Eclats
du « Rien » en phénoménologie
Deux journées d’étude : 24 et 25 octobre 2016
Université Libre de Bruxelles
Centre de recherche Phi - Laboratoire de phénoménologie et d’herméneutique
Organisation : Professeur Antonino Mazzù
Agenda
Note : le texte ci-dessous est un énoncé enrichi
par rapport à celui prononcé assez librement lors de la conférence. Je n’y fais
toutefois pas figurer la notice de présentation par laquelle j’avais commencé
mon exposé ni le résumé des questions – réponses qui suivirent. Certaines
d’entre elles me serviront peut-être à rebondir, vers d’autres questions.
D’autres sections sont par contre un peu plus développées. J’ai conservé les
expressions qui rendent compte de l’oralité. Il y aura toujours un chiasme
entre la parole et l’écrit. S’il devait y avoir un prolongement papier à ce
travail, je crois que la forme et (sur certains aspects) le fond,
continueraient à évoluer. Dans l’état, il me semble que c’est un compte-rendu
assez fidèle du travail en cours, qui caractérise l’esprit du blog sur lequel
je mets cette contribution à disposition. Il va de soi également qu’une
intervention dans un colloque, séminaire, journée d’étude, prend sa place et
une partie de son sens par sa mise en relation avec les autres interventions.
Même si chaque pensée se donne à entendre indépendamment, il y a un tout qui, comme on s’en doute, est plus que la somme des parties. Dans le cas qui nous
occupe, ce propos consacré à la clarification d’une « Question du
« rien » aux limites de l’œuvre d’Hannah Arendt », n’aurait pas
beaucoup d’intérêt s’il n’était pas rapproché des analyses plus fondamentales
qui touchent à la pensée du « rien » (néant, vide…),
« objet », « concept », paradoxal s’il en est, dont une
partie de la recherche en ontologie, en phénoménologie et en logique s’occupe depuis
un siècle, recherches dont il nous a été donné d’entendre quelques fulgurances
ou éclats au cours de ces deux journées d’étude.
Je remercie le Professeur A. Mazzù de m’avoir
donné l’occasion de m’exprimer. Je remercie également les participants pour
leur écoute et la qualité de leurs retours.
Je choisis d’illustrer l’article pour le blog avec la reproduction d’un tableau que j’ai découvert grâce à une des
interventions consacrée au dialogue d’un thème issu de la pensée de
Merleau-Ponty avec le travail de l’artiste coréen Lee Ufan.
Lee Ufan, Dialogue – space, 2008, Oil and
mineral pigment on wall, 66 x 62.5 cm, Installation view: Lee Ufan: New Work,
Lisson Gallery, London, April 2-May 10, 2008, Photo: Ken Adlard, courtesy Lee
Ufan and Lisson Gallery, London.
La question du « rien » aux limites de l’œuvre d’Hannah Arendt
Je
vous décris au préalable la structure de mon exposé, qui comprendra deux
parties. Je commencerai par une introduction où j’expliquerai quel est le
projet poursuivi dans La vie de l’esprit,
le livre d’Hannah Arendt qui va contribuer pour l’essentiel à notre sujet, je
préciserai quel est le statut de la question du « rien » chez notre
auteur et je développerai ce point avec deux métaphores : les abîmes et la désolation (de la surface). Je proposerai quelques pistes de
réflexion. Dans une deuxième partie j’aborderai quelques moments-clés de l’évolution
de cette question dans La vie de l’esprit.
J’y aborderai la manière dont Arendt interroge des thèmes comme : l’être
et l’apparaître, ce qui nous fait penser, les enroulements de la volonté, la
question de la naissance ou de la renaissance, le moment révolutionnaire. Il va
de soi qu’il s’agira là de brèves annotations. Je terminerai l’exposé par une
sorte de conclusion interprétative sur la forme à donner aux libertés
publiques.
1
J’évoque
d’abord les « limites » dont il est question dans mon titre.
Le
sujet dont je vais vous parler : « La question du « rien »
dans l’œuvre d’Hannah Arendt », est posé à partir de La vie de l’esprit (VE), le dernier livre qu’elle a écrit et qui est, comme
on le sait, incomplet, amputé, puisqu’il y manque la troisième partie. Le livre
a été publié à titre posthume, d’abord en 1978 pour les tomes I (La pensée) et
II (Le vouloir) et ensuite en 1991 pour les textes de la troisième partie
(Juger).
La
conception de cette œuvre intervient à un moment charnière de la vie de notre
auteur. Elle vient en effet de perdre brutalement son mari, Heinrich Blücher,
au moment où elle vient de livrer une conférence (Thinking and Moral Considerations) qui va servir d’introduction à la VE. De plus, c’est au moment où elle
entame la rédaction de la troisième partie, que la mort surprend Hannah Arendt.
Nous pourrions dire que la limite, redoublée, de la fin d’une existence,
encadre à la fois la genèse et l’inachèvement de la VE.
Enfin, c’est dans ce livre qu’elle va essayer de redéfinir une frontière
possible entre une pensée proprement politique et une philosophie de la
politique. Je crois qu’elle a voulu fonder une nouvelle tradition : celle
d’une phénoménologie politique.
Concernant
maintenant le statut de la question du « rien » chez Arendt. Ce
n’est évidemment pas une question posée en tant que telle dans son œuvre. On en
trouve des traces légères, un « presque rien » dans la VE. Il nous
faut donc rapidement rappeler quel est le propos du livre : comprendre les
facultés mentales (Pensée, Volonté, Jugement) dans leur lien avec le problème
de la fondation de la liberté, qui est le véritable sujet de la VE mais
n’apparaissant qu’à la fin, en raison justement de son lien explicite mais ténu
avec le « rien »
Le
« rien » n’est donc pas une question visible chez Arendt, comme on
pourrait le dire de manière évidente de la « question de la condition
humaine » ou de la « question morale », ou comme on pourrait dire,
mais de façon implicite, qu’il y a
chez elle une « question du droit » ou de la
« responsabilité », ou encore, du « paradoxe »[1].
Mais ce n’est pas une question illégitime, car il y a une découverte qui se
passe dans la VE, avec laquelle tout d’un coup, sans
prévenir, surgit une proposition pour le moins énigmatique, qui va nous servir
à la fois d’origine et de but, d’étonnement initial autant que de proposition
dont il faut comprendre le sens :
Les
fondations légendaires et leur hiatus entre libération et constitution de la
liberté signalent la difficulté sans la trancher. Elles désignent l’abîme de néant qui s’ouvre devant
toute action dont on ne peut rendre compte par un enchaînement fiable de cause
à effet, et ne se laisse pas expliquer par les catégories du potentiel et de
l’actuel[2].
J’attire votre attention sur l’expression « abîme de néant » qu’il s’agira de comprendre, dans laquelle
« abîme » est souligné et
ce n’est pas une figure de style comme nous allons voir, mais Arendt ne s’en
explique pas. Je me suis donc emparé de cette invitation à creuser le sens de
l’ « abîme » en relation, ou pas, avec le « rien ». Ce
n’est toutefois pas la seule occurrence de cette expression, qui apparaît
presque à la fin de la VE.
Précisons que « la difficulté » évoquée dans cette citation, à
propos de l’hiatus, entre libération et constitution de la liberté, renvoie au
« problème du commencement », lequel abrite en soi « un élément
d’arbitraire total. » (VE, p. 531). Nous y reviendrons.
On
trouve une autre occurrence de cette expression dans le chapitre
« Qu’est-ce qui nous fait penser ? » :
Le
choc philosophique ne s’accompagne d’aucun messager, frère d’Iris, porteur du
don de parole comme de l’argumentation raisonnée et de la réponse
raisonnable ; et l’affirmation de l’Etre, qui correspond manifestement à
l’élément d’admiration de l’étonnement platonicien, a besoin de croire en un
Dieu-Créateur qui sauve la raison humaine du coup d’œil muet et éperdu jeté
dans l’abîme du néant. (VE, p. 194)
Dans
« l’affirmation de l’Etre » de la seconde citation, il y a la réponse
lancée par Schelling face à l’angoissante question centrale de la
métaphysique : « pourquoi somme
toute, y a-t-il de l’existant plutôt que rien », qui est, « non
pas quelque chose, mais le Tout ou Dieu. » (VE, p. 194)
J’avance
une interprétation de l’« abîme de néant », qui résulterait du choc
causé à la raison humaine par sa confrontation avec le caractère d’absolue
contingence de la création ex-nihilo.
Ce
que je vais tenter de vous montrer, c’est que la question du « rien »
chez Arendt, n’est jamais autre chose que l’affirmation, paradoxale, du
commencement absolu de la pluralité humaine.
Mais il y autre chose, le « rien » occupe une place par
absence ou en creux qui traverse toute l’œuvre d’Arendt, c’est le « rien »
de l’anéantissement d’êtres humains dans les camps de concentration et
d’extermination, celui qui de manière plus globale et catastrophique est la néantisation du monde dans lequel l’expérience du totalitarisme nous
entraîne. D’ailleurs, c’est l’expérience personnelle d’Hannah Arendt au procès
d’Adolf Eichmann à Jérusalem qui fournit le point d’entrée principal, qui
permet de comprendre pourquoi Arendt a rédigé la VE :
La question impossible à élucider était
celle-ci : l’activité de penser en elle-même, l’habitude d’examiner tout
ce qui vient à se produire ou attire l’attention, sans préjuger du contenu
spécifique ou des conséquences, cette activité donc fait-elle partie des
conditions qui poussent l’homme à éviter le mal et même le conditionnent
négativement à son égard ? (VE, p. 22)
D’une
manière plus générique encore, nous pourrions dire que la question du
« rien » opère par soustraction avec ce qui manque à la vita activa pour penser pleinement la
condition humaine (la vita contemplativa)
et fonder une théorie de l’action qui soit soutenue par les fondamentaux de la
pensée, de la volonté et du jugement. Arendt le reconnaît explicitement dans
une discussion à l’Université de Toronto en 1972 :
Et c’est la raison pour laquelle (« cette
affaire de la pensée »), je me demande si je vais y arriver ou non. Mais
de toute manière, je sens que Condition
de l’homme moderne nécessite un deuxième tome, et j’essaye de l’écrire.[3]
***
Qu’en est-il maintenant de l’utilisation du mot « abîme » chez
Arendt ?
Voir détails
d’une recherche lexicale dans la note ci-dessous[4].
Les termes abyss et nothingness se retrouvent principalement dans quatre
ouvrages. Pour les trois premiers d’entre eux, à savoir : Le concept d’amour chez St Augustin, La vie de l’esprit et Essays in Understanding[5], ces mots apparaissent avec une fréquence
aussi élevée l’un que l’autre et tranchent nettement sur le reste des
publications[6].
L’ouvrage dans lequel ils sont les plus utilisés est bien VE ce qui confirme le
choix de ce texte pour rendre peut-être plus explicite la question du rien
dans l’œuvre d’Hannah Arendt.
On
trouve une première trace de ce mot dans un article écrit en 1946 : ”The Image of Hell”[7] ; Arendt y utilise le mot d’abîme dans le sens du Shéol de
l’Ancien Testament, c’est-à-dire d’une image
de l’Enfer[8]
lorsqu’elle évoque :
Les
usines de la mort... où (tous) furent réduits au plus petit dénominateur commun
de la vie organique, plongés dans l’abîme le plus sombre et le plus profond de
l’égalité première.[9]
Retenons l’expression d’ « égalité première » que nous
retrouverons plus tard.
Le
mot d’ « abîme » présente une certaine ambigüité que nous allons
essayer d’élucider. L’étymologie gréco-latine semble confirmer la signification
courante du « trou » : ainsi, « abîme » du latin abismus, qui vient du grec, a-byssos, veut dire « sans
fond ». Mais on peut également soutenir que byssos est relié au grec bathos,
ce qui veut dire « sans profondeur ». Le « sans fond » peut
aussi bien signifier le puits profond de l’imagerie traditionnelle du gouffre,
le trou béant dans la terre ou dans les mers (dimension verticale de la chute,
expérience de la chute des corps), que l’absence de profondeur ou de fondement,
autrement dit la pure surface (dimension de contact par capillarité ou réseau).
Cette dualité de la profondeur et de la surface est discutée au début de
la VE en lien avec l’être et l’apparence. Jeu d’opposés qui est à mettre
également en parallèle avec les changements de perspective envisagés à propos
de la nature du mal (« radical » ou « banal »).
Dans d’autres passages de la VE, Arendt mentionne les
« abîmes » que l’on trouve sous la plume de Kant, lorsqu’il écrit que
« « c’était (sa) destinée de tomber amoureux de la
métaphysique », mais parle aussi « de ses abîmes sans fond »,
de « son sol glissant » etc.. » (VE, p. 27) ou du
« véritable abîme de la raison humaine » confrontée à la chaîne sans
fin des raisonnements de cause à effet, laquelle, pourtant « nous est
indispensable comme dernier support de toutes choses ».
L’abîme constituerait ainsi, de manière inconfortable pour le
philosophe, une position de point d’appui, un « chez-soi » par
défaut, du fond duquel la raison spéculative « à qui il ne coûte rien de
faire disparaître (les perfections de l’être suprême) sans le moindre
empêchement » (VE, p. 192) peut se déployer librement.
***
La
mise en retrait du monde qu’opère la pensée, évite-t-elle que nous ne
commettions le mal ? Encore faut-il que le mal s’offre à la pensée comme
objet dont nous pouvons comprendre la nature, l’essence. La position d’Arendt a
évolué sur cette question. A la fin des Origines
du Totalitarisme se trouve une première réflexion sur le mal :
C’est
un trait inhérent à toute notre tradition philosophique que nous ne pouvons pas
concevoir un « mal radical » : cela est vrai aussi bien pour la théologie
chrétienne qui attribuait au diable lui-même une origine céleste, que pour
Kant, le seul philosophe qui, dans l’expression qu’il forgea à cet effet, dût
avoir au moins soupçonné l’existence d’un tel mal, quand bien même il
s’empressa de le rationaliser par le concept d’une « volonté perverse »,
explicable à partir de mobiles intelligibles. [10]
Le
concept de mal radical apparait dans le premier chapitre du texte : La religion dans les limites de la simple
raison, publié en 1793.[11] Il s’agit pour Kant, d’expliquer le mal
par un « mauvais penchant », une perversion de la nature, le résultat
d’un choix délibéré de l’homme.
Mais il y a sur cette question, de la nature du mal, une évolution
significative lorsqu’Arendt introduit le concept de « banalité du
mal ». Elle s’en explique dans sa correspondance avec Gershom Scholem :
Vous
avez parfaitement raison. I changed my mind et je ne parle plus du
mal radical. Nous ne nous sommes pas vus depuis longtemps, autrement nous
aurions peut-être eu l’occasion d’en parler. Ce qui n’est pas clair à mes yeux,
c’est la raison pour laquelle vous qualifiez de « formule »
l’expression de « banalité du mal ». Autant que je sache, personne
n’a encore jamais utilisé l’expression ; mais peu importe. J’estime
effectivement aujourd’hui que seul le mal est toujours extrême, mais jamais
radical, qu’il n’a pas de profondeur, et pas de caractère démoniaque. S’il peut
ravager le monde entier, c’est précisément parce que, tel un champignon, il se
propage à sa surface. Ce qui est profond en revanche, et radical, c’est le bien
– et lui seul. Si vous lisez ce que Kant écrit du mal radical, vous verrez
qu’il ne désigne pas beaucoup plus que la malignité ordinaire, or il s’agit
d’un concept psychologique, pas métaphysique. [12]
Elle n’emploie plus par la suite cette image très forte d’une
quasi-épidémie, de la propagation d’un parasite, pour expliquer la banalité du
mal. Par contre, la métaphore de la « désolation » associée à celle
d’une surface vide, incendiée ou hostile à la vie, apparaît dans au moins deux
citations ultérieures.
Dans le chapitre des « Conclusions » à la fin de la VE, citant
un passage d’Heidegger dans Sein und Zeit,
n°57, elle compare la liberté à :
la surface incendiée (n.s.) marquée par
l’abandon dans lequel (l’existence humaine, Dasein)
a été laissée à elle-même.[13]
On
trouve une autre expression du caractère d’abandon de l’homme à la surface d’un
monde qui se vide de sens, dans le texte sur « Le désert et les oasis
» :
La
croissance moderne de la perte en monde, le retrait de tout ce qui est entre nous, peut aussi être décrit comme
l’extension du désert… c’est justement parce que nous souffrons dans les
conditions du désert que nous sommes encore humains et encore intacts ; le
danger est que nous devenions de vrais habitants du désert et que nous nous y
sentions chez nous (1)
(1)
« Habiter un monde ne signifie donc pas s’adapter à toute situation : car
encore faut-il qu’il y ait un monde à habiter. Le désert ne s’habite pas ;
mais il est possible de s’y adapter. Une telle adaptation signale la
disparition de l’humanité ; car elle est abandon de la possibilité même
d’un monde. Le sens commun, quand il n’est pas perdu, nous invite à refuser
l’adaptation et à tenter de recréer un monde, c’est-à-dire les conditions d’une
habitation. [14]
Je
crois qu’on peut tracer une continuité entre plusieurs thèmes de sa
réflexion : l’acosmisme, la perte en
monde, le « désert » vidé de sa pluralité humaine et la banalité du mal imaginée comme
« manque de profondeur », « surface », « absence de
pensée ». En effet, lorsqu’elle rend compte de ses motivations dans
l’introduction de la VE, parlant du personnage d’Eichmann elle dit encore
ceci :
Ce
qui me frappait chez le coupable, c’était un manque de profondeur évident, et
tel qu’on ne pouvait faire remonter le mal incontestable qui organisait ses
actes jusqu’au plus profond des racines ou des motifs. (VE, p. 21)
***
Il est temps de proposer quelques pistes de réflexion à ce travail.
Arendt remonte aux concepts d’être et de néant pour comprendre l’origine de la pensée et de la volonté,
origine qui permet d’en écrire l’histoire.
Elle s’appuie par conséquent sur l’histoire
de la philosophie pour avancer sa conception des progrès de l’idée de la liberté à travers les révolutions
de l’époque moderne.
[Je ne vais pas jusqu’à dire qu’elle y
développe une philosophie de l’histoire
mais ne suis pas loin de penser que cette dernière constitue un des grands
thèmes, implicites, de sa philosophie politique, commencée avec Origines du Totalitarisme, poursuivie
dans Condition de l’homme moderne (en
sautant par-dessus le « livre fantôme » sur Marx[15]),
prolongée enfin avec le très explicite De
la Révolution et qui cherche ses conclusions dans la longue méditation,
inachevée, de La vie de l’esprit.]
Arendt
butte avec la découverte du « rien » (ou du néant) dans la fondation
de la liberté, sur une véritable difficulté qui l’oblige à réaffirmer la
primauté de la « naissance », concept fondamental de sa philosophie
de l’existence tiré de ses méditations sur saint Augustin. Cette difficulté
apparaît dans toute sa clarté, si je puis dire, lorsqu’elle pose l’origine de
la liberté humaine dans « l’hiatus (i.e. l’écart) entre libération et
constitution de la liberté ».
Pour
terminer cette introduction : la VE, ouvrage sur les facultés mentales a
été entreprit pour répondre à la question de l’absence de pensée, c’est-à-dire
pour comprendre ce que l’on fait quand on pense. Le livre se termine sur la
proposition de « l’abîme du
néant » duquel surgit la liberté politique.
Comment comprendre la liaison entre l’activité de la pensée et
l’ouverture de la pluralité humaine à la liberté ? Si on ajoute que le
problème de la Liberté, selon Bergson cité par Arendt, est « aux modernes
ce que les paradoxes des Eléates étaient aux anciens », (VE, p. 281) cela
revient à mettre sur le même plan, la résolution de la question fondamentale de
la métaphysique avec la résolution des buts poursuivis par les hommes d’action
à l’époque moderne, c’est-à-dire dans la perspective de la VE, des
révolutionnaires.
2
Nous
allons à présent suivre le cheminement de la pensée d’Arendt quant au concept
de néant dans La vie de l’esprit.
Une
question de méthode : j’ai suivi les « traces » du rien dans le
texte et, première observation : les mentions du « rien » (nothingness), apparaissent dans le livre consacré à la pensée,
quasi exclusivement dans « les échos que l’étonnement platonicien » a
soulevé à travers l’histoire de la philosophie (i.e. principalement auprès de
certains représentants de l’idéalisme allemand). Par contre les traces sont
beaucoup plus nombreuses dans le livre consacré à la volonté mais s’y trouvent
principalement chez deux auteurs, qui représentent pour Arendt la quintessence
de l’histoire du concept de volonté : saint Augustin pour le libre arbitre
et la volonté créatrice de Dieu, à la fois du temps et de l’homme ; Dun
Scott pour le principe d’individuation et la primauté de la volonté sur
l’intellect. Celle-ci ne connaît qu’une seule restriction, la volonté « ne peut
nier totalement l’Etre », par contre, « c’est la possibilité de
résister aux exigences du désir d’une part, aux dictats de l’intellect et de la
raison d’autre part, qui constitue la liberté humaine » (VE, p. 435).
Mon propos reste toutefois de vous proposer une interprétation de la
visée de la VE en rapport avec la question de la liberté politique et j’ai donc
choisi parmi cette « histoire personnelle » de la philosophie
racontée par Arendt, quelques moments qui me semblent significatifs :
1.
Le
fondement de la pensée (Kant)
2.
L’étonnement
et l’admiration à l’origine de la pensée (Platon, Homère)
3.
La
solution de Hegel au problème de la volonté (i.e. du temps)
***
1. Arendt
interroge la théorie des mondes duels, l’être vs l’apparence, l’être vs le
non-être, le fond vs la surface, la cause vs le phénomène, l’esprit vs le
corps, l’âme vs l’esprit (Merleau-Ponty, dans une discussion intéressante sur
l’imbrication nécessaire d’une phénoménologie de la sensibilité et du corps,
qui autrement resterait incomplète comme phénoménologie de la vie). Finalement,
c’est sur Kant (« ce bon vieux Kant »), qu’elle se pose :
En d’autres termes, la conception
philosophique courante de l’Etre en tant que fondement de l’Apparence est
conforme au phénomène Vie, mais on ne peut en dire autant de l’Etre considéré
par opposition à l’Apparence qui est au fond de toutes les théories de mondes
duels. La hiérarchie traditionnelle n’est pas née de l’expérience quotidienne
du monde des phénomènes, mais plutôt de celle du moi pensant qui, elle, n’a
rien d’ordinaire. Comme nous le verrons plus loin, cette expérience transcende
non seulement l’Apparence, mais aussi l’Etre. Kant lui-même identifie
explicitement le phénomène qui l’a amené concrètement à croire à
une « chose en elle-même » par-delà les « simples
apparences. » C’est le fait que « dans la conscience que j’ai de
moi-même dans la simple pensée, je suis l’être
même, mais de cet être rien ne m’est donné par là pour la pensée » [in Critique de la Raison
Pure, p. 321]…. Le moi pensant est effectivement la « chose en
soi » de Kant : il ne se manifeste pas aux autres et, à la différence
du moi de la conscience de moi, il ne paraît pas à soi-même, et pourtant, ce n’est pas rien.[16]
2. Dès
que le problème du fondement de la pensée a été posé par ce recours à Kant,
c’est-à-dire celui de la réflexivité et de la position de sujet, Arendt nous
interpelle avec la question suivante : qu’est-ce qui nous fait penser ?
La réponse est dans le commentaire du Théétète
de Platon : c’est l’étonnement (thaumazein) qui est à la source de la
pensée. L’histoire (celle de Thalès tombé dans le puits et de la jeune fille de
Thrace) est suffisamment connue pour que nous allions directement à la question
suivante : la philosophie serait-elle donc la fille de l’astronomie en
ce sens qu’elle serait ce qui nous rattache au Ciel ? Il y a selon Arendt un
élément supplémentaire, sans lequel l’étonnement seul serait insuffisant pour
comprendre l’origine de la pensée et cet élément est l’admiration.
Quant
à thaumazein… il est fréquent chez
Homère et tiré lui-même de l’un des nombreux verbes grecs qui veulent dire
« voir » au sens de « contempler » : thestai - racine que nous avons rencontrés dans le theatai, spectateur de Pythagore. Chez
Homère, cette contemplation mêlée d’étonnement est généralement réservée aux hommes
à qui un dieu apparaît ; on l’emploie aussi, en qualité d’adjectif, dans
une expression comme : O toi l’admirable ! – c’est-à-dire digne de
l’étonnement admiratif qu’on réserve en général aux dieux, homme semblable aux
dieux. (VE, p. 188)
Cette
liaison commune à l’activité de « voir » (théorie, spectacle,
étonnement, admiration), nous autorise à faire le lien avec la politique, car
la scène sur laquelle se déroule le spectacle est également celle de l’agora où
des hommes s’élèvent au-dessus de la foule par la beauté de leurs discours,
dignes d’admiration et de louange, c’est-à-dire les héros de la cité autant que
ses législateurs. N’est-il pas significatif d’ailleurs que la tradition
attribue ce rôle de législateur aux « Sept Sages » parmi lesquels on
trouve Solon? Pour ce que nous en savons, des penseurs présocratiques comme
Thalès ou Parménide étaient aussi des législateurs, c’est-à-dire dans l’optique
grecque des fondateurs de cités, au sens des « législateurs –
artisans » de Platon ou d’Aristote [17].
Si divorce il y a eu entre la pensée et l’action (au sens arendtien) c’est
depuis Platon et le détournement des philosophes vers la seule vie théorétique,
le bios theoretikos.
3. Ayant
pris acte de la fin de la tradition philosophique, Arendt entame avec l’analyse
de la volonté un nouveau parcours : celui qui consiste peut-être à fonder
une nouvelle tradition, dont le cœur sera constitué d’une théorie de la liberté
adossée sur celle des jugements moraux. Malheureusement, cette
« tradition » nous est laissée elle aussi à l’état de
« fragments », ou plutôt, d’un édifice incomplet. Si Arendt a trouvé
aisément dans l’histoire de la philosophie de quoi alimenter une théorie de la
pensée, la tâche est plus complexe pour ce qui est de rendre compte d’une
théorie de la volonté. John Glenn Gray qui l’a connue rapporte une de leurs
conversations : ”’The will is
not my thing’. And it was not difficult to detect in her voice the torment
that the work was causing her” ajoute-t-il.[18] Arendt écrit :
Ce
qui a éveillé la méfiance des philosophes à l’égard de cette faculté, ce sont
ses liens inéluctables avec la Liberté : « S’il me faut
nécessairement vouloir, pourquoi devrais-je parler de volonté ? »
demande saint Augustin. Ce qui distingue l’acte libre, c’est qu’on sait qu’on
aurait aussi bien pu laisser de côté ce qu’on a fait – chose qui n’est pas
vraie du tout du simple désir ou des appétits, dans lesquels les besoins du
corps, les exigences des processus vitaux, ou tout bonnement la force avec
laquelle on veut une chose accessible peuvent l’emporter sur toute
considération de Volonté ou de Raison. Le vouloir, à ce qu’on voit, jouit d’une
liberté infiniment plus grande que le penser qui, sous sa forme la plus libre
et la plus spéculative possible, ne peut échapper au principe de
non-contradiction. (VE, p. 283)
Ensuite,
à propos de l’articulation problématique des facultés de la pensée et de la
volonté :
Aucun
philosophe n’a décrit le moi voulant tandis qu’il se heurte au moi pensant avec
plus de sympathie, plus de pénétration et de retentissement pour l’histoire de
la pensée que Hegel. (VE, p. 324)
Hegel
est celui qui opère la grande réconciliation au sein d’une vie de l’Esprit qui
prend l’histoire entière pour objet :
Hegel
n’oublia jamais cette expérience précoce… Le « superbe lever de
soleil » de sa jeunesse devait inspirer et structurer tous ses écrits,
jusqu’au dernier. Dans la Révolution française, des principes et des pensées
s’étaient actualisés ; il
s’était produit une réconciliation
entre le « Divin » que l’homme fréquente, tandis qu’il pense, et le
« monde » des affaires humaines. Cette réconciliation est le pivot de
tout le système hégélien. (VE, p. 333)
Un peu plus loin, à propos du temps :
Le
mérite de l’élément cyclique, en particulier, est de permettre de considérer
toute fin comme un nouveau commencement. « L’Etre et le Néant sont la même
chose, le Devenir... » [in Hegel, Science de la Logique, p.
59]
Elle prend Hegel comme un modèle explicatif, au sens
quasi-scientifique du terme :
Un
mouvement de ce type, dans lequel les notions d’un temps cyclique [i.e. celui de la Pensée] et d’un temps rectiligne [i.e. celui de la Volonté] se concilient ou s’unissent en formant une spirale ne s’ancre ni dans l’expérience
du moi pensant ni dans celle du moi voulant ; c’est le mouvement hors
expérience de l’Esprit du Monde… En d’autres termes, ce n’est rien de plus
qu’une hypothèse ». (VE, p. 336)
Arendt s’appuie sur les analyses d’Alexandre Koyré dans un texte
intitulé « Hegel à Iéna »[19],
pour rendre compte des contradictions de la pensée et de la volonté et conclure
à l’échec de leur réconciliation. Elle ne partage pas la vision hégélienne de
l’accomplissement de la raison dans l’histoire mais je crois qu’elle lui trouve
quelque chose de réconfortant, comme de la nostalgie du système complet (elle a
le même type de rapport ambigu avec Marx, mais ceci est une autre histoire):
elle retient de lui le fait d’une liaison privilégiée des facultés mentales
avec les directions opposées sur l’axe du temps du passé et de l’avenir (passé
dans lequel la Pensée incorpore le présent comme « quelque chose qui
dure »)
L’échec
final de Hegel à concilier ces deux activités mentales, penser et vouloir, et
les concepts de temps qui leur sont antagonistes me semble patent » (VE,
p. 35)
Il
lui faut donc [à la raison]
apaiser le conflit entre le moi pensant et le moi voulant. Elle doit unir les
spéculations sur le temps relevant de la perspective de la Volonté. Volonté qui
se concentre sur le futur, (et) au Penser et sa perspective d’un présent
durable. (VE, p. 334)
En
effet, la volonté semble mener droit à un mur, celui du futur dans lequel se
projettent nos désirs. Arendt utilise constamment l’expression volo me velle, la « volonté se
voulant », la métaphore d’un « enroulement » de la volonté sur
elle-même, faculté auto-engendrée, première (elle soutient l’interprétation de
Duns Scott contre Thomas d’Aquin selon laquelle c’est l’Intellect qui est la
servante de la Volonté et non l’inverse), faculté paradoxale qui est à la fois
l’outil de notre libération (« je veux ») et celle de notre
confrontation à une forme de non-être radical, les choses qui auraient put être
et qui ne sont pas, le résultat de notre liberté de choix entre les
alternatives de l’action.
***
Lorsqu’elle
reprend à la fin de la VE, des grands thèmes de sa philosophie politique
développés dans l’ouvrage De la
Révolution : « la constitution de la liberté », « le
nouvel ordre des siècles », Arendt donne l’impression de vouloir colmater
une brèche ouverte par la découverte du pouvoir annihilant de la volonté, celle
d’où le temps surgit, « entre passé et futur », le temps du
commencement. C’est aussi le paradoxe de la liberté.
La
citation avec laquelle nous avons ouvert cet exposé (sur « l’abîme de néant »), occupe une place
charnière dans les « Conclusions » de la VE, entre les histoires du
« Moi pensant » et du « Moi voulant », qu’Arendt récapitule,
et le récit de la fondation légendaire de Rome, racontée par Virgile dans l’Enéide.
Arendt
commente ce poème dans une section du chapitre intitulée : « L’abîme
de la liberté et le novus ordo
seclorum ».
De
quoi s’agit-il ? Ce « nouvel ordre des siècles » est une devise
qui apparaît sur le revers du grand sceau des États-Unis dessiné en 1782,
lui-même repris sur les billets d’un dollar depuis 1935. Arendt l’utilise comme
un « emblème » pour parler de la Révolution Américaine. Cette devise
est tirée d’un vers de Virgile, dans la Quatrième Eglogue des Bucoliques. Voici le début du poème dans une
traduction classique en français de M. Nisard, à Paris, en 1850:
Muses
de Sicile, élevons un peu nos chants.
Les
buissons ne plaisent pas à tous, non plus que les humbles bruyères.
Si
nous chantons les forêts, que les forêts soient dignes d'un consul.
Il
s'avance enfin, le dernier âge prédit par la Sibylle :
je
vois éclore un grand ordre de siècles renaissants.
Déjà
la vierge Astrée revient sur la terre, et avec elle le règne de Saturne ;
déjà
descend des cieux une nouvelle race de mortels.
Les
hommes d’action en appellent au mythe ou à la légende pour réaliser leur Etre sur
la scène de l’histoire, acteurs de leur propre Moi autant qu’actants de la
volonté générale, face à la communauté des citoyens qui va constituer le corps
politique. « Sur le plan des concepts » dit encore Arendt, « on
passe de la liberté philosophique à la liberté politique » (VE, p.520),
c’est-à-dire que partant de la découverte de l’homme intérieur et de la volonté
individuelle (le moment-clé de l’histoire de ce concept de volonté), on
débouche sur la pluralité, on passe du « Je » au « Nous ». La
réponse appropriée à l’émergence de la pluralité, est l’invention du politique, ce qui pour Arendt a été un
« événement » comparable à l’invention de la philosophie chez les
anciens, invention qui revient de temps à autre à travers l’histoire de manière
imprévisible, événement qu’elle appelle aussi « le trésor perdu des
révolutions ». [20]
Quand
ces hommes d’action, hommes qui voulaient changer le monde, comprirent qu’un
tel changement pouvait bien, en réalité, entraîner comme postulat un nouvel
ordre des temps, le début d’une chose jamais vue, ils demandèrent secours à
l’histoire. . Ils s’attelèrent à repenser des monuments de pensée, comme le Pentateuque et l’Enéide, fondations légendaires qui leur enseigneraient peut-être à
résoudre le problème du commencement – qui en est un car la nature même du
commencement est d’abriter en soi un élément d’arbitraire total. C’est alors
seulement qu’ils se trouvèrent face à l’abîme de la liberté, sachant que tout ce qui
serait fait pourrait aussi bien ne pas l’avoir été et croyant, de plus, avec
lucidité et précision, qu’une chose faite ne peut être effacée, que la mémoire
humaine qui raconte l’histoire survivra au repentir de la destruction.(VE, p.
530-531)
L’abîme de la liberté est à l’action ce
que l’abîme du néant est à la pensée.
***
Le
mot « révolution » était censé résoudre cet embarras (i.e. l’embarras
de Kant « dans la question de savoir s’il faut admettre un pouvoir capable
de commencer par lui-même une série de choses ou d’état successifs…
commencement absolument premier ») quand, dans les dernières décennies du
XVIIIème siècle, il abandonna son premier sens astronomique et se mit à
désigner un événement sans précédent. En France cela amena même une
« révolution » éphémère du calendrier. (VE, p. 528)
On
sait Arendt très critique de la Révolution française et de ses historiographes
(ses remarques sur la « rhétorique passionnée » de Michelet, in
DRL) ; l’ « extase », le « sublime », tout cela
n’est pas du goût d’Arendt. Ce qui y a échoué c’est le fait que le moment de la
libération n’ait pas été suivi de la fondation de la liberté mais de la
Terreur. La cause en est l’irruption de la question sociale, de la masse des
pauvres (« les malheureux » de Robespierre) sur la scène de
l’histoire, c’est-à-dire de la pitié comme passion qui vient occuper le lien de
l’action politique, en lieu et place de la calme raison. En d’autres termes,
l’échec de la fondation de la liberté est dû à la passion de l’égalité et du
surgissement du fond indifférencié de la « masse » (les foules,
incarnation de la violence à l’état pur). On se rappellera à ce propos ses
analyses sur la transformation des sociétés de classe en sociétés de masses et
sur les masses en mouvement, qu’on trouve dans Origines du Totalitarisme (OT).
Dans
l’expérience de la fondation, Arendt découvre des événements qui créent
« quelque chose » de nouveau – qui provoquent de la surprise, de
l’inattendu, dont on dira toujours après-coup qu’on ne s’y attendait pas, que
rien ne les annonçait, événements qui créent un « choc » comparable
en intensité à l’étonnement et à l’admiration d’où procède la pensée. Et donc des
événements qui, très justement, « donnent à penser ». Il y a toujours du neuf. Arendt est trop
pessimiste lorsqu’elle assimile la « renaissance » (le retour des
idées anciennes) à l’échec de l’action. La renaissance est aussi une naissance.
Arendt
commente ensuite la conception du futur des révolutionnaires américains,
inspirés par l’antiquité latine, qui semble reprendre mot pour mot la citation
de Virgile sur le retour à un Age d’or initial. Elle avance alors vers sa
conclusion :
Mais
ce n’est pas ici notre problème. En faisant porter notre attention sur les
hommes d’action, dans l’espoir de trouver chez eux une conception de la liberté
épurée des embarras créés, dans l’esprit humain, par la réflexivité des
activités mentales – l’inévitable enroulement en spirale du moi qui veut – nous
attendions davantage que les résultats atteints. L’abîme de la pure spontanéité qui, dans les
fondations légendaires, est traversé par l’hiatus entre la libération et la
constitution de la liberté, était dissimulé sous le stratagème, typique de la tradition
occidentale … consistant à voir, dans le nouveau, un nouvel énoncé, amélioré,
de l’ancien. (VE, p. 541)542)
J’attire votre attention sur le fait remarquable suivant : que le
vocable pure spontanéité a été
substitué par Arendt à celui de néant
dans l’expression des « abîmes », de « l’hiatus ». Voilà un
glissement de sens singulier que je vais relier à la fin de la phrase de la
première citation. Arendt évoque en effet :
toute
action dont on ne peut rendre compte par un enchaînement fiable de cause à
effet, et ne se laisse pas expliquer par les catégories du potentiel et de
l’actuel
Nous
sommes restés sur l’impression que « l’abîme de néant » ne permettait
pas de comprendre, d’expliquer, le surgissement de l’action en tant que telle,
c’est-à-dire du mouvement. Que pourrait bien suggérer Arendt en remplaçant néant par spontanéité ? S’agit-il d’un repentir ? D’une ouverture à
un autre sens ? Est spontané « ce qui se produit par l’initiative
propre de l’agent (sponte sua) sans être
l’effet d’une cause extérieure »[21]
Arendt hésite entre plusieurs interprétations de l’ « abîme » :
néant absolu ou pure spontanéité ? Je vais juste relever que c’est
« spontanéité » qui a le dernier mot dans le texte, et en rester là.
***
Après
avoir suivi quelques traces du « rien » dans la VE, sur quoi
aboutissent nos pistes de réflexion, en particulier que pouvons nous dire de la
forme sur laquelle débouche l’action politique ?
Le
concept de néant permet-il de mieux comprendre la question des origines de la
pensée et de la volonté ? La VE propose une histoire des expériences de
différents penseurs qui ont tentés de répondre chacun à leur manière, à des
questions concrètes comme : « où est-on quand on pense ? »,
« que fait-on quand on pense ? », « quelle est la source de
mon libre-arbitre ? », « suis-je libre de choisir ? »…
Lorsque la pensée se pense elle-même en ses ultimes fondements, elle
débouche sur des abimes conceptuels auxquels, comme dans un geste de
résistance ou de défi, elle oppose l’attitude classique de l’étonnement ou
celle de l’admiration, fut-elle en niant le Néant pour affirmer une positivité.
La volonté quant à elle, fut-elle antérieure à la pensée ou servante de cette
dernière, est prisonnière dès le début du paradoxe de la contingence et son
autonomie est niée dès lors qu’elle s’affirme. Pour y échapper, la volonté crée
le futur, invente des projets, invente la liberté.
Je
crois qu’il y a deux interprétations possibles de ce moment singulier, suspendu
dans le vide, qu’est la « fondation de la liberté » :
1.
La
constitution de la liberté (les vertus publiques), i.e. au sens légaliste d’une
« constitution », d’un texte qui fonde le Droit, garantissant les
libertés publiques dans un régime « républicain » d’un équilibre des
forces ou des pouvoirs (et non pas « La Liberté » -- on connaît son
opposition aux « Droits de l’homme » - cfr. OT dans le livre sur
l’Impérialisme et la problématique des « sans droits » -- pour Arendt
il n’y a qu’un seul droit politique fondamental : « le droit d’avoir
des droits »). On pourrait dire qu’il s’agit-là d’une interprétation
« libérale – conservatrice ».
2.
La
création d’un espace d’apparition pour des « acteurs », des sujets en
acte, qui resterait constamment en tension, en renouvellement, où ce qui constituerait
l’acte politique essentiel serait toujours celui qui suscite
« étonnement » et « admiration » c’est-à-dire de la
surprise, de l’inattendu. Cette conception relève plus d’une vision
« agonistique » du régime de la pluralité humaine, conception peut-être
plus proche de la vision grecque de la Cité régie par le nomos, mais à l’intérieur de ses murs, alors que l’extérieur de la
cité est soumis au régime de polemos,
de la guerre. Mettons cela en contraste avec le moment constitutionnel , qui correspond à la "sortie" de l'abîme de la liberté, lequel relèverait de la Lex
romaine et de son régime de résolution de la question de la guerre par des
traités de paix établis avec les vaincus (où on pourrait dire que
« l’espace d’apparition » politique est celui d’une scène confrontant
plusieurs collectivités humaines).[22]
Confrontée
ensuite à une difficulté à penser le « rien » dans l’acte de la
fondation politique, qui se pose en commencement, Arendt a réaffirmé la
primauté de la « naissance ». Mais cette réponse est donnée sur le
ton d’une déception, car comme il est montré dans l’exemple de la fondation
politique, le « nouvel ordre des siècles » n’est jamais qu’une renaissance.
On n’échappe pas au temps de la répétition semble dire Arendt.
Il
est indiscutable qu’on se sent frustré d’aboutir à une telle conclusion, mais
on n’a pas avancé, autant que je sache, qu’une unique alternative dans toute
l’histoire de notre pensée politique. (VE, p. 542)
Il
n’y a qu’un seul temps véritablement créateur, c’est celui du commencement
absolu : « Afin donc que le commencement fût, un homme a été créé
avant que tout autre ne fût » - « Initium…
ergo ut seet, creatus est homo, ante quem nullus fuit. »[23]
Arendt essaye de fonder ou de refonder une pensée de la politique à
partir d’une approche phénoménologique de l’existence articulée sur une théorie
originale des facultés de La vie de
l’esprit, la pensée, la volonté et la faculté de juger. Elle a posé les
bases d’une phénoménologie de la vie politique, dans laquelle des êtres humains
apparaissent pour d’autres êtres humains sur une scène du monde, laquelle du
fait de la pluralité des hommes, est en permanence créée ou recréée, naissante
ou renaissante. Confrontée à la limite à penser le rien du commencement absolu,
Arendt conclut son texte en disant que « nous sommes condamnés à la
liberté du fait de notre naissance. » (VE, p. 543)
Je
vous remercie de votre attention.
Christo Datso
Université Libre de Bruxelles
Bibliographie
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-
La vie de l’esprit, Presses Universitaires de France, Paris,
1981
-
De la Révolution, Gallimard, Paris, 2013
-
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Kant, Seuil, Paris, 1991
-
Considérations morales, Rivages poche, Paris, 2014
-
Du mensonge à la violence, Calmann-Lévy, Paris, 1972
-
Correspondance avec Mary McCarthy, Stock, Paris, 2009
-
La langue maternelle, Ed. Etérotopia, Paris, 2015
-
La crise de la culture, Gallimard, Paris, 1972
-
Auschwitz et Jérusalem, DeuxTemps Tierce, Paris, 1991
-
Origines du Totalitarisme, Gallimard, 2002
-
Correspondance avec Gershom Scholem, Seuil, Paris, 2012
-
Qu’est-ce que la Politique ? Seuil, Paris, 2014
-
Edifier un monde : interventions
1971-1975, Seuil, Paris,
2007
Augustin, La cité de Dieu, Œuvres III, Pléiade
Bloch O., Von Wartburg W., Dictionnaire
étymologique de la langue française, Presses Universitaires de France,
Paris, 1975
Bouretz, Pierre, Qu’appelle-t-on philosopher ? Gallimard, Paris, 2006
Breton, Stanislas, La Pensée du Rien,
Kok Pharos Publishing House, Kamden, The Netherlands, 1992
Gérard, André-Marie, Dictionnaire de la Bible, Robert Laffont, Paris, 1989
Glenn Gray, J., “The Abyss of Freedom”, in Hannah Arendt: The Recovery of the Public World, 1979
Hegel, Science
de la Logique. I. L’Etre, Aubier
Kant, La
religion dans les limites de la simple raison, Œuvres III, Pléiade
Lalande, André, Vocabulaire technique
et critique de la philosophie, Presses Universitaires de France, Paris,
1951
Laurent, J. et Romano, C., eds, Le
Néant. Contribution à l’histoire du non-être dans la philosophie occidentale,
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Lefebve, Vincent, Politique des
limites, limites de la politique. La place du droit dans la pensée de Hannah
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Petit, Jean-Claude, éd., « L’épreuve du rien », Théologiques vol. 4, n°2, 1996, pp.
3-131
Voilquin, Jean, Les penseurs grecs
avant Socrate. De Thalès de Milet à Prodicos, Garnier-Flammarion, Paris,
1964
Young-Bruehl, Elisabeth, Hannah
Arendt, Calmann-Lévy, 1999
Quelques citations…
Je m’attachai
au Néant, parce qu’il me semblait ne rien savoir.
Je me
proposai de vous parler de rien, parce qu’à première vue j’avais cru pouvoir
satisfaire à cette obligation par le silence.
Luigi
Manzini
Le Néant (1634)
Tout a
commencé par Rien, er Rien n’a jamais eu de commencement. Si on considère l’excellence de Rien, elle est admirable ; Rien, aussi bien que la Divinité, ne se peut
définir que par lui-même. Qu’est-ce que Rien ? C’est Rien.
Anonyme
Eloge de rien (1730)
La
philosophie n’est pas quelque chose qui nous soit donné par la nature, qui soit
immanent à notre esprit, sans que nous ayons jamais fait un effort pour
l’acquérir. Elle est avant tout œuvre de liberté. Elle est pour chacun ce qu’il
est lui-même, elle correspond à ce que chacun a fait de lui-même ; et
c’est pourquoi l’idée de philosophie n’est que le résultat de la philosophie
même qui, science infinie, est en même temps la science de soi-même.
Schelling
Idées pour une philosophie de la
nature (1797)
Oh !
tous ces flots, vagues après vagues, grandes étendues de flots que son étrave
avait déjà labourées, oh ! étendues flottantes du souvenir, étendues des
flots de la mer, elles n’étaient jamais devenues transparentes, et leurs
profondeurs où gît le commencement du connu sont imperceptibles ; seule,
l’énigme demeurait, et gonflé d’énigme, le passé débordait ses rives pour
rejoindre le présent…
Hermann
Broch
La mort de Virgile (1945)
Quel est
l’objet de notre pensée ? L’expérience ! Et rien d’autre !
Hannah
Arendt
Edifier un monde (1972)
Visages de la phénoménologie
(Assemblage photo personnel)
On reconnaîtra les philosophes dont nous
avons parlé au cours de ces deux journées d’étude avec, tout d’abord, ceux issus
de la phénoménologie allemande (ou de langue allemande):
Edmund
Husserl (8 avril 1859 – 29 avril 1938)
Martin
Heidegger (26 septembre 1889 – 26 mai 1976)
Roman
Ingarden (5 février 1893 – 15 juin 1970, philosophe polonais de langue
allemande, ancien élève de Husserl)
Hannah
Arendt (14 octobre 1906 – 5 décembre 1975, philosophe allemande, qui a
écrit principalement en anglais, ancienne élève de Husserl et de Heidegger)
Ensuite, ceux
issus de la phénoménologie française :
Maurice
Merleau-Ponty (14 mars 1908 – 3 mai 1961)
Jean-Paul
Sartre (21 juin 1905 – 15 avril 1980)
Henri
Maldiney (4 août 1912 – 6 décembre 2013)
Michel
Henry (10 janvier 1922 – 3 juillet 2002)
Max
Loreau (7 juin 1928 – 7 janvier 1990, a enseigné à l’ULB)
Marc
Richir (né en 1943 – 9 novembre 2015, ancien élève de Max Loreau, a
enseigné à l’ULB)
Plusieurs des participants à ces journées
d’étude ont été eux-mêmes d’anciens étudiants ou collègues d’Henri Maldiney, de
Max Loreau ou de Marc Richir.
La philosophie est vivante.
Notes
[1] Sur la validité d’opérer ces distinctions, consulter
l’introduction de Vincent Lefebve, Politique
des limites, limites de la politique. La place du droit dans la pensée de
Hannah Arendt, Editions de l’Université de Bruxelles, coll. Philosophie
Politique, 2016, p. 13-15. Sur l’exploration de ces thèmes implicites dans la littérature
secondaire, consulter également : Gérome Truc, Assumer l’humanité. Hannah Arendt : la responsabilité face à la
pluralité, Editions de l’Université de Bruxelles, 2008 et Munsya
Molomb’Ebebe, Le paradoxe comme fondement
et horizon du politique chez Hannah Arendt, De Boeck Université, Bruxelles,
Paris, 1997.
Nous proposons 4 éléments de discussion sur cette citation: 1/ “La
difficulté”: c’est le problème du commencement; 2/ “toute action”; 3/ “cause à
effet”: l’absence de causalité est le véritable abîme de la raison humaine
(Kant); 4/ “potentiel et actuel”: puissance au repos et puissance en acte, le
moteur premier: Dieu des philosophes?
[4] Méthode employée :
recherche du nombre d’occurrences des termes abyss et nothingness dans les éditions anglaises des
livres d’Arendt, avec l’outil Search dans l’application Kindle Reader.
Love and Saint Augustine, abyss: 7, nothingness: 25
The Origins of Totalitarianism, abyss: 6, nothingness: 0
The Human Condition, abyss: 0, nothingness: 0
Eichmann in Jerusalem, abyss: 3, nothingness: 1
On Revolution,
abyss: 1, nothingness: 0
Between Past and Future, abyss: 3, nothingness: 2
Crises of the Republic, abyss: 1, nothingness: 0
Men in Dark Times, abyss: 3, nothingness: 2
Life of the Mind, abyss: 15, nothingness: 35
Lectures on Kant’s Political Philosophy, abyss: 10, nothingness: 1
Essays in Understanding, abyss: 15, nothingness: 22
Responsibility and Judgment, abyss: 2, nothingness: 1
The Promise of Politics, abyss: 6, nothingness: 1
The Jewish Writings, abyss: 4, nothingness: 2
[5] Il s’agit d’un texte
consacré à Hermann Broch (”No Longer and
Not Yet”),
l’autre à la philosophie de l’existence (“What
is Existential Philosophy”) et un troisième consacré à une recension de la
littérature sur les camps d’extermination parue directement après la guerre (“The Image of Hell”). A noter que l’édition française
correspondante au recueil édité et publié par Jérôme Kohn en 1994 est incomplète.
Il s’agit de La philosophie de
l’existence et autres essais, Payot, 2000.
[6] L’exception est le livre Juger. Sur la philosophie politique de Kant,
dans lequel seul le terme d’abîme apparait avec une fréquence relativement
élevée.
[7] Hannah Arendt, Essays
in Understanding 1930-1954, Schocken Books, New York, p. 197-205; trad. fr. « L’image de l’enfer », in Auschwitz et Jérusalem, DeuxTemps Tierce, Paris, 1991)
[8] Pour une discussion sur la notion de l’ « enfer »
dans le judaïsme ou du Shéol (orthographié Chéol), consulter par
exemple : André-Marie Gerard, Dictionnaire
de la Bible, Robert Laffont coll. Bouquins, Paris, 1989.
[10] Hannah Arendt, Origines
du Totalitarisme, Gallimard coll. Quarto, 2002, p. 811. La première édition
d’Origines s’achevait sur le chapitre
« Le Totalitarisme au pouvoir » d’où est extraite cette citation.
[11] Kant, Œuvres Philosophiques vol. III Les derniers
écrits, Gallimard Bibliothèque de La Pléiade, 1986 : « Dès la Critique de la Raison Pratique, Kant
avait admis la possibilité d’un choix intemporel du mal : le penchant au
mal, comme le penchant au bien, est donc le résultat de notre volonté
nouménale, dont l’acte originel de détermination se situe hors du temps. Le
penchant au mal engage donc notre responsabilité. Il y a là, comme le dit
Delbos (in, La Philosophie pratique de
Kant, p. 619), un renversement dans la maxime, de l’ordre véritable des
mobiles : le mal n’est pas « le simple amour de soi qui, comme tel,
est légitime (…) il est l’amour de soi converti en règle de la volonté et se
subordonnant ainsi la loi, dont il usurpe l’empire ». Ayant une telle
origine le mal est « radical » puisqu’il est la perversion des
maximes en leur principe. Et l’on peut, en ce sens, accepter le récit biblique du
péché originel (…). Le choix du mal, en effet, ne se situe pas aux origines de
l’humanité (…), mais ont peut bien le dire antérieur à notre naissance, pour
souligner ainsi son caractère intemporel », par Ferdinand Alquié, op. cit.
p. 5.
[15] Selon l’heureuse
expression de Pierre Bouretz, évoquant un livre qu’elle n’écrira pas mais qui
fécondera sa pensée entre Origines du
Totalitarisme et Condition de l’Homme
Moderne : voir Pierre Bouretz, Qu’appelle-t-on
philosopher? Paris, Gallimard coll. Essais, 2006
[17] Jean Voilquin, Les
penseurs grecs avant Socrate, Garnier-Flammarion, Paris, 1964, p. 23. Voir
aussi l’interprétation arendtienne de la notion du nomos, la loi, dans Condition
de l’homme moderne (p. 254) qui marque une distance entre le
« faire » du législateur comparé à un architecte et l’action
proprement dite.
[18] J. Glenn Gray, “The Abyss of Freedom”, in Hannah Arendt: The Recovery of the Public World, 1979, p. 225
[20] Hannah Arendt, De
la Révolution, Folio Essais. Voir en particulier le chapitre VI « La
tradition révolutionnaire et son trésor perdu »
[22] Consulter V. Lefebve, op.
cit pour l’exploration détaillée de ces idées
[23] St-Augustin, La Cité de Dieu, livre XII, chap. 21, p.
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