci : l’activité de penser en elle-même, l’habitude d’examiner tout ce qui vient à se produire ou attire l’attention, sans préjuger du contenu spécifique ou des conséquences, cette activité donc fait-elle partie des conditions qui poussent l’homme à éviter le mal et même le conditionnent négativement à son égard ? (VE, p. 22)

  D’une manière plus générique encore, nous pourrions dire que la question du « rien » opère par soustraction avec ce qui manque à la vita activa pour penser pleinement la condition humaine (la vita contemplativa) et fonder une théorie de l’action qui soit soutenue par les fondamentaux de la pensée, de la volonté et du jugement. Arendt le reconnaît explicitement dans une discussion à l’Université de Toronto en 1972 :

Et c’est la raison pour laquelle (« cette affaire de la pensée »), je me demande si je vais y arriver ou non. Mais de toute manière, je sens que Condition de l’homme moderne nécessite un deuxième tome, et j’essaye de l’écrire.[3]

***

  Qu’en est-il maintenant de l’utilisation du mot « abîme » chez Arendt ?
Voir détails d’une recherche lexicale dans la note ci-dessous[4].

  Les termes abyss et nothingness se retrouvent principalement dans quatre ouvrages. Pour les trois premiers d’entre eux, à savoir : Le concept d’amour chez St Augustin, La vie de l’esprit et Essays in Understanding[5], ces mots apparaissent avec une fréquence aussi élevée l’un que l’autre et tranchent nettement sur le reste des publications[6]. L’ouvrage dans lequel ils sont les plus utilisés est bien VE ce qui confirme le choix de ce texte pour rendre peut-être plus explicite la question du rien dans l’œuvre d’Hannah Arendt.
  On trouve une première trace de ce mot dans un article écrit en 1946 : ”The Image of Hell”[7] ; Arendt y utilise le mot d’abîme dans le sens du Shéol de l’Ancien Testament, c’est-à-dire d’une image de l’Enfer[8] lorsqu’elle évoque :

Les usines de la mort... où (tous) furent réduits au plus petit dénominateur commun de la vie organique, plongés dans l’abîme le plus sombre et le plus profond de l’égalité première.[9]

  Retenons l’expression d’ « égalité première » que nous retrouverons plus tard.
  Le mot d’ « abîme » présente une certaine ambigüité que nous allons essayer d’élucider. L’étymologie gréco-latine semble confirmer la signification courante du « trou » : ainsi, « abîme » du latin abismus, qui vient du grec, a-byssos, veut dire « sans fond ». Mais on peut également soutenir que byssos est relié au grec bathos, ce qui veut dire « sans profondeur ». Le « sans fond » peut aussi bien signifier le puits profond de l’imagerie traditionnelle du gouffre, le trou béant dans la terre ou dans les mers (dimension verticale de la chute, expérience de la chute des corps), que l’absence de profondeur ou de fondement, autrement dit la pure surface (dimension de contact par capillarité ou réseau).
  Cette dualité de la profondeur et de la surface est discutée au début de la VE en lien avec l’être et l’apparence. Jeu d’opposés qui est à mettre également en parallèle avec les changements de perspective envisagés à propos de la nature du mal (« radical » ou « banal »).
  Dans d’autres passages de la VE, Arendt mentionne les « abîmes » que l’on trouve sous la plume de Kant, lorsqu’il écrit que « « c’était (sa) destinée de tomber amoureux de la métaphysique », mais parle aussi « de ses abîmes sans fond », de « son sol glissant » etc.. » (VE, p. 27) ou du « véritable abîme de la raison humaine » confrontée à la chaîne sans fin des raisonnements de cause à effet, laquelle, pourtant « nous est indispensable comme dernier support de toutes choses ».
  L’abîme constituerait ainsi, de manière inconfortable pour le philosophe, une position de point d’appui, un « chez-soi » par défaut, du fond duquel la raison spéculative « à qui il ne coûte rien de faire disparaître (les perfections de l’être suprême) sans le moindre empêchement »  (VE, p. 192) peut se déployer librement.

***

  La mise en retrait du monde qu’opère la pensée, évite-t-elle que nous ne commettions le mal ? Encore faut-il que le mal s’offre à la pensée comme objet dont nous pouvons comprendre la nature, l’essence. La position d’Arendt a évolué sur cette question. A la fin des Origines du Totalitarisme se trouve une première réflexion sur le mal :

C’est un trait inhérent à toute notre tradition philosophique que nous ne pouvons pas concevoir un « mal radical » : cela est vrai aussi bien pour la théologie chrétienne qui attribuait au diable lui-même une origine céleste, que pour Kant, le seul philosophe qui, dans l’expression qu’il forgea à cet effet, dût avoir au moins soupçonné l’existence d’un tel mal, quand bien même il s’empressa de le rationaliser par le concept d’une « volonté perverse », explicable à partir de mobiles intelligibles. [10]

  Le concept de mal radical apparait dans le premier chapitre du texte : La religion dans les limites de la simple raison, publié en 1793.[11] Il s’agit pour Kant, d’expliquer le mal par un « mauvais penchant », une perversion de la nature, le résultat d’un choix délibéré de l’homme.
  Mais il y a sur cette question, de la nature du mal, une évolution significative lorsqu’Arendt introduit le concept de « banalité du mal ». Elle s’en explique dans sa correspondance avec Gershom Scholem :

Vous avez parfaitement raison. I changed my mind et je ne parle plus du mal radical. Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, autrement nous aurions peut-être eu l’occasion d’en parler. Ce qui n’est pas clair à mes yeux, c’est la raison pour laquelle vous qualifiez de « formule » l’expression de « banalité du mal ». Autant que je sache, personne n’a encore jamais utilisé l’expression ; mais peu importe. J’estime effectivement aujourd’hui que seul le mal est toujours extrême, mais jamais radical, qu’il n’a pas de profondeur, et pas de caractère démoniaque. S’il peut ravager le monde entier, c’est précisément parce que, tel un champignon, il se propage à sa surface. Ce qui est profond en revanche, et radical, c’est le bien – et lui seul. Si vous lisez ce que Kant écrit du mal radical, vous verrez qu’il ne désigne pas beaucoup plus que la malignité ordinaire, or il s’agit d’un concept psychologique, pas métaphysique. [12]

  Elle n’emploie plus par la suite cette image très forte d’une quasi-épidémie, de la propagation d’un parasite, pour expliquer la banalité du mal. Par contre, la métaphore de la « désolation » associée à celle d’une surface vide, incendiée ou hostile à la vie, apparaît dans au moins deux citations ultérieures. 
  Dans le chapitre des « Conclusions » à la fin de la VE, citant un passage d’Heidegger dans Sein und Zeit, n°57, elle compare la liberté à :

la surface incendiée (n.s.) marquée par l’abandon dans lequel (l’existence humaine, Dasein) a été laissée à elle-même.[13]

  On trouve une autre expression du caractère d’abandon de l’homme à la surface d’un monde qui se vide de sens, dans le texte sur « Le désert et les oasis » :

La croissance moderne de la perte en monde, le retrait de tout ce qui est entre nous, peut aussi être décrit comme l’extension du désert… c’est justement parce que nous souffrons dans les conditions du désert que nous sommes encore humains et encore intacts ; le danger est que nous devenions de vrais habitants du désert et que nous nous y sentions chez nous (1)

(1) « Habiter un monde ne signifie donc pas s’adapter à toute situation : car encore faut-il qu’il y ait un monde à habiter. Le désert ne s’habite pas ; mais il est possible de s’y adapter. Une telle adaptation signale la disparition de l’humanité ; car elle est abandon de la possibilité même d’un monde. Le sens commun, quand il n’est pas perdu, nous invite à refuser l’adaptation et à tenter de recréer un monde, c’est-à-dire les conditions d’une habitation. [14]

  Je crois qu’on peut tracer une continuité entre plusieurs thèmes de sa réflexion : l’acosmisme, la perte en monde, le « désert » vidé de sa pluralité humaine et la banalité du mal imaginée comme « manque de profondeur », « surface », « absence de pensée ». En effet, lorsqu’elle rend compte de ses motivations dans l’introduction de la VE, parlant du personnage d’Eichmann elle dit encore ceci :

Ce qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses actes jusqu’au plus profond des racines ou des motifs. (VE, p. 21)

***

   Il est temps de proposer quelques pistes de réflexion à ce travail.

   Arendt remonte aux concepts d’être et de néant pour comprendre l’origine de la pensée et de la volonté, origine qui permet d’en écrire l’histoire. Elle s’appuie par conséquent sur l’histoire de la philosophie pour avancer sa conception des progrès de l’idée de la liberté à travers les révolutions de l’époque moderne.
  [Je ne vais pas jusqu’à dire qu’elle y développe une philosophie de l’histoire mais ne suis pas loin de penser que cette dernière constitue un des grands thèmes, implicites, de sa philosophie politique, commencée avec Origines du Totalitarisme, poursuivie dans Condition de l’homme moderne (en sautant par-dessus le « livre fantôme » sur Marx[15]), prolongée enfin avec le très explicite De la Révolution et qui cherche ses conclusions dans la longue méditation, inachevée, de La vie de l’esprit.]
  Arendt butte avec la découverte du « rien » (ou du néant) dans la fondation de la liberté, sur une véritable difficulté qui l’oblige à réaffirmer la primauté de la « naissance », concept fondamental de sa philosophie de l’existence tiré de ses méditations sur saint Augustin. Cette difficulté apparaît dans toute sa clarté, si je puis dire, lorsqu’elle pose l’origine de la liberté humaine dans « l’hiatus (i.e. l’écart) entre libération et constitution de la liberté ».
  Pour terminer cette introduction : la VE, ouvrage sur les facultés mentales a été entreprit pour répondre à la question de l’absence de pensée, c’est-à-dire pour comprendre ce que l’on fait quand on pense. Le livre se termine sur la proposition de « l’abîme du néant » duquel surgit la liberté politique.
  Comment comprendre la liaison entre l’activité de la pensée et l’ouverture de la pluralité humaine à la liberté ? Si on ajoute que le problème de la Liberté, selon Bergson cité par Arendt, est « aux modernes ce que les paradoxes des Eléates étaient aux anciens », (VE, p. 281) cela revient à mettre sur le même plan, la résolution de la question fondamentale de la métaphysique avec la résolution des buts poursuivis par les hommes d’action à l’époque moderne, c’est-à-dire dans la perspective de la VE, des révolutionnaires.


2

  Nous allons à présent suivre le cheminement de la pensée d’Arendt quant au concept de néant dans La vie de l’esprit.

  Une question de méthode : j’ai suivi les « traces » du rien dans le texte et, première observation : les mentions du « rien » (nothingness), apparaissent dans le livre consacré à la pensée, quasi exclusivement dans « les échos que l’étonnement platonicien » a soulevé à travers l’histoire de la philosophie (i.e. principalement auprès de certains représentants de l’idéalisme allemand). Par contre les traces sont beaucoup plus nombreuses dans le livre consacré à la volonté mais s’y trouvent principalement chez deux auteurs, qui représentent pour Arendt la quintessence de l’histoire du concept de volonté : saint Augustin pour le libre arbitre et la volonté créatrice de Dieu, à la fois du temps et de l’homme ; Dun Scott pour le principe d’individuation et la primauté de la volonté sur l’intellect. Celle-ci ne connaît qu’une seule restriction, la volonté « ne peut nier totalement l’Etre », par contre, « c’est la possibilité de résister aux exigences du désir d’une part, aux dictats de l’intellect et de la raison d’autre part, qui constitue la liberté humaine » (VE, p. 435).
  Mon propos reste toutefois de vous proposer une interprétation de la visée de la VE en rapport avec la question de la liberté politique et j’ai donc choisi parmi cette « histoire personnelle » de la philosophie racontée par Arendt, quelques moments qui me semblent significatifs :
1.     Le fondement de la pensée (Kant)
2.     L’étonnement et l’admiration à l’origine de la pensée (Platon, Homère)
3.     La solution de Hegel au problème de la volonté (i.e. du temps)

***

1.  Arendt interroge la théorie des mondes duels, l’être vs l’apparence, l’être vs le non-être, le fond vs la surface, la cause vs le phénomène, l’esprit vs le corps, l’âme vs l’esprit (Merleau-Ponty, dans une discussion intéressante sur l’imbrication nécessaire d’une phénoménologie de la sensibilité et du corps, qui autrement resterait incomplète comme phénoménologie de la vie). Finalement, c’est sur Kant (« ce bon vieux Kant »), qu’elle se pose :

 En d’autres termes, la conception philosophique courante de l’Etre en tant que fondement de l’Apparence est conforme au phénomène Vie, mais on ne peut en dire autant de l’Etre considéré par opposition à l’Apparence qui est au fond de toutes les théories de mondes duels. La hiérarchie traditionnelle n’est pas née de l’expérience quotidienne du monde des phénomènes, mais plutôt de celle du moi pensant qui, elle, n’a rien d’ordinaire. Comme nous le verrons plus loin, cette expérience transcende non seulement l’Apparence, mais aussi l’Etre. Kant lui-même identifie explicitement le phénomène qui l’a amené concrètement à croire à une « chose en elle-même » par-delà les « simples apparences. » C’est le fait que « dans la conscience que j’ai de moi-même dans la simple pensée, je suis l’être même, mais de cet être rien ne m’est donné par là pour la pensée » [in Critique de la Raison Pure, p. 321]…. Le moi pensant est effectivement la « chose en soi » de Kant : il ne se manifeste pas aux autres et, à la différence du moi de la conscience de moi, il ne paraît pas à soi-même, et pourtant, ce n’est pas rien.[16]

2.  Dès que le problème du fondement de la pensée a été posé par ce recours à Kant, c’est-à-dire celui de la réflexivité et de la position de sujet, Arendt nous interpelle avec la question suivante : qu’est-ce qui nous fait penser ? La réponse est dans le commentaire du Théétète de Platon : c’est l’étonnement (thaumazein) qui est à la source de la pensée. L’histoire (celle de Thalès tombé dans le puits et de la jeune fille de Thrace) est suffisamment connue pour que nous allions directement à la question suivante : la philosophie serait-elle donc la fille de l’astronomie en ce sens qu’elle serait ce qui nous rattache au Ciel ? Il y a selon Arendt un élément supplémentaire, sans lequel l’étonnement seul serait insuffisant pour comprendre l’origine de la pensée et cet élément est l’admiration.

Quant à thaumazein… il est fréquent chez Homère et tiré lui-même de l’un des nombreux verbes grecs qui veulent dire « voir » au sens de « contempler » : thestai  - racine que nous avons rencontrés dans le theatai, spectateur de Pythagore. Chez Homère, cette contemplation mêlée d’étonnement est généralement réservée aux hommes à qui un dieu apparaît ; on l’emploie aussi, en qualité d’adjectif, dans une expression comme : O toi l’admirable ! – c’est-à-dire digne de l’étonnement admiratif qu’on réserve en général aux dieux, homme semblable aux dieux. (VE, p. 188)

  Cette liaison commune à l’activité de « voir » (théorie, spectacle, étonnement, admiration), nous autorise à faire le lien avec la politique, car la scène sur laquelle se déroule le spectacle est également celle de l’agora où des hommes s’élèvent au-dessus de la foule par la beauté de leurs discours, dignes d’admiration et de louange, c’est-à-dire les héros de la cité autant que ses législateurs. N’est-il pas significatif d’ailleurs que la tradition attribue ce rôle de législateur aux « Sept Sages » parmi lesquels on trouve Solon? Pour ce que nous en savons, des penseurs présocratiques comme Thalès ou Parménide étaient aussi des législateurs, c’est-à-dire dans l’optique grecque des fondateurs de cités, au sens des « législateurs – artisans » de Platon ou d’Aristote [17]. Si divorce il y a eu entre la pensée et l’action (au sens arendtien) c’est depuis Platon et le détournement des philosophes vers la seule vie théorétique, le bios theoretikos.

3.  Ayant pris acte de la fin de la tradition philosophique, Arendt entame avec l’analyse de la volonté un nouveau parcours : celui qui consiste peut-être à fonder une nouvelle tradition, dont le cœur sera constitué d’une théorie de la liberté adossée sur celle des jugements moraux. Malheureusement, cette « tradition » nous est laissée elle aussi à l’état de « fragments », ou plutôt, d’un édifice incomplet. Si Arendt a trouvé aisément dans l’histoire de la philosophie de quoi alimenter une théorie de la pensée, la tâche est plus complexe pour ce qui est de rendre compte d’une théorie de la volonté. John Glenn Gray qui l’a connue rapporte une de leurs conversations : ”’The will is not my thing’. And it was not difficult to detect in her voice the torment that the work was causing her” ajoute-t-il.[18] Arendt écrit :

Ce qui a éveillé la méfiance des philosophes à l’égard de cette faculté, ce sont ses liens inéluctables avec la Liberté : « S’il me faut nécessairement vouloir, pourquoi devrais-je parler de volonté ? » demande saint Augustin. Ce qui distingue l’acte libre, c’est qu’on sait qu’on aurait aussi bien pu laisser de côté ce qu’on a fait – chose qui n’est pas vraie du tout du simple désir ou des appétits, dans lesquels les besoins du corps, les exigences des processus vitaux, ou tout bonnement la force avec laquelle on veut une chose accessible peuvent l’emporter sur toute considération de Volonté ou de Raison. Le vouloir, à ce qu’on voit, jouit d’une liberté infiniment plus grande que le penser qui, sous sa forme la plus libre et la plus spéculative possible, ne peut échapper au principe de non-contradiction. (VE, p. 283)

  Ensuite, à propos de l’articulation problématique des facultés de la pensée et de la volonté :

Aucun philosophe n’a décrit le moi voulant tandis qu’il se heurte au moi pensant avec plus de sympathie, plus de pénétration et de retentissement pour l’histoire de la pensée que Hegel.  (VE, p. 324)

  Hegel est celui qui opère la grande réconciliation au sein d’une vie de l’Esprit qui prend l’histoire entière pour objet :

Hegel n’oublia jamais cette expérience précoce… Le « superbe lever de soleil » de sa jeunesse devait inspirer et structurer tous ses écrits, jusqu’au dernier. Dans la Révolution française, des principes et des pensées s’étaient actualisés ; il s’était produit une réconciliation entre le « Divin » que l’homme fréquente, tandis qu’il pense, et le « monde » des affaires humaines. Cette réconciliation est le pivot de tout le système hégélien. (VE, p. 333)

Un peu plus loin, à propos du temps :

Le mérite de l’élément cyclique, en particulier, est de permettre de considérer toute fin comme un nouveau commencement. « L’Etre et le Néant sont la même chose, le Devenir... » [in Hegel, Science de la Logique, p. 59]

Elle prend Hegel comme un modèle explicatif, au sens quasi-scientifique du terme :

Un mouvement de ce type, dans lequel les notions d’un temps cyclique [i.e. celui de la Pensée] et d’un temps rectiligne [i.e. celui de la Volonté] se concilient ou s’unissent en formant une spirale ne s’ancre ni dans l’expérience du moi pensant ni dans celle du moi voulant ; c’est le mouvement hors expérience de l’Esprit du Monde… En d’autres termes, ce n’est rien de plus qu’une hypothèse ». (VE, p. 336)

  Arendt s’appuie sur les analyses d’Alexandre Koyré dans un texte intitulé « Hegel à Iéna »[19], pour rendre compte des contradictions de la pensée et de la volonté et conclure à l’échec de leur réconciliation. Elle ne partage pas la vision hégélienne de l’accomplissement de la raison dans l’histoire mais je crois qu’elle lui trouve quelque chose de réconfortant, comme de la nostalgie du système complet (elle a le même type de rapport ambigu avec Marx, mais ceci est une autre histoire): elle retient de lui le fait d’une liaison privilégiée des facultés mentales avec les directions opposées sur l’axe du temps du passé et de l’avenir (passé dans lequel la Pensée incorpore le présent comme « quelque chose qui dure »)

L’échec final de Hegel à concilier ces deux activités mentales, penser et vouloir, et les concepts de temps qui leur sont antagonistes me semble patent » (VE, p. 35)

Il lui faut donc [à la raison] apaiser le conflit entre le moi pensant et le moi voulant. Elle doit unir les spéculations sur le temps relevant de la perspective de la Volonté. Volonté qui se concentre sur le futur, (et) au Penser et sa perspective d’un présent durable. (VE, p. 334)

  En effet, la volonté semble mener droit à un mur, celui du futur dans lequel se projettent nos désirs. Arendt utilise constamment l’expression volo me velle, la « volonté se voulant », la métaphore d’un « enroulement » de la volonté sur elle-même, faculté auto-engendrée, première (elle soutient l’interprétation de Duns Scott contre Thomas d’Aquin selon laquelle c’est l’Intellect qui est la servante de la Volonté et non l’inverse), faculté paradoxale qui est à la fois l’outil de notre libération (« je veux ») et celle de notre confrontation à une forme de non-être radical, les choses qui auraient put être et qui ne sont pas, le résultat de notre liberté de choix entre les alternatives de l’action.

***

  Lorsqu’elle reprend à la fin de la VE, des grands thèmes de sa philosophie politique développés dans l’ouvrage De la Révolution : « la constitution de la liberté », « le nouvel ordre des siècles », Arendt donne l’impression de vouloir colmater une brèche ouverte par la découverte du pouvoir annihilant de la volonté, celle d’où le temps surgit, « entre passé et futur », le temps du commencement. C’est aussi le paradoxe de la liberté.
  La citation avec laquelle nous avons ouvert cet exposé (sur « l’abîme de néant »), occupe une place charnière dans les « Conclusions » de la VE, entre les histoires du « Moi pensant » et du « Moi voulant », qu’Arendt récapitule, et le récit de la fondation légendaire de Rome, racontée par Virgile dans l’Enéide.
  Arendt commente ce poème dans une section du chapitre intitulée : « L’abîme de la liberté et le novus ordo seclorum ». 
  De quoi s’agit-il ? Ce « nouvel ordre des siècles » est une devise qui apparaît sur le revers du grand sceau des États-Unis dessiné en 1782, lui-même repris sur les billets d’un dollar depuis 1935. Arendt l’utilise comme un « emblème » pour parler de la Révolution Américaine. Cette devise est tirée d’un vers de Virgile, dans la Quatrième Eglogue des Bucoliques.  Voici le début du poème dans une traduction classique en français de M. Nisard, à Paris, en 1850:

Muses de Sicile, élevons un peu nos chants.
Les buissons ne plaisent pas à tous, non plus que les humbles bruyères.
Si nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d'un consul.
Il s'avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle :
je vois éclore un grand ordre de siècles renaissants.
Déjà la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne ;
déjà descend des cieux une nouvelle race de mortels.

  Les hommes d’action en appellent au mythe ou à la légende pour réaliser leur Etre sur la scène de l’histoire, acteurs de leur propre Moi autant qu’actants de la volonté générale, face à la communauté des citoyens qui va constituer le corps politique. « Sur le plan des concepts » dit encore Arendt, « on passe de la liberté philosophique à la liberté politique » (VE, p.520), c’est-à-dire que partant de la découverte de l’homme intérieur et de la volonté individuelle (le moment-clé de l’histoire de ce concept de volonté), on débouche sur la pluralité, on passe du « Je » au « Nous ». La réponse appropriée à l’émergence de la pluralité, est l’invention du politique, ce qui pour Arendt a été un « événement » comparable à l’invention de la philosophie chez les anciens, invention qui revient de temps à autre à travers l’histoire de manière imprévisible, événement qu’elle appelle aussi « le trésor perdu des révolutions ». [20]

Quand ces hommes d’action, hommes qui voulaient changer le monde, comprirent qu’un tel changement pouvait bien, en réalité, entraîner comme postulat un nouvel ordre des temps, le début d’une chose jamais vue, ils demandèrent secours à l’histoire. . Ils s’attelèrent à repenser des monuments de pensée, comme le Pentateuque et l’Enéide, fondations légendaires qui leur enseigneraient peut-être à résoudre le problème du commencement – qui en est un car la nature même du commencement est d’abriter en soi un élément d’arbitraire total. C’est alors seulement qu’ils se trouvèrent face à l’abîme de la liberté, sachant que tout ce qui serait fait pourrait aussi bien ne pas l’avoir été et croyant, de plus, avec lucidité et précision, qu’une chose faite ne peut être effacée, que la mémoire humaine qui raconte l’histoire survivra au repentir de la destruction.(VE, p. 530-531)

L’abîme de la liberté est à l’action ce que l’abîme du néant est à la pensée.

***

Le mot « révolution » était censé résoudre cet embarras (i.e. l’embarras de Kant « dans la question de savoir s’il faut admettre un pouvoir capable de commencer par lui-même une série de choses ou d’état successifs… commencement absolument premier ») quand, dans les dernières décennies du XVIIIème siècle, il abandonna son premier sens astronomique et se mit à désigner un événement sans précédent. En France cela amena même une « révolution » éphémère du calendrier. (VE, p. 528)

  On sait Arendt très critique de la Révolution française et de ses historiographes (ses remarques sur la « rhétorique passionnée » de Michelet, in DRL) ; l’ « extase », le « sublime », tout cela n’est pas du goût d’Arendt. Ce qui y a échoué c’est le fait que le moment de la libération n’ait pas été suivi de la fondation de la liberté mais de la Terreur. La cause en est l’irruption de la question sociale, de la masse des pauvres (« les malheureux » de Robespierre) sur la scène de l’histoire, c’est-à-dire de la pitié comme passion qui vient occuper le lien de l’action politique, en lieu et place de la calme raison. En d’autres termes, l’échec de la fondation de la liberté est dû à la passion de l’égalité et du surgissement du fond indifférencié de la « masse » (les foules, incarnation de la violence à l’état pur). On se rappellera à ce propos ses analyses sur la transformation des sociétés de classe en sociétés de masses et sur les masses en mouvement, qu’on trouve dans Origines du Totalitarisme (OT).
  Dans l’expérience de la fondation, Arendt découvre des événements qui créent « quelque chose » de nouveau – qui provoquent de la surprise, de l’inattendu, dont on dira toujours après-coup qu’on ne s’y attendait pas, que rien ne les annonçait, événements qui créent un « choc » comparable en intensité à l’étonnement et à l’admiration d’où procède la pensée. Et donc des événements qui, très justement, « donnent à penser ». Il y a toujours du neuf. Arendt est trop pessimiste lorsqu’elle assimile la « renaissance » (le retour des idées anciennes) à l’échec de l’action. La renaissance est aussi une naissance.
  Arendt commente ensuite la conception du futur des révolutionnaires américains, inspirés par l’antiquité latine, qui semble reprendre mot pour mot la citation de Virgile sur le retour à un Age d’or initial. Elle avance alors vers sa conclusion :

Mais ce n’est pas ici notre problème. En faisant porter notre attention sur les hommes d’action, dans l’espoir de trouver chez eux une conception de la liberté épurée des embarras créés, dans l’esprit humain, par la réflexivité des activités mentales – l’inévitable enroulement en spirale du moi qui veut – nous attendions davantage que les résultats atteints. L’abîme de la pure spontanéité qui, dans les fondations légendaires, est traversé par l’hiatus entre la libération et la constitution de la liberté, était dissimulé sous le  stratagème, typique de la tradition occidentale … consistant à voir, dans le nouveau, un nouvel énoncé, amélioré, de l’ancien. (VE, p. 541)542)

  J’attire votre attention sur le fait remarquable suivant : que le vocable pure spontanéité a été substitué par Arendt à celui de néant dans l’expression des « abîmes », de « l’hiatus ». Voilà un glissement de sens singulier que je vais relier à la fin de la phrase de la première citation. Arendt évoque en effet :

toute action dont on ne peut rendre compte par un enchaînement fiable de cause à effet, et ne se laisse pas expliquer par les catégories du potentiel et de l’actuel

  Nous sommes restés sur l’impression que « l’abîme de néant » ne permettait pas de comprendre, d’expliquer, le surgissement de l’action en tant que telle, c’est-à-dire du mouvement. Que pourrait bien suggérer Arendt en remplaçant néant par spontanéité ? S’agit-il d’un repentir ? D’une ouverture à un autre sens ? Est spontané « ce qui se produit par l’initiative propre de l’agent (sponte sua) sans être l’effet d’une cause extérieure »[21] Arendt hésite entre plusieurs interprétations de l’ « abîme » : néant absolu ou pure spontanéité ? Je vais juste relever que c’est « spontanéité » qui a le dernier mot dans le texte, et en rester là.

***

  Après avoir suivi quelques traces du « rien » dans la VE, sur quoi aboutissent nos pistes de réflexion, en particulier que pouvons nous dire de la forme sur laquelle débouche l’action politique ?
  Le concept de néant permet-il de mieux comprendre la question des origines de la pensée et de la volonté ? La VE propose une histoire des expériences de différents penseurs qui ont tentés de répondre chacun à leur manière, à des questions concrètes comme : « où est-on quand on pense ? », « que fait-on quand on pense ? », « quelle est la source de mon libre-arbitre ? », « suis-je libre de choisir ? »…
  Lorsque la pensée se pense elle-même en ses ultimes fondements, elle débouche sur des abimes conceptuels auxquels, comme dans un geste de résistance ou de défi, elle oppose l’attitude classique de l’étonnement ou celle de l’admiration, fut-elle en niant le Néant pour affirmer une positivité. La volonté quant à elle, fut-elle antérieure à la pensée ou servante de cette dernière, est prisonnière dès le début du paradoxe de la contingence et son autonomie est niée dès lors qu’elle s’affirme. Pour y échapper, la volonté crée le futur, invente des projets, invente la liberté.
  Je crois qu’il y a deux interprétations possibles de ce moment singulier, suspendu dans le vide, qu’est la « fondation de la liberté » :
1.     La constitution de la liberté (les vertus publiques), i.e. au sens légaliste d’une « constitution », d’un texte qui fonde le Droit, garantissant les libertés publiques dans un régime « républicain » d’un équilibre des forces ou des pouvoirs (et non pas « La Liberté » -- on connaît son opposition aux « Droits de l’homme » - cfr. OT dans le livre sur l’Impérialisme et la problématique des « sans droits » -- pour Arendt il n’y a qu’un seul droit politique fondamental : « le droit d’avoir des droits »). On pourrait dire qu’il s’agit-là d’une interprétation « libérale – conservatrice ».
2.     La création d’un espace d’apparition pour des « acteurs », des sujets en acte, qui resterait constamment en tension, en renouvellement, où ce qui constituerait l’acte politique essentiel serait toujours celui qui suscite « étonnement » et « admiration » c’est-à-dire de la surprise, de l’inattendu. Cette conception relève plus d’une vision « agonistique » du régime de la pluralité humaine, conception peut-être plus proche de la vision grecque de la Cité régie par le nomos, mais à l’intérieur de ses murs, alors que l’extérieur de la cité est soumis au régime de polemos, de la guerre. Mettons cela en contraste avec le moment constitutionnel , qui correspond à la "sortie" de l'abîme de la liberté, lequel relèverait de la Lex romaine et de son régime de résolution de la question de la guerre par des traités de paix établis avec les vaincus (où on pourrait dire que « l’espace d’apparition » politique est celui d’une scène confrontant plusieurs collectivités humaines).[22]

  Confrontée ensuite à une difficulté à penser le « rien » dans l’acte de la fondation politique, qui se pose en commencement, Arendt a réaffirmé la primauté de la « naissance ». Mais cette réponse est donnée sur le ton d’une déception, car comme il est montré dans l’exemple de la fondation politique, le « nouvel ordre des siècles » n’est jamais qu’une renaissance. On n’échappe pas au temps de la répétition semble dire Arendt.

Il est indiscutable qu’on se sent frustré d’aboutir à une telle conclusion, mais on n’a pas avancé, autant que je sache, qu’une unique alternative dans toute l’histoire de notre pensée politique. (VE, p. 542)

  Il n’y a qu’un seul temps véritablement créateur, c’est celui du commencement absolu : « Afin donc que le commencement fût, un homme a été créé avant que tout autre ne fût » - « Initium… ergo ut seet, creatus est homo, ante quem nullus fuit. »[23]
  Arendt essaye de fonder ou de refonder une pensée de la politique à partir d’une approche phénoménologique de l’existence articulée sur une théorie originale des facultés de La vie de l’esprit, la pensée, la volonté et la faculté de juger. Elle a posé les bases d’une phénoménologie de la vie politique, dans laquelle des êtres humains apparaissent pour d’autres êtres humains sur une scène du monde, laquelle du fait de la pluralité des hommes, est en permanence créée ou recréée, naissante ou renaissante. Confrontée à la limite à penser le rien du commencement absolu, Arendt conclut son texte en disant que « nous sommes condamnés à la liberté du fait de notre naissance. » (VE, p. 543)

  Je vous remercie de votre attention.


Christo Datso
Université Libre de Bruxelles

Bibliographie

Arendt, Hannah, Life of the Mind, Harcourt Inc., San Diego, NY, London, 1979
-       La vie de l’esprit, Presses Universitaires de France, Paris, 1981
-       De la Révolution, Gallimard, Paris, 2013
-       Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Seuil, Paris, 1991
-       Considérations morales, Rivages poche, Paris, 2014
-       Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, Paris, 1972
-       Correspondance avec Mary McCarthy, Stock, Paris, 2009
-       La langue maternelle, Ed. Etérotopia, Paris, 2015
-       La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972
-       Auschwitz et Jérusalem, DeuxTemps Tierce, Paris, 1991
-       Origines du Totalitarisme, Gallimard, 2002
-       Correspondance avec Gershom Scholem, Seuil, Paris, 2012
-       Qu’est-ce que la Politique ? Seuil, Paris, 2014
-       Edifier un monde : interventions 1971-1975, Seuil, Paris, 2007

Augustin, La cité de Dieu, Œuvres III, Pléiade
Bloch O., Von Wartburg W., Dictionnaire étymologique de la langue française, Presses Universitaires de France, Paris, 1975
Bouretz, Pierre, Qu’appelle-t-on philosopher ? Gallimard, Paris, 2006
Breton, Stanislas, La Pensée du Rien, Kok Pharos Publishing House, Kamden, The Netherlands, 1992
Gérard, André-Marie, Dictionnaire de la Bible, Robert Laffont, Paris, 1989
Glenn Gray, J., “The Abyss of Freedom”, in Hannah Arendt: The Recovery of the Public World, 1979
Hegel, Science de la Logique. I. L’Etre, Aubier
Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Œuvres III, Pléiade
Lalande, André, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Presses Universitaires de France, Paris, 1951
Laurent, J. et Romano, C., eds, Le Néant. Contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale, Presses Universitaires de France, Paris, 2006
Lefebve, Vincent, Politique des limites, limites de la politique. La place du droit dans la pensée de Hannah Arendt, Editions de l’Université de Bruxelles, 2016
Petit, Jean-Claude, éd., « L’épreuve du rien », Théologiques vol. 4, n°2, 1996, pp. 3-131
Voilquin, Jean, Les penseurs grecs avant Socrate. De Thalès de Milet à Prodicos, Garnier-Flammarion, Paris, 1964
Young-Bruehl, Elisabeth, Hannah Arendt, Calmann-Lévy, 1999


Quelques citations…

Je m’attachai au Néant, parce qu’il me semblait ne rien savoir.
Je me proposai de vous parler de rien, parce qu’à première vue j’avais cru pouvoir satisfaire à cette obligation par le silence.
Luigi Manzini
Le Néant (1634)

Tout a commencé par Rien, er Rien n’a jamais eu de commencement. Si on considère l’excellence de Rien, elle est admirable ; Rien, aussi bien que la Divinité, ne se peut définir que par lui-même. Qu’est-ce que Rien ? C’est Rien.
Anonyme
Eloge de rien (1730)

La philosophie n’est pas quelque chose qui nous soit donné par la nature, qui soit immanent à notre esprit, sans que nous ayons jamais fait un effort pour l’acquérir. Elle est avant tout œuvre de liberté. Elle est pour chacun ce qu’il est lui-même, elle correspond à ce que chacun a fait de lui-même ; et c’est pourquoi l’idée de philosophie n’est que le résultat de la philosophie même qui, science infinie, est en même temps la science de soi-même.
Schelling
Idées pour une philosophie de la nature (1797)

Oh ! tous ces flots, vagues après vagues, grandes étendues de flots que son étrave avait déjà labourées, oh ! étendues flottantes du souvenir, étendues des flots de la mer, elles n’étaient jamais devenues transparentes, et leurs profondeurs où gît le commencement du connu sont imperceptibles ; seule, l’énigme demeurait, et gonflé d’énigme, le passé débordait ses rives pour rejoindre le présent…
Hermann Broch
La mort de Virgile (1945)

Quel est l’objet de notre pensée ? L’expérience ! Et rien d’autre !
Hannah Arendt
Edifier un monde (1972)







Visages de la phénoménologie
(Assemblage photo personnel)



  On reconnaîtra les philosophes dont nous avons parlé au cours de ces deux journées d’étude avec, tout d’abord, ceux issus de la phénoménologie allemande (ou de langue allemande):
 Edmund Husserl (8 avril 1859 – 29 avril 1938)
 Martin Heidegger (26 septembre 1889 – 26 mai 1976)
 Roman Ingarden (5 février 1893 – 15 juin 1970, philosophe polonais de langue allemande, ancien élève de Husserl)
 Hannah Arendt (14 octobre 1906 – 5 décembre 1975, philosophe allemande, qui a écrit principalement en anglais, ancienne élève de Husserl et de Heidegger)
  


Ensuite, ceux issus de la phénoménologie française :
 Maurice Merleau-Ponty (14 mars 1908 – 3 mai 1961)
 Jean-Paul Sartre (21 juin 1905 – 15 avril 1980)
 Henri Maldiney (4 août 1912 – 6 décembre 2013)
 Michel Henry (10 janvier 1922 – 3 juillet 2002)
 Max Loreau (7 juin 1928 – 7 janvier 1990, a enseigné à l’ULB)
 Marc Richir (né en 1943 – 9 novembre 2015, ancien élève de Max Loreau, a enseigné à l’ULB)

  Plusieurs des participants à ces journées d’étude ont été eux-mêmes d’anciens étudiants ou collègues d’Henri Maldiney, de Max Loreau ou de Marc Richir.
  La philosophie est vivante.


Notes


[1] Sur la validité d’opérer ces distinctions, consulter l’introduction de Vincent Lefebve, Politique des limites, limites de la politique. La place du droit dans la pensée de Hannah Arendt, Editions de l’Université de Bruxelles, coll. Philosophie Politique, 2016, p. 13-15. Sur l’exploration de ces thèmes implicites dans la littérature secondaire, consulter également : Gérome Truc, Assumer l’humanité. Hannah Arendt : la responsabilité face à la pluralité, Editions de l’Université de Bruxelles, 2008 et Munsya Molomb’Ebebe, Le paradoxe comme fondement et horizon du politique chez Hannah Arendt, De Boeck Université, Bruxelles, Paris, 1997.
[2] Hannah Arendt, La vie de l’esprit, PUF coll. Quadrige, Paris, 1981, p. 531
Nous proposons 4 éléments de discussion sur cette citation: 1/ “La difficulté”: c’est le problème du commencement; 2/ “toute action”; 3/ “cause à effet”: l’absence de causalité est le véritable abîme de la raison humaine (Kant); 4/ “potentiel et actuel”: puissance au repos et puissance en acte, le moteur premier: Dieu des philosophes?
[3] Edifier un monde, p. 90.
[4] Méthode employée : recherche du nombre d’occurrences des termes abyss et nothingness dans les éditions anglaises des livres d’Arendt, avec l’outil Search dans l’application Kindle Reader.
Love and Saint Augustine, abyss: 7, nothingness: 25
The Origins of Totalitarianism, abyss: 6, nothingness: 0
The Human Condition, abyss: 0, nothingness: 0
Eichmann in Jerusalem, abyss: 3, nothingness: 1
On Revolution, abyss: 1, nothingness: 0
Between Past and Future, abyss: 3, nothingness: 2
Crises of the Republic, abyss: 1, nothingness: 0
Men in Dark Times, abyss: 3, nothingness: 2
Life of the Mind, abyss: 15, nothingness: 35
Lectures on Kant’s Political Philosophy, abyss: 10, nothingness: 1
Essays in Understanding, abyss: 15, nothingness: 22
Responsibility and Judgment, abyss: 2, nothingness: 1
The Promise of Politics, abyss: 6, nothingness: 1
The Jewish Writings, abyss: 4, nothingness: 2
[5] Il s’agit d’un texte consacré à Hermann Broch (”No Longer and Not Yet”), l’autre à la philosophie de l’existence (“What is Existential Philosophy”) et un troisième consacré à une recension de la littérature sur les camps d’extermination parue directement après la guerre (“The Image of Hell”). A noter que l’édition française correspondante au recueil édité et publié par Jérôme Kohn en 1994 est incomplète. Il s’agit de La philosophie de l’existence et autres essais, Payot, 2000.
[6] L’exception est le livre Juger. Sur la philosophie politique de Kant, dans lequel seul le terme d’abîme apparait avec une fréquence relativement élevée.
[7] Hannah Arendt, Essays in Understanding 1930-1954, Schocken Books, New York, p. 197-205; trad. fr. « L’image de l’enfer », in Auschwitz et Jérusalem, DeuxTemps Tierce, Paris, 1991)
[8] Pour une discussion sur la notion de l’ « enfer » dans le judaïsme ou du Shéol (orthographié Chéol), consulter par exemple : André-Marie Gerard, Dictionnaire de la Bible, Robert Laffont coll. Bouquins, Paris, 1989.
[9] “L’image de l’enfer”, p. 152
[10] Hannah Arendt, Origines du Totalitarisme, Gallimard coll. Quarto, 2002, p. 811. La première édition d’Origines s’achevait sur le chapitre « Le Totalitarisme au pouvoir » d’où est extraite cette citation.
[11] Kant, Œuvres Philosophiques vol. III Les derniers écrits, Gallimard Bibliothèque de La Pléiade, 1986 : « Dès la Critique de la Raison Pratique, Kant avait admis la possibilité d’un choix intemporel du mal : le penchant au mal, comme le penchant au bien, est donc le résultat de notre volonté nouménale, dont l’acte originel de détermination se situe hors du temps. Le penchant au mal engage donc notre responsabilité. Il y a là, comme le dit Delbos (in, La Philosophie pratique de Kant, p. 619), un renversement dans la maxime, de l’ordre véritable des mobiles : le mal n’est pas « le simple amour de soi qui, comme tel, est légitime (…) il est l’amour de soi converti en règle de la volonté et se subordonnant ainsi la loi, dont il usurpe l’empire ». Ayant une telle origine le mal est « radical » puisqu’il est la perversion des maximes en leur principe. Et l’on peut, en ce sens, accepter le récit biblique du péché originel (…). Le choix du mal, en effet, ne se situe pas aux origines de l’humanité (…), mais ont peut bien le dire antérieur à notre naissance, pour souligner ainsi son caractère intemporel », par Ferdinand Alquié, op. cit. p. 5.
[12] Hannah Arendt, Gershom Scholem, Correspondance, Seuil, 2012, pp. 432-433.
[13] VE, p. 517
[14] Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique? Seuil, 2014, pp. 291-292
[15] Selon l’heureuse expression de Pierre Bouretz, évoquant un livre qu’elle n’écrira pas mais qui fécondera sa pensée entre Origines du Totalitarisme et Condition de l’Homme Moderne : voir Pierre Bouretz, Qu’appelle-t-on philosopher? Paris, Gallimard coll. Essais, 2006
[17] Jean Voilquin, Les penseurs grecs avant Socrate, Garnier-Flammarion, Paris, 1964, p. 23. Voir aussi l’interprétation arendtienne de la notion du nomos, la loi, dans Condition de l’homme moderne (p. 254) qui marque une distance entre le « faire » du législateur comparé à un architecte et l’action proprement dite.
[18] J. Glenn Gray, “The Abyss of Freedom”, in Hannah Arendt: The Recovery of the Public World, 1979, p. 225
[19] Alexandre Koyré, Leçons sur la philosophie de l’histoire, Gallimard, 1970
[20] Hannah Arendt, De la Révolution, Folio Essais. Voir en particulier le chapitre VI « La tradition révolutionnaire et son trésor perdu »
[21] Lalande, op. cit, p. 1024
[22] Consulter V. Lefebve, op. cit pour l’exploration détaillée de ces idées
[23] St-Augustin, La Cité de Dieu, livre XII, chap. 21, p. 349