Notes pour une recension
Emmanuel Faye,
Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Albin Michel,
2016
Les notes préliminaires à un
travail de recension que l’on va trouver ci-dessous, ont constitué la base de
mon intervention à l’émission radiophonique de Michel Gheude (« Et si pas maintenant,
quand ? », du CCLJ (Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind) sur Radio Judaïca (90.2 FM) à Bruxelles le
17 novembre 2016). Si vous
souhaitez comparer le texte avec le podcast, celui-ci est disponible à
l’adresse suivante, à partir de la minute 47’20’’ jusqu’à la fin :
Introduction
Le livre dont nous allons parler, mérite d’être lu et commenté pour
lui-même et non pas en fonction d’une prise de position à-priori « pour »
ou « contre » son sujet.
Que dit-il en substance ? Que la
philosophie politique d’Hannah Arendt est influencée par la pensée de Heidegger
et contribue de ce fait à la « destruction
de la pensée ».
Cela peut signifier deux
choses :
D’abord une interprétation que je qualifierais de « minimaliste », qu’Heidegger et Arendt, à sa suite, participent comme premiers penseurs de la « postmodernité » à une entreprise qui consiste à dire que « la philosophie est terminée » et qu’il faut passer à son « démantèlement ». C’est l’hypothèse de la « déconstruction », concept issu de la phénoménologie du XXème siècle (on le trouve d’abord chez Husserl, repris ensuite par Heidegger) et popularisé par Jacques Derrida. Quel est le risque pour la pensée d’une « pensée de la déconstruction » poussée à ses limites ? Je crois que ce qu’E. Faye veut dire si on le suit dans ses raisonnements et si on écoute ou lit ce qu’il dit en public, est que l’esprit critique, la clarté, la rigueur dans l’expression ou le raisonnement, sont amoindris, corrodés, détruits par les « éléments de langage » d’un discours, celui d’Heidegger qui privilégie l’obscurité ou le « cryptage » des concepts, le questionnement sans fin, les énoncés «assertoriques » (A&H, 220) et les raisonnements tautologiques (A&H, 503). C’est dans ce sens-là que l’accusation de « destruction de la pensée » pèse de tout son poids critique et que l’ambition va au-delà d’Hannah Arendt, puisqu’E. Faye annonce dans son livre un prochain travail sur Giorgio Agamben (A&H, 152 n°1).
Ce n’est pas tout. E. Faye remet non seulement en question le statut d’ « icône » d’Arendt, en tant que penseur politique majeur du XXè siècle, mais il nous présente une œuvre qui semble être exactement à l’opposé de l’interprétation courante d’Arendt. Alors que celle-ci est présentée en championne de la démocratie, de la liberté, des droits de l’homme ou du « vivre-ensemble », E. Faye défend la thèse inverse, à savoir que l’œuvre d’Arendt est profondément anti-démocratique : elle serait élitiste, conservatrice, inégalitaire, ou raciste. Sa pensée véhiculerait des contenus « fascisants » (A&H, 422) Je peux imaginer par conséquent, qu’une telle relecture d’Arendt puisse provoquer un choc. Mais, voyons de quoi il en retourne, afin que chacun puisse aller plus loin en lisant ce livre et en lisant ou relisant les textes d’Hannah Arendt s’il le souhaite.
D’abord une interprétation que je qualifierais de « minimaliste », qu’Heidegger et Arendt, à sa suite, participent comme premiers penseurs de la « postmodernité » à une entreprise qui consiste à dire que « la philosophie est terminée » et qu’il faut passer à son « démantèlement ». C’est l’hypothèse de la « déconstruction », concept issu de la phénoménologie du XXème siècle (on le trouve d’abord chez Husserl, repris ensuite par Heidegger) et popularisé par Jacques Derrida. Quel est le risque pour la pensée d’une « pensée de la déconstruction » poussée à ses limites ? Je crois que ce qu’E. Faye veut dire si on le suit dans ses raisonnements et si on écoute ou lit ce qu’il dit en public, est que l’esprit critique, la clarté, la rigueur dans l’expression ou le raisonnement, sont amoindris, corrodés, détruits par les « éléments de langage » d’un discours, celui d’Heidegger qui privilégie l’obscurité ou le « cryptage » des concepts, le questionnement sans fin, les énoncés «assertoriques » (A&H, 220) et les raisonnements tautologiques (A&H, 503). C’est dans ce sens-là que l’accusation de « destruction de la pensée » pèse de tout son poids critique et que l’ambition va au-delà d’Hannah Arendt, puisqu’E. Faye annonce dans son livre un prochain travail sur Giorgio Agamben (A&H, 152 n°1).
Ce n’est pas tout. E. Faye remet non seulement en question le statut d’ « icône » d’Arendt, en tant que penseur politique majeur du XXè siècle, mais il nous présente une œuvre qui semble être exactement à l’opposé de l’interprétation courante d’Arendt. Alors que celle-ci est présentée en championne de la démocratie, de la liberté, des droits de l’homme ou du « vivre-ensemble », E. Faye défend la thèse inverse, à savoir que l’œuvre d’Arendt est profondément anti-démocratique : elle serait élitiste, conservatrice, inégalitaire, ou raciste. Sa pensée véhiculerait des contenus « fascisants » (A&H, 422) Je peux imaginer par conséquent, qu’une telle relecture d’Arendt puisse provoquer un choc. Mais, voyons de quoi il en retourne, afin que chacun puisse aller plus loin en lisant ce livre et en lisant ou relisant les textes d’Hannah Arendt s’il le souhaite.
Il s’agit d’un ouvrage très solide
sur le plan de la documentation, du sérieux de la recherche. L’auteur a pris le
temps de lire attentivement toute l’œuvre d’Arendt, dans les versions originales
en anglais et en allemand. Il a parcouru une bonne partie de la littérature
secondaire, (i.e. la recherche spécialisée) ainsi que quelques-unes des sources
utilisées par Arendt dans ses livres. Il a, par ailleurs, utilisé un matériel
d’archives très éclairant, une correspondance inédite entre Hannah Arendt et
Dolf Sternberger, un ami de jeunesse. Le livre de Faye présente donc toutes les
garanties de « sérieux » pour la critique universitaire.
Je vais à présent développer l’argumentation
principale et expliquer rapidement comment le livre est structuré. J’émettrai
ensuite quelques d’objections et remarques générales, à titre purement
indicatif car, par son ampleur et le détail de ses analyses, le livre de Faye
demande une réponse fouillée, voire une relecture critique point par point. Ces
notes n’ont donc pour ambition que de servir d’introduction à un débat d'idées.
I. L’argumentation principale du livre et son
architecture (un « fil de lecture » parmi d’autres)
E. Faye essaye donc de résoudre la
contradiction suivante: comment réconcilier chez Arendt le rejet du
national-socialisme, la critique du totalitarisme, avec son admiration pour
Heidegger et de manière plus générale, sa disculpation des responsabilités des
intellectuels allemands sous le régime nazi ? Sa thèse consiste à dire
qu’elle n’est « qu’apparente » (A&H, 13), à savoir que l’interprétation
arendtienne du national-socialisme et son exonération d’Heidegger sont liées
car renvoient à un « tronc commun » d’idées. A partir de là, E. Faye
met en place une stratégie de démonstration qui s’appuie sur plusieurs
piliers :
La disculpation des intellectuels allemands sous le nazisme dès 1946, dans une recension du livre de Weinreich (Les Professeurs de Hitler).
L’interprétation de l’antisémitisme comme un phénomène européen et non plus spécifiquement allemand dans les Origines du Totalitarisme en 1951, (alors qu’Arendt avait défendu le point de vue de l’origine germanique de l’antisémitisme dans un texte de la fin de 1930, non-publié de son vivant, repris dans le recueil des Ecrits Juifs par Jerome Kohn en 2008).
L’interprétation du national-socialisme dans le contexte de la théorie fonctionnaliste du Totalitarisme (i.e. sur le plan sociologique et anthropologique : la culture formant un tout indivisible, étudier les institutions qui garantissent la continuité des représentations et les rôles et statuts des individus) où les différences entre nazisme et stalinisme sont effacées au profit d’une analyse des structures communes (les masses, la société en mouvement permanent, le rôle de l’idéologie et de la terreur comme instruments de domination, la fabrication d’hommes superflus).
Le « retournement » d’Arendt en 1949 suite à la lecture de la Lettre sur l’humanisme de Heidegger. Ce que je vous propose dans le cadre limité de cette recension est de nous focaliser sur cet élément critique car il permet de serrer au plus près le raisonnement d’E. Faye qui explique comment Arendt est passée d’une attitude critique vis-à-vis de Heidegger, jusqu’en 1946 au moins, à une adhésion intellectuelle totale, avant 1950.
La disculpation des intellectuels allemands sous le nazisme dès 1946, dans une recension du livre de Weinreich (Les Professeurs de Hitler).
L’interprétation de l’antisémitisme comme un phénomène européen et non plus spécifiquement allemand dans les Origines du Totalitarisme en 1951, (alors qu’Arendt avait défendu le point de vue de l’origine germanique de l’antisémitisme dans un texte de la fin de 1930, non-publié de son vivant, repris dans le recueil des Ecrits Juifs par Jerome Kohn en 2008).
L’interprétation du national-socialisme dans le contexte de la théorie fonctionnaliste du Totalitarisme (i.e. sur le plan sociologique et anthropologique : la culture formant un tout indivisible, étudier les institutions qui garantissent la continuité des représentations et les rôles et statuts des individus) où les différences entre nazisme et stalinisme sont effacées au profit d’une analyse des structures communes (les masses, la société en mouvement permanent, le rôle de l’idéologie et de la terreur comme instruments de domination, la fabrication d’hommes superflus).
Le « retournement » d’Arendt en 1949 suite à la lecture de la Lettre sur l’humanisme de Heidegger. Ce que je vous propose dans le cadre limité de cette recension est de nous focaliser sur cet élément critique car il permet de serrer au plus près le raisonnement d’E. Faye qui explique comment Arendt est passée d’une attitude critique vis-à-vis de Heidegger, jusqu’en 1946 au moins, à une adhésion intellectuelle totale, avant 1950.
Le nœud de l’argumentation tient en quatre
moments, événements et textes clés :
(a)
Martin
Heidegger publie la “Lettre sur l’humanisme” en 1946, en
réponse à la question suivante de Jean Beaufret : « Comment
redonner un sens au mot Humanisme ? » La lecture de cette
œuvre provoque chez Arendt un « tournant » dans son appréciation qui
était jusque-là critique de Heidegger. Ce moment-pivot dans la vie
intellectuelle d’Arendt, qui semble évoluer ensuite vers une adhésion de plus
en plus inconditionnelle à Heidegger, a été mis en évidence par Faye à travers
la correspondance inédite entre Arendt et Sternberger entre 1949 et 1953.
Qu’y a-t-il dans cette « Lettre sur l’humanisme » qui provoque
chez Arendt un tel retournement ?
Ce qu’on trouve dans cette Lettre
d’Heidegger est fort complexe. Il situe l’homme par rapport à la nouvelle
pensée de l’Etre (comme Ereignis, i.e. « avènement », « événement
appropriant »), et surtout, par le rejet de toutes les formes anciennes de
l’humanisme d’origine anthropologique (qui définissent l’homme comme
« animal raisonnable », « membre d’une communauté »,
« membre d’une classe sociale », « membre d’une espèce
biologique » etc). La Lettre se présente comme un « pamphlet »
destiné à dépasser la métaphysique depuis Platon.
Le retournement est d’autant plus marqué qu’Arendt
avait publié en 1946 un article sur la philosophie de l’existence dans lequel
elle s’en prenait à Heidegger, critiquant le glissement de la question « Qu’est-ce que
l’homme ? » vers « Qui est l’homme », à travers sa
lecture du « Soi » heideggérien dans le livre Etre et Temps (1927).
Il y aurait en fait deux glissements : le premier
mouvement d’ensemble est celui de toute la pensée de Heidegger qui, partant
des concepts de catégories (l’être, l’étant, l’existence, la chose), évolue
vers une philosophie fondée sur des existentiaux (dont le Dasein est le plus connu ; il
s’agit du concept fondamental d’Heidegger que l’on traduit par
« être-là » mais qu’Henry Corbin, le premier traducteur d’Heidegger
en français en 1938, avait d’abord traduit par « réalité humaine »).
Le second glissement plus problématique, c’est un point central dans
l’argumentation de Faye, est celui qui part de la question d’une
« nature » humaine (« Qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que le
Dasein ?), vers la question de l’ « identité » humaine
(« Qui est le Dasein » ?) – question d’autant plus dangereuse
que le « Qui » finit par être englobant, par représenter le
« nous » d’une communauté. Pour le dire très vite : le mouvement
d’ensemble part d’une question en apparence fort abstraite et
universelle : « Qu’est-ce que l’être ? » vers une question
qui recouvre une conception du peuple (Volk)
et une idéologie (völkisch) : « Qui sommes-nous ? » (Sous-entendu : peuple germanique).
Citons un extrait d’une lettre d’Arendt à Dolf
Sternberger (du 26 août 1949, traduite in A&H, p. 317) : « Que, dans la Lettre contre
l’humanisme (sic), il porte atteinte aux fondements de la pensée
occidentale ne m’effraie pas non plus. A sa manière tranquillement
distinguée et mesurée, Jaspers le fait aussi, lorsqu’il veut, à tout prix,
faire exploser le cadre de la culture de l’Ouest. De quel côté qu’on le prenne, c’est devenu aujourd’hui une prison dont
Heidegger s’évade avec violence : ce qui, comme tu le vois, n’a pas manqué
de m’impressionner. »
La thèse de Faye est
qu’Arendt va, à partir de ce texte, se positionner elle aussi dans cette entreprise de « déconstruction »,
pour ne pas dire « démolition » de la philosophie occidentale,
dont elle dira par ailleurs, à maintes reprises, que « le fil de tradition
a été rompu » par l’événement du totalitarisme.
(b)
Hannah
Arendt revient du procès “Eichmann à Jérusalem” avec un “Rapport sur la
banalité du mal” en 1963 qui l’amène à penser la
« question morale » (du bien et du mal) dans de nouvelles directions,
mais imprécises.
Comme on le sait, ce livre a provoqué une très
vive controverse lors de sa parution à cause de deux thèses
provocatrices : le jugement d’Arendt sur Eichmann comme personnage falot,
« sans épaisseur », « bureaucrate » d’une machine de mort
qui se contente d’exécuter des ordres et qui « ne pense pas », et
puis surtout les reproches adressés à l’encontre des juifs eux-mêmes, accusés
de « collaboration » dans l’organisation de la déportation (à travers
les « conseils juifs »). Cette controverse s’est ranimée il y a
quelques années lors de la sortie du film de Margarethe Von Trotta, il s’agit à
l’évidence d’un sujet toujours très sensible, notamment dans la réception
d’Arendt en Israël.
Le point à souligner dans l’argumentaire général
de Faye que nous essayons ici de comprendre, est que ce livre est important
pour Arendt à cause du questionnement qui ne va cesser de la préoccuper à
partir de là, et dont elle ne trouvera finalement la réponse qu’à la fin de sa
vie, à savoir : non pas tant la question « qu’est-ce qui nous
prédispose au mal ?» que « qu’est-ce qui nous empêche de le
commettre ? ». La grande question est celle de la nature du
mal : mal « radical » ou « banalité » du mal, à moins
que la véritable question – dont Faye ne parle pas – soit plutôt celle de la
« radicalité » du Bien comme Arendt l’exprime dans une lettre à
Gershom Scholem qui date de l’époque de la controverse. Citons-en un
extrait :
« J’estime
effectivement aujourd’hui que seul le mal est toujours extrême, mais jamais
radical, qu’il n’a pas de profondeur, et pas de caractère démoniaque. S’il peut
ravager le monde entier, c’est précisément parce que, tel un champignon, il se
propage à sa surface. Ce qui est profond
en revanche, et radical, c’est le bien – et lui seul. » (GS, 432)
Pour Faye, la « réconciliation » entre
la question du mal et la responsabilité morale va se faire autour d’une
redéfinition de la Pensée qui intervient à la fin de la vie d’Arendt, dans son
livre posthume La vie de l’esprit,
consacré à la pensée, la volonté et le jugement.
(c)
Troisième temps fort de la démonstration, le texte qu’Arendt publie en 1969 en hommage à
Martin Heidegger à l’occasion de son anniversaire (repris dans “Vies
politiques”) dans lequel elle construit une apologie où d’une part elle
élève Heidegger au rang de « roi de la Pensée » et où d’autre part
elle minimise son engagement national-socialiste en le comparant à une
« escapade » (comparaison avec Platon et Denys, le tyran de
Syracuse).
Il y a pourtant de l’ironie dans ce texte,
il est vrai apologétique, qu’Arendt consacre à Heidegger. Pour E. Faye, c’est
la mort de Karl Jaspers, qui ne comprenait plus à la fin de sa vie l’évolution
intellectuelle d’Arendt, qui a levé le dernier frein à la reconnaissance pleine
et entière d’Heidegger en « roi de la pensée ». E. Faye va jusqu’à
dire qu’Arendt a « trahi » l’humanisme de Jaspers. Arendt dédouane
Heidegger de son « escapade » en expliquant qu’il s’agirait d’une
« déformation professionnelle » des philosophes lesquels seraient
trop prompts à se laisser abuser par le mirage du pouvoir et d’un rôle occulte
de « conseiller » du Prince. A partir de cette étape, l’argumentation
est quasiment bouclée et il ne reste plus qu’à expliquer comment Arendt va
réconcilier intellectuellement son adhésion à la philosophie d’Heidegger avec
ses propres observations et analyses.
(d)
Enfin, l’œuvre posthume d’Arendt, « La vie
de l’esprit » est construite en réponse à l’énigme de la
« banalité » du mal d’Eichmann, et d’un nouveau paradigme destiné à
résoudre le problème de la question morale : celui de « l’absence de
pensée ». Arendt met ainsi en place un dispositif bipolaire entre « absence de pensée » (identifiée
à Eichmann) et « Pensée » (identifiée à Heidegger). C’est la mise
en place de ce dispositif apologétique et explicatif qui pour Faye contribue à
la « destruction de la pensée ».
Je voudrais maintenant dire quelques mots de
l’organisation générale du livre afin de présenter rapidement les grands thèmes
par lesquels E. Faye expose sa pensée. Le livre est structuré en 4
parties :
(a)
I. HA et le national-socialisme, centré sur l’analyse des Origines du Totalitarisme et le passage
d’une explication nationale de l’antisémitisme (à partir du romantisme
allemand), à une idéologie « transnationale » (Affaire Dreyfus),
analyse doublée d’une critique de l’hypothèse fonctionnaliste de la
transformation de la société après 1918 (les « masses »,
l’antisémitisme comme prétexte et non comme finalité) qui a conduit en quelque
sorte au génocide des juifs par accident, au gré des circonstances – ainsi que
la récusation de l’égalité naturelle entre les hommes.
(b)
II. Heidegger ou la métapolitique de
l’extermination dans
lequel Faye explique comment la destruction de la philosophie a été
« programmée » par Heidegger à partir des années 1920, avant même Etre et Temps avec le passage des
catégories conceptuelles de la philosophie kantienne aux existentiaux. On y
trouve également un commentaire de l’antisémitisme des Cahiers Noirs.
(c)
III. Arendt et Heidegger ou le
« dynamitage » de la pensée occidentale, c’est la partie centrale du livre, la plus dense
aussi, dans laquelle Faye interprète l’évolution philosophique d’Arendt
« sous influence » heideggérienne avec une lecture incisive de
« Condition de l’homme moderne », en traité de philosophie politique
élitiste, inégalitaire en contrepoint de l’interprétation classique de Jacques
Taminiaux (1992) qui présente Arendt critique vis-à-vis d’Heidegger.
(d)
Conclusions. Heidegger et Eichmann dans
l’apologétique d’Arendt.
Faye explique comment se met en place le dispositif « bipolaire ».
Un Epilogue,
« de l’extermination nazie à la destruction de la pensée » ramasse en
quelques pages chocs les idées principales du livre.
II. Commentaire sur l’approche critique de Faye avec quelques objections
La
critique méthodologique : l’œuvre d’Arendt manque de « rigueur » : elle est
« rhapsodique », « non systématique », « libre dans
l’usage des citations » (reproches connus et légitimes d’une critique
universitaire que je qualifierais de « positiviste »). Il ne
s’agirait de chercher dans l’œuvre d’Arendt que les éléments les plus
facilement réfutables : à savoir, le manque de rigueur historique et / ou
philologique, la facilité avec laquelle elle jette des idées sans les
approfondir voire sans les expliciter. Cette critique est fondée mais elle est
exclusive. N’y aurait-il donc aucune autre manière légitime de
« penser », d’écrire ou de prétendre « faire de la
philosophie » ? Citons Arendt dans ce passage de « Compréhension
et politique » (in La nature du
totalitarisme, p.48) : « C’est
seulement lorsque quelque chose d’irréversible s’est produit que nous pouvons
(…) tenter d’en retrouver à rebours l’histoire. L’événement éclaire son propre
passé, il ne saurait en être déduit ». Cela permet de donner du sens
à l’histoire à partir d’une situation présente, dans la « crise » ou
d’après la « crise ». La philosophie est beaucoup trop large et
diversifiée pour être réduite à un seul type de validation. La critique
méthodologique de Faye débouche donc à mes yeux sur l’objection du réductionnisme. (A&H, note de la page 410, 413 - Saul Friedlander).
Hannah Arendt nous aide à penser les crises ou « la Crise » (comme
nouveau « paradigme » historique) ; d’autres raisonnements, plus
inductifs, plus centrés sur « l’événement » et sa signification sont
nécessaires. La méthode hypothético-déductive des sciences exactes importée en
philosophie est une idéalisation illusoire (à moins de considérer que la seule
manière légitime de « faire » de la philosophie aujourd’hui revient à
travailler exclusivement sur les preuves formelles (logique) et de rabattre
tous les concepts sur l’analyse du langage, i.e. la philosophie analytique). Cela
dit, attention, lorsque la méthode d’Arendt conduit à des erreurs
d’interprétation aussi importantes que celles concernant l’intentionnalité
exterminatrice de l’antisémitisme nazi, il faut s’en tenir aux faits et non à
la manière de les raconter. Je force le trait entre « philosophie
continentale d’inspiration phénoménologique » et « philosophie
anglo-saxonne analytique » car il y a place pour d’autres écoles de
pensée, fondées sur Descartes ou Kant par exemple.
·
La
critique des sources « conservatrices » ou nazies (Carl Schmitt) dans la pensée
d’Arendt : il s’agit de montrer que Origines
du Totalitarisme est un livre qui doit plus à la tradition
« historiciste » allemande qu’à l’histoire ou à la philosophie (le
modèle cité est Oswald Spengler, Le
déclin de l’Occident). C’est une nouvelle appréciation intéressante du
contexte intellectuel dans lequel Arendt puise sa réflexion. Cette vision
débouche sur un portrait d’Arendt en « réactionnaire », opposée à
l’universalité des droits de l’homme (j’y reviendrai) et « raciste »
(favorable à une conception inégalitaire des peuples ou des cultures).
L’analyse rétrospective des sources opérée par E. Faye débouche sur l’objection
de « classification » de la pensée politique d’Arendt qui refuse
pourtant d’être cataloguée (a) comme une « philosophe » mais une
spécialiste de la pensée politique », (b) comme de droite ou de gauche. Si
on veut la lire sérieusement, la prendre au mot, il faut donc accorder du
crédit à ce qu’elle dit ou écrit y compris sur le plan du positionnement politique. Mon commentaire des sources est
qu’il y a objection d’une lecture
partisane de l’œuvre d’Arendt chez E. Faye, qui est tirée trop « à droite », c'est-à-dire d'une approche critique dirigée - ce qui ne réduit évidemment pas la pertinence quant à l'interprétation des sources examinées.
·
La
critique de l’influence (exclusive) de MH. La question des influences est uniquement
abordée sous le prisme de Martin Heidegger. Qu’en est-il de l’influence de la
pensée de Jaspers ? Qu’en est-il du rapport d’Arendt à la tradition ?
(elle lit Platon, Aristote, St-Augustin, Kant, Montesquieu, Marx, Tocqueville,
Machiavel). Même si l’influence de MH est importante, cela justifie-t-il de
porter une accusation telle qu’Arendt a contribué à « détruire la
pensée » ? Le jugement d’E. Faye est très sévère. A travers la
sélection des sources et des citations, Faye construit un portrait cohérent
d’Arendt en « conservatrice », « raciste »,
« élitiste », portrait d'autant plus renforcé qu'il est encadré par le commentaire plus général concernant Heidegger (voir plus bas). Mais est-ce le seul portrait possible ? Mon
commentaire ici est celui de l’objection
de l’unicité (ou de l’univocité) de la thèse (au détriment de l’ouverture
sur la pluralité des interprétations). Une conséquence de cette objection est
aussi de dénier à Arendt la possibilité de développer une pensée personnelle.
·
En
résumé, les « objections » que j’adresse au livre de Faye renvoient à
la perspective critique cohérente et légitime qui est la sienne. Je prétends simplement que l’on peut
lire Arendt avec d’autres hypothèses, d’autres filtres méthodologiques,
d’autres analyses des sources et des influences, avec tout autant de cohérence
et de légitimité. J’invite de toute manière les spécialistes à prendre
connaissance du livre d’E. Faye et à le considérer avec sérieux et les
personnes intéressées par le débat à lire ou relire Hannah Arendt.
Un exemple de débat :
la controverse autour des Droits de l’Homme
·
La
question des droits de l’homme. Analyses en contrepoint de : Justine
Lacroix et J-Y Pranchère, 2016 ; V. Lefebve, 2016 (voir Bibliographie).
La charge critique d’E. Faye est tout entière basée sur la réduction des
thèses d’Arendt sur celles d’Edmund Burke (Réflexions
sur la Révolution en France, 1790 – rééd. Les Belles Lettres, 2016) et sur
l’interprétation exclusive des « droits de l’homme » comme droits
naturels.
Or, on peut lire Arendt dans une autre perspective : le passage d’une
conception naturaliste et prépolitique des droits de l’homme (le modèle que
Faye défend) à une conception politique dans laquelle les droits ne sont plus
conçus comme les fondements de la politique mais comme les produits de
cette dernière (i.e. dans le langage arendtien : de l’action).
A&H p. 113-124. Ralliement d’Arendt aux thèses de Burke, récusation des
droits naturels et de la « nature humaine ». L’humanité ne constitue
plus pour elle une « idée régulatrice » (au sens kantien, i.e. Une idée régulatrice sert à
mettre de l'unité dans les connaissances particulières et à rapprocher la règle
de l'universalité. (CRP
III. 429)), mais un fait. Opposition des droits de l’homme (abstraits)
et du citoyen (membre d’une communauté politique). Arendt refuse de considérer
que « l’humanité est en chacun » dans l’universalité de la déclaration
des Droits de l’Homme.
Lacroix et Pranchère. Le « droit d’avoir des droits »
d’Arendt : appartenir à une communauté. Comment garantir les droits de
ceux qui ne sont plus membres d’une communauté ?
Arendt lie les droits de l’homme au cadre préalable de l’Etat-Nation mais
cela ne prouve pas que la « victoire » de Burke constitue le dernier
mot en la matière. Ce serait plutôt une victoire par défaut (voir Arendt, OT,
p. 512).
Les droits sont ceux d’un citoyen libre et non d’un être naturel. Le
« droit d’avoir des droits » est l’esquisse d’une citoyenneté
cosmopolitique au delà de l’Etat-Nation, dans un « monde » (au sens
universel et non pas « communautaire ») composé d’
« égaux » qui se reconnaissent comme tels à travers l’action
politique. C’est un droit à l’humanité, car pour Arendt l’égalité n’est pas
donnée mais se construit et se gagne à travers les luttes politiques.
Et Heidegger ?
Il va de soi que la démonstration d’E. Faye repose
sur une prémisse fondamentale, à savoir
les thèses concernant Heidegger.
Que l’on y adhère ou pas, son livre peut être lu pour l’intérêt que l’on
porte à Hannah Arendt, mais il y a une difficulté : on ne peut pas
comprendre la charge contre Arendt si on n’accepte pas, fut-ce à titre
provisoire, les thèses contre Heidegger, qui sont je le rappelle les
suivantes : Heidegger a introduit le nazisme dans la philosophie
sous le couvert d’une pensée originaire de l’être, d’un « autre
commencement », racial, germanique ; qu’il a justifié
« ontologiquement » (i.e. par « l’histoire de l’Etre »)
l’antisémitisme y compris dans sa dimension exterminatrice (et
« auto-exterminatrice » en référence à la théorie de Heidegger sur la
Technique). Si donc, on suit, le temps de la lecture, le raisonnement d’E.
Faye, il faut je crois éviter de tomber dans la simplification :
·
renvoyer
du même mouvement Heidegger et Arendt dans les limbes de la pensée car une
« philosophie nazie » ou influencée par des éléments issus de l'idéologie nationale-socialiste est une contradiction dans les termes ; par
conséquent Arendt devrait être déconsidérée comme philosophe
·
ou
bien, approuver les thèses d’E. Faye sur Heidegger mais les rejeter en ce qui
concerne Arendt pour « sauver » cette dernière, donc les renvoyer
« dos-à-dos » pour maintenir une forme de « distance » critique
(c’est la thèse de Jacques Taminiaux en 1992 mais E. Faye démonte cette
lecture, qui n’est d’après lui plus tenable à partir du moment où c’est
l’ensemble du parcours intellectuel d’Arendt qui est pris en compte).
·
On
peut aussi considérer qu’E. Faye a faux sur toute la ligne, refermer le livre
et en rester là, position symétrique de la première et qui rend plus difficile la possibilité de discussion (validation, réfutation).
Enfin, position neutre, considérer
qu’Heidegger et / ou Arendt méritent toujours d’être lus pour eux-mêmes et
considérer les hypothèses « à charge » ou « à décharge » comme
des questions nouvelles destinées à nous aider à progresser dans notre compréhension critique et ouverte d’un
héritage, qui existe bel et bien, dont la réception est abondante et qui pour
le meilleur et pour le pire entre en forte résonance avec l’époque dans
laquelle nous vivons.
En conclusion
(provisoire)
Personnellement, je reste prudent quant aux généralisations des conclusions d’E. Faye concernant Arendt. Il y a une visée de son travail entrepris depuis des années sur laquelle j'aimerais qu’un jour il puisse
s’exprimer. Quelle est sa conception (positive) de la philosophie ? Quels sont les antidotes à la destruction de la pensée? Est-ce
qu’il va trop loin dans la critique de la « pensée de
la déconstruction » ?
Pour aller plus loin, quelques éléments bibliographiques
Les
textes principaux d’Hannah Arendt sont tous disponibles dans des éditions de
poche. Nous citerons principalement Origines
du Totalitarisme (Gallimard, coll. Quarto, 2002) qui est l’édition de
référence rassemblant les trois parties du livre ainsi qu’Eichmann à Jérusalem. Autre livre important analysé par E. Faye, Condition de l’homme moderne (Presses
Pocket). Pour le lecteur pressé, s’il fallait ne recommander qu’un seul texte
d’Arendt, je citerais celui sur la Responsabilité
morale (disponible en format très léger chez Rivages Poche).
Nous avons cité la Lettre sur l’humanisme d’Heidegger (in Questions III, Gallimard, coll. Tel).
Plus généralement, sur les thèses « contre Heidegger », on pourra évidemment consulter : E. Faye, L’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Livre de Poche 2007 (2è éd.) et l’ouvrage collectif, E. Faye et al., Heidegger, le sol, la communauté, la race, Beauchesne 2014. Il y a déjà toute une littérature abondante autour de la controverse. A titre d’exemple, la réponse « pour Heidegger / contre E. Faye » de François Fédier et al., Heidegger à plus forte raison, Fayard 2007. Mais tout ce dossier évolue rapidement depuis la publication des Carnets Noirs, pas encore traduits en français.
Sur la question des droits de l’homme, Vincent Lefebve, Politique des limites, limites de la politique. La place du droit dans la pensée d’Hannah Arendt, Editions de l’Université de Bruxelles, 2016 et Justine Lacroix / Jean-Yves Pranchère, Le procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Seuil, 2016.
Sur une autre approche critique de l’héritage d’Heidegger (en anglais) : Richard Wolin Heidegger’s Children. Hannah Arendt, Karl Löwith, Hans Jonas and Herbert Marcuse, Princeton University Press, 2001
Sur la question de la généalogie intellectuelle du nazisme, un très bon livre récent d’un historien, Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale, Ed. du Toucan, 2014
Nous avons cité la Lettre sur l’humanisme d’Heidegger (in Questions III, Gallimard, coll. Tel).
Plus généralement, sur les thèses « contre Heidegger », on pourra évidemment consulter : E. Faye, L’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Livre de Poche 2007 (2è éd.) et l’ouvrage collectif, E. Faye et al., Heidegger, le sol, la communauté, la race, Beauchesne 2014. Il y a déjà toute une littérature abondante autour de la controverse. A titre d’exemple, la réponse « pour Heidegger / contre E. Faye » de François Fédier et al., Heidegger à plus forte raison, Fayard 2007. Mais tout ce dossier évolue rapidement depuis la publication des Carnets Noirs, pas encore traduits en français.
Sur la question des droits de l’homme, Vincent Lefebve, Politique des limites, limites de la politique. La place du droit dans la pensée d’Hannah Arendt, Editions de l’Université de Bruxelles, 2016 et Justine Lacroix / Jean-Yves Pranchère, Le procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Seuil, 2016.
Sur une autre approche critique de l’héritage d’Heidegger (en anglais) : Richard Wolin Heidegger’s Children. Hannah Arendt, Karl Löwith, Hans Jonas and Herbert Marcuse, Princeton University Press, 2001
Sur la question de la généalogie intellectuelle du nazisme, un très bon livre récent d’un historien, Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale, Ed. du Toucan, 2014
---
Christo Datso
Université Libre de Bruxelles[1]
(22 novembre 2016)
[1] Cette recension est entreprise à titre purement personnel
et n’engage en rien l’Université à laquelle je suis affilié pour mon travail de
doctorat qui porte sur Hannah Arendt. Je remercie à l’avance les lecteurs de
mon blog qui auraient l’amabilité de me faire parvenir leurs observations
concernant ces quelques notes.
Un fil de lecture de l'ouvrage d'Emmanuel Faye "Arendt et Heidegger" |