samedi 26 novembre 2016

Et si pas maintenant, quand ? Arendt et Heidegger, par Emmanuel Faye

Notes pour une recension

Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Albin Michel, 2016


Les notes préliminaires à un travail de recension que l’on va trouver ci-dessous, ont constitué la base de mon intervention à l’émission radiophonique de Michel Gheude (« Et si pas maintenant, quand ? », du CCLJ (Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind) sur Radio Judaïca (90.2 FM) à Bruxelles le 17 novembre 2016). Si vous souhaitez comparer le texte avec le podcast, celui-ci est disponible à l’adresse suivante, à partir de la minute 47’20’’ jusqu’à la fin :

Introduction


  Le livre dont nous allons parler, mérite d’être lu et commenté pour lui-même et non pas en fonction d’une prise de position à-priori « pour » ou « contre » son sujet.
  Que dit-il en substance ? Que la philosophie politique d’Hannah Arendt est influencée par la pensée de Heidegger et contribue de ce fait à la « destruction de la pensée ».
Cela peut signifier deux choses : 
D’abord une interprétation que je qualifierais de « minimaliste », qu’Heidegger et Arendt, à sa suite, participent comme premiers penseurs de la « postmodernité » à une entreprise qui consiste à dire que « la philosophie est terminée » et qu’il faut passer à son « démantèlement ». C’est l’hypothèse de la « déconstruction », concept issu de la phénoménologie du XXème siècle (on le trouve d’abord chez Husserl, repris ensuite par Heidegger) et popularisé par Jacques Derrida. Quel est le risque pour la pensée d’une « pensée de la déconstruction » poussée à ses limites ? Je crois que ce qu’E. Faye veut dire si on le suit dans ses raisonnements et si on écoute ou lit ce qu’il dit en public, est que l’esprit critique, la clarté, la rigueur dans l’expression ou le raisonnement, sont amoindris, corrodés, détruits par les « éléments de langage » d’un discours, celui d’Heidegger qui privilégie l’obscurité ou le « cryptage » des concepts, le questionnement sans fin, les énoncés «assertoriques » (A&H, 220) et les raisonnements tautologiques (A&H, 503). C’est dans ce sens-là que l’accusation de « destruction de la pensée » pèse de tout son poids critique et que l’ambition va au-delà d’Hannah Arendt, puisqu’E. Faye annonce dans son livre un prochain travail sur Giorgio Agamben (A&H, 152 n°1). 
Ce n’est pas tout. E. Faye remet non seulement en question le statut d’ « icône » d’Arendt, en tant que penseur politique majeur du XXè siècle, mais il nous présente une œuvre qui semble être exactement à l’opposé de l’interprétation courante d’Arendt. Alors que celle-ci est présentée en championne de la démocratie, de la liberté, des droits de l’homme ou du « vivre-ensemble », E. Faye défend la thèse inverse, à savoir que l’œuvre d’Arendt est profondément anti-démocratique : elle serait élitiste, conservatrice, inégalitaire, ou raciste. Sa pensée véhiculerait des contenus « fascisants » (A&H, 422) Je peux imaginer par conséquent, qu’une telle relecture d’Arendt puisse provoquer un choc. Mais, voyons de quoi il en retourne, afin que chacun puisse aller plus loin en lisant ce livre et en lisant ou relisant les textes d’Hannah Arendt s’il le souhaite.
  Il s’agit d’un ouvrage très solide sur le plan de la documentation, du sérieux de la recherche. L’auteur a pris le temps de lire attentivement toute l’œuvre d’Arendt, dans les versions originales en anglais et en allemand. Il a parcouru une bonne partie de la littérature secondaire, (i.e. la recherche spécialisée) ainsi que quelques-unes des sources utilisées par Arendt dans ses livres. Il a, par ailleurs, utilisé un matériel d’archives très éclairant, une correspondance inédite entre Hannah Arendt et Dolf Sternberger, un ami de jeunesse. Le livre de Faye présente donc toutes les garanties de « sérieux » pour la critique universitaire.
  Je vais à présent développer l’argumentation principale et expliquer rapidement comment le livre est structuré. J’émettrai ensuite quelques d’objections et remarques générales, à titre purement indicatif car, par son ampleur et le détail de ses analyses, le livre de Faye demande une réponse fouillée, voire une relecture critique point par point. Ces notes n’ont donc pour ambition que de servir d’introduction à un débat d'idées.

I. L’argumentation principale du livre et son architecture (un « fil de lecture » parmi d’autres)


E. Faye essaye donc de résoudre la contradiction suivante: comment réconcilier chez Arendt le rejet du national-socialisme, la critique du totalitarisme, avec son admiration pour Heidegger et de manière plus générale, sa disculpation des responsabilités des intellectuels allemands sous le régime nazi ? Sa thèse consiste à dire qu’elle n’est « qu’apparente » (A&H, 13), à savoir que l’interprétation arendtienne du national-socialisme et son exonération d’Heidegger sont liées car renvoient à un « tronc commun » d’idées. A partir de là, E. Faye met en place une stratégie de démonstration qui s’appuie sur plusieurs piliers :

La disculpation des intellectuels allemands sous le nazisme dès 1946, dans une recension du livre de Weinreich (Les Professeurs de Hitler).
L’interprétation de l’antisémitisme comme un phénomène européen et non plus spécifiquement allemand dans les Origines du Totalitarisme en 1951, (alors qu’Arendt avait défendu le point de vue de l’origine germanique de l’antisémitisme dans un texte de la fin de 1930, non-publié de son vivant, repris dans le recueil des Ecrits Juifs par Jerome Kohn en 2008).
L’interprétation du national-socialisme dans le contexte de la théorie fonctionnaliste du Totalitarisme (i.e. sur le plan sociologique et anthropologique : la culture formant un tout indivisible, étudier les institutions qui garantissent la continuité des représentations et les rôles et statuts des individus) où les différences entre nazisme et stalinisme sont effacées au profit d’une analyse des structures communes (les masses, la société en mouvement permanent, le rôle de l’idéologie et de la terreur comme instruments de domination, la fabrication d’hommes superflus).
Le « retournement » d’Arendt en 1949 suite à la lecture de la Lettre sur l’humanisme de Heidegger. Ce que je vous propose dans le cadre limité de cette recension est de nous focaliser sur cet élément critique car il permet de serrer au plus près le raisonnement d’E. Faye qui explique comment Arendt est passée d’une attitude critique vis-à-vis de Heidegger, jusqu’en 1946 au moins, à une adhésion intellectuelle totale, avant 1950.

Le nœud de l’argumentation tient en quatre moments, événements et textes clés :

(a)   Martin Heidegger publie la “Lettre sur l’humanisme” en 1946, en réponse à la question suivante de Jean Beaufret : « Comment redonner un sens au mot Humanisme ? » La lecture de cette œuvre provoque chez Arendt un « tournant » dans son appréciation qui était jusque-là critique de Heidegger. Ce moment-pivot dans la vie intellectuelle d’Arendt, qui semble évoluer ensuite vers une adhésion de plus en plus inconditionnelle à Heidegger, a été mis en évidence par Faye à travers la correspondance inédite entre Arendt et Sternberger entre 1949 et 1953.
Qu’y a-t-il dans cette « Lettre sur l’humanisme » qui provoque chez Arendt un tel retournement ? 
Ce qu’on trouve dans cette Lettre d’Heidegger est fort complexe. Il situe l’homme par rapport à la nouvelle pensée de l’Etre (comme Ereignis, i.e. « avènement », « événement appropriant »), et surtout, par le rejet de toutes les formes anciennes de l’humanisme d’origine anthropologique (qui définissent l’homme comme « animal raisonnable », « membre d’une communauté », « membre d’une classe sociale », « membre d’une espèce biologique » etc). La Lettre se présente comme un « pamphlet » destiné à dépasser la métaphysique depuis Platon.
Le retournement est d’autant plus marqué qu’Arendt avait publié en 1946 un article sur la philosophie de l’existence dans lequel elle s’en prenait à Heidegger, critiquant le glissement de la question « Qu’est-ce que l’homme ? » vers « Qui est l’homme », à travers sa lecture du « Soi » heideggérien dans le livre Etre et Temps (1927).  
Il y aurait en fait deux glissements : le premier mouvement d’ensemble est celui de toute la pensée de Heidegger qui, partant des concepts de catégories (l’être, l’étant, l’existence, la chose), évolue vers une philosophie fondée sur des existentiaux (dont le Dasein est le plus connu ; il s’agit du concept fondamental d’Heidegger que l’on traduit par « être-là » mais qu’Henry Corbin, le premier traducteur d’Heidegger en français en 1938, avait d’abord traduit par « réalité humaine »). Le second glissement plus problématique, c’est un point central dans l’argumentation de Faye, est celui qui part de la question d’une « nature » humaine (« Qu’est-ce que l’homme, qu’est-ce que le Dasein ?), vers la question de l’ « identité » humaine (« Qui est le Dasein » ?) – question d’autant plus dangereuse que le « Qui » finit par être englobant, par représenter le « nous » d’une communauté. Pour le dire très vite : le mouvement d’ensemble part d’une question en apparence fort abstraite et universelle : « Qu’est-ce que l’être ? » vers une question qui recouvre une conception du peuple (Volk) et une idéologie (völkisch) : « Qui sommes-nous ? » (Sous-entendu : peuple germanique).
Citons un extrait d’une lettre d’Arendt à Dolf Sternberger (du 26 août 1949, traduite in A&H, p. 317) : « Que, dans la Lettre contre l’humanisme (sic), il porte atteinte aux fondements de la pensée occidentale ne m’effraie pas non plus. A sa manière tranquillement distinguée et mesurée, Jaspers le fait aussi, lorsqu’il veut, à tout prix, faire exploser le cadre de la culture de l’Ouest. De quel côté qu’on le prenne, c’est devenu aujourd’hui une prison dont Heidegger s’évade avec violence : ce qui, comme tu le vois, n’a pas manqué de m’impressionner. »
La thèse de Faye est qu’Arendt va, à partir de ce texte, se positionner elle aussi dans cette entreprise de « déconstruction », pour ne pas dire « démolition » de la philosophie occidentale, dont elle dira par ailleurs, à maintes reprises, que « le fil de tradition a été rompu » par l’événement du totalitarisme.
(b)   Hannah Arendt revient du procès “Eichmann à Jérusalem” avec un “Rapport sur la banalité du mal” en 1963 qui l’amène à penser la « question morale » (du bien et du mal) dans de nouvelles directions, mais imprécises.
Comme on le sait, ce livre a provoqué une très vive controverse lors de sa parution à cause de deux thèses provocatrices : le jugement d’Arendt sur Eichmann comme personnage falot, « sans épaisseur », « bureaucrate » d’une machine de mort qui se contente d’exécuter des ordres et qui « ne pense pas », et puis surtout les reproches adressés à l’encontre des juifs eux-mêmes, accusés de « collaboration » dans l’organisation de la déportation (à travers les « conseils juifs »). Cette controverse s’est ranimée il y a quelques années lors de la sortie du film de Margarethe Von Trotta, il s’agit à l’évidence d’un sujet toujours très sensible, notamment dans la réception d’Arendt en Israël.
Le point à souligner dans l’argumentaire général de Faye que nous essayons ici de comprendre, est que ce livre est important pour Arendt à cause du questionnement qui ne va cesser de la préoccuper à partir de là, et dont elle ne trouvera finalement la réponse qu’à la fin de sa vie, à savoir : non pas tant la question « qu’est-ce qui nous prédispose au mal ?» que « qu’est-ce qui nous empêche de le commettre ? ». La grande question est celle de la nature du mal : mal « radical » ou « banalité » du mal, à moins que la véritable question – dont Faye ne parle pas – soit plutôt celle de la « radicalité » du Bien comme Arendt l’exprime dans une lettre à Gershom Scholem qui date de l’époque de la controverse. Citons-en un extrait :
« J’estime effectivement aujourd’hui que seul le mal est toujours extrême, mais jamais radical, qu’il n’a pas de profondeur, et pas de caractère démoniaque. S’il peut ravager le monde entier, c’est précisément parce que, tel un champignon, il se propage à sa surface. Ce qui est profond en revanche, et radical, c’est le bien – et lui seul. » (GS, 432)
Pour Faye, la « réconciliation » entre la question du mal et la responsabilité morale va se faire autour d’une redéfinition de la Pensée qui intervient à la fin de la vie d’Arendt, dans son livre posthume La vie de l’esprit, consacré à la pensée, la volonté et le jugement.
(c)    Troisième temps fort de la démonstration, le texte qu’Arendt publie en 1969 en hommage à Martin Heidegger à l’occasion de son anniversaire (repris dans “Vies politiques”) dans lequel elle construit une apologie où d’une part elle élève Heidegger au rang de « roi de la Pensée » et où d’autre part elle minimise son engagement national-socialiste en le comparant à une « escapade » (comparaison avec Platon et Denys, le tyran de Syracuse).
Il y a pourtant de l’ironie dans ce texte, il est vrai apologétique, qu’Arendt consacre à Heidegger. Pour E. Faye, c’est la mort de Karl Jaspers, qui ne comprenait plus à la fin de sa vie l’évolution intellectuelle d’Arendt, qui a levé le dernier frein à la reconnaissance pleine et entière d’Heidegger en « roi de la pensée ». E. Faye va jusqu’à dire qu’Arendt a « trahi » l’humanisme de Jaspers. Arendt dédouane Heidegger de son « escapade » en expliquant qu’il s’agirait d’une « déformation professionnelle » des philosophes lesquels seraient trop prompts à se laisser abuser par le mirage du pouvoir et d’un rôle occulte de « conseiller » du Prince. A partir de cette étape, l’argumentation est quasiment bouclée et il ne reste plus qu’à expliquer comment Arendt va réconcilier intellectuellement son adhésion à la philosophie d’Heidegger avec ses propres observations et analyses.
(d)   Enfin, l’œuvre posthume d’Arendt, « La vie de l’esprit » est construite en réponse à l’énigme de la « banalité » du mal d’Eichmann, et d’un nouveau paradigme destiné à résoudre le problème de la question morale : celui de « l’absence de pensée ». Arendt met ainsi en place un dispositif bipolaire entre « absence de pensée » (identifiée à Eichmann) et « Pensée » (identifiée à Heidegger). C’est la mise en place de ce dispositif apologétique et explicatif qui pour Faye contribue à la « destruction de la pensée ».

Je voudrais maintenant dire quelques mots de l’organisation générale du livre afin de présenter rapidement les grands thèmes par lesquels E. Faye expose sa pensée. Le livre est structuré en 4 parties :
(a)   I. HA et le national-socialisme, centré sur l’analyse des Origines du Totalitarisme et le passage d’une explication nationale de l’antisémitisme (à partir du romantisme allemand), à une idéologie « transnationale » (Affaire Dreyfus), analyse doublée d’une critique de l’hypothèse fonctionnaliste de la transformation de la société après 1918 (les « masses », l’antisémitisme comme prétexte et non comme finalité) qui a conduit en quelque sorte au génocide des juifs par accident, au gré des circonstances – ainsi que la récusation de l’égalité naturelle entre les hommes.
(b)   II. Heidegger ou la métapolitique de l’extermination dans lequel Faye explique comment la destruction de la philosophie a été « programmée » par Heidegger à partir des années 1920, avant même Etre et Temps avec le passage des catégories conceptuelles de la philosophie kantienne aux existentiaux. On y trouve également un commentaire de l’antisémitisme des Cahiers Noirs.
(c)    III. Arendt et Heidegger ou le « dynamitage » de la pensée occidentale, c’est la partie centrale du livre, la plus dense aussi, dans laquelle Faye interprète l’évolution philosophique d’Arendt « sous influence » heideggérienne avec une lecture incisive de « Condition de l’homme moderne », en traité de philosophie politique élitiste, inégalitaire en contrepoint de l’interprétation classique de Jacques Taminiaux (1992) qui présente Arendt critique vis-à-vis d’Heidegger.
(d)   Conclusions. Heidegger et Eichmann dans l’apologétique d’Arendt. Faye explique comment se met en place le dispositif « bipolaire ».
Un Epilogue, « de l’extermination nazie à la destruction de la pensée » ramasse en quelques pages chocs les idées principales du livre.

II. Commentaire sur l’approche critique de Faye avec quelques objections


 La critique méthodologique : l’œuvre d’Arendt manque de « rigueur » : elle est « rhapsodique », « non systématique », « libre dans l’usage des citations » (reproches connus et légitimes d’une critique universitaire que je qualifierais de « positiviste »). Il ne s’agirait de chercher dans l’œuvre d’Arendt que les éléments les plus facilement réfutables : à savoir, le manque de rigueur historique et / ou philologique, la facilité avec laquelle elle jette des idées sans les approfondir voire sans les expliciter. Cette critique est fondée mais elle est exclusive. N’y aurait-il donc aucune autre manière légitime de « penser », d’écrire ou de prétendre « faire de la philosophie » ? Citons Arendt dans ce passage de « Compréhension et politique » (in La nature du totalitarisme, p.48) : « C’est seulement lorsque quelque chose d’irréversible s’est produit que nous pouvons (…) tenter d’en retrouver à rebours l’histoire. L’événement éclaire son propre passé, il ne saurait en être déduit ». Cela permet de donner du sens à l’histoire à partir d’une situation présente, dans la « crise » ou d’après la « crise ». La philosophie est beaucoup trop large et diversifiée pour être réduite à un seul type de validation. La critique méthodologique de Faye débouche donc à mes yeux sur l’objection du réductionnisme. (A&H, note de la page 410, 413 - Saul Friedlander). Hannah Arendt nous aide à penser les crises ou « la Crise » (comme nouveau « paradigme » historique) ; d’autres raisonnements, plus inductifs, plus centrés sur « l’événement » et sa signification sont nécessaires. La méthode hypothético-déductive des sciences exactes importée en philosophie est une idéalisation illusoire (à moins de considérer que la seule manière légitime de « faire » de la philosophie aujourd’hui revient à travailler exclusivement sur les preuves formelles (logique) et de rabattre tous les concepts sur l’analyse du langage, i.e. la philosophie analytique). Cela dit, attention, lorsque la méthode d’Arendt conduit à des erreurs d’interprétation aussi importantes que celles concernant l’intentionnalité exterminatrice de l’antisémitisme nazi, il faut s’en tenir aux faits et non à la manière de les raconter. Je force le trait entre « philosophie continentale d’inspiration phénoménologique » et « philosophie anglo-saxonne analytique » car il y a place pour d’autres écoles de pensée, fondées sur Descartes ou Kant par exemple.

·       La critique des sources « conservatrices » ou nazies (Carl Schmitt) dans la pensée d’Arendt : il s’agit de montrer que Origines du Totalitarisme est un livre qui doit plus à la tradition « historiciste » allemande qu’à l’histoire ou à la philosophie (le modèle cité est Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident). C’est une nouvelle appréciation intéressante du contexte intellectuel dans lequel Arendt puise sa réflexion. Cette vision débouche sur un portrait d’Arendt en « réactionnaire », opposée à l’universalité des droits de l’homme (j’y reviendrai) et « raciste » (favorable à une conception inégalitaire des peuples ou des cultures). L’analyse rétrospective des sources opérée par E. Faye débouche sur l’objection de « classification » de la pensée politique d’Arendt qui refuse pourtant d’être cataloguée (a) comme une « philosophe » mais une spécialiste de la pensée politique », (b) comme de droite ou de gauche. Si on veut la lire sérieusement, la prendre au mot, il faut donc accorder du crédit à ce qu’elle dit ou écrit y compris sur le plan du positionnement politique. Mon commentaire des sources est qu’il y a objection d’une lecture partisane de l’œuvre d’Arendt chez E. Faye, qui est tirée trop « à droite », c'est-à-dire d'une approche critique dirigée - ce qui ne réduit évidemment pas la pertinence quant à l'interprétation des sources examinées.

·       La critique de l’influence (exclusive) de MH. La question des influences est uniquement abordée sous le prisme de Martin Heidegger. Qu’en est-il de l’influence de la pensée de Jaspers ? Qu’en est-il du rapport d’Arendt à la tradition ? (elle lit Platon, Aristote, St-Augustin, Kant, Montesquieu, Marx, Tocqueville, Machiavel). Même si l’influence de MH est importante, cela justifie-t-il de porter une accusation telle qu’Arendt a contribué à « détruire la pensée » ? Le jugement d’E. Faye est très sévère. A travers la sélection des sources et des citations, Faye construit un portrait cohérent d’Arendt en « conservatrice », « raciste », « élitiste », portrait d'autant plus renforcé qu'il est encadré par le commentaire plus général concernant Heidegger (voir plus bas). Mais est-ce le seul portrait possible ? Mon commentaire ici est celui de l’objection de l’unicité (ou de l’univocité) de la thèse (au détriment de l’ouverture sur la pluralité des interprétations). Une conséquence de cette objection est aussi de dénier à Arendt la possibilité de développer une pensée personnelle.

·       En résumé, les « objections » que j’adresse au livre de Faye renvoient à la perspective critique cohérente et légitime qui est la sienne. Je prétends simplement que l’on peut lire Arendt avec d’autres hypothèses, d’autres filtres méthodologiques, d’autres analyses des sources et des influences, avec tout autant de cohérence et de légitimité. J’invite de toute manière les spécialistes à prendre connaissance du livre d’E. Faye et à le considérer avec sérieux et les personnes intéressées par le débat à lire ou relire Hannah Arendt.


Un exemple de débat : la controverse autour des Droits de l’Homme

·       La question des droits de l’homme. Analyses en contrepoint de : Justine Lacroix et J-Y Pranchère, 2016 ; V. Lefebve, 2016 (voir Bibliographie).
La charge critique d’E. Faye est tout entière basée sur la réduction des thèses d’Arendt sur celles d’Edmund Burke (Réflexions sur la Révolution en France, 1790 – rééd. Les Belles Lettres, 2016) et sur l’interprétation exclusive des « droits de l’homme » comme droits naturels.
Or, on peut lire Arendt dans une autre perspective : le passage d’une conception naturaliste et prépolitique des droits de l’homme (le modèle que Faye défend) à une conception politique dans laquelle les droits ne sont plus conçus comme les fondements de la politique mais comme les produits de cette dernière (i.e. dans le langage arendtien : de l’action).
A&H p. 113-124. Ralliement d’Arendt aux thèses de Burke, récusation des droits naturels et de la « nature humaine ». L’humanité ne constitue plus pour elle une « idée régulatrice » (au sens kantien, i.e. Une idée régulatrice sert à mettre de l'unité dans les connaissances particulières et à rapprocher la règle de l'universalité. (CRP III. 429)), mais un fait. Opposition des droits de l’homme (abstraits) et du citoyen (membre d’une communauté politique). Arendt refuse de considérer que « l’humanité est en chacun » dans l’universalité de la déclaration des Droits de l’Homme.
Lacroix et Pranchère. Le « droit d’avoir des droits » d’Arendt : appartenir à une communauté. Comment garantir les droits de ceux qui ne sont plus membres d’une communauté ?
Arendt lie les droits de l’homme au cadre préalable de l’Etat-Nation mais cela ne prouve pas que la « victoire » de Burke constitue le dernier mot en la matière. Ce serait plutôt une victoire par défaut (voir Arendt, OT, p. 512).
Les droits sont ceux d’un citoyen libre et non d’un être naturel. Le « droit d’avoir des droits » est l’esquisse d’une citoyenneté cosmopolitique au delà de l’Etat-Nation, dans un « monde » (au sens universel et non pas « communautaire ») composé d’ « égaux » qui se reconnaissent comme tels à travers l’action politique. C’est un droit à l’humanité, car pour Arendt l’égalité n’est pas donnée mais se construit et se gagne à travers les luttes politiques.


Et Heidegger ?

Il va de soi que la démonstration d’E. Faye repose sur une prémisse fondamentale, à savoir les thèses concernant Heidegger. Que l’on y adhère ou pas, son livre peut être lu pour l’intérêt que l’on porte à Hannah Arendt, mais il y a une difficulté : on ne peut pas comprendre la charge contre Arendt si on n’accepte pas, fut-ce à titre provisoire, les thèses contre Heidegger, qui sont je le rappelle les suivantes : Heidegger a introduit le nazisme dans la philosophie sous le couvert d’une pensée originaire de l’être, d’un « autre commencement », racial, germanique ; qu’il a justifié « ontologiquement » (i.e. par « l’histoire de l’Etre ») l’antisémitisme y compris dans sa dimension exterminatrice (et « auto-exterminatrice » en référence à la théorie de Heidegger sur la Technique). Si donc, on suit, le temps de la lecture, le raisonnement d’E. Faye, il faut je crois éviter de tomber dans la simplification :
·                renvoyer du même mouvement Heidegger et Arendt dans les limbes de la pensée car une « philosophie nazie » ou influencée par des éléments issus de l'idéologie nationale-socialiste est une contradiction dans les termes ; par conséquent Arendt devrait être déconsidérée comme philosophe
·                ou bien, approuver les thèses d’E. Faye sur Heidegger mais les rejeter en ce qui concerne Arendt pour « sauver » cette dernière, donc les renvoyer « dos-à-dos » pour maintenir une forme de « distance » critique (c’est la thèse de Jacques Taminiaux en 1992 mais E. Faye démonte cette lecture, qui n’est d’après lui plus tenable à partir du moment où c’est l’ensemble du parcours intellectuel d’Arendt qui est pris en compte).
·                On peut aussi considérer qu’E. Faye a faux sur toute la ligne, refermer le livre et en rester là, position symétrique de la première et qui rend plus difficile la possibilité de discussion (validation, réfutation).
Enfin, position neutre, considérer qu’Heidegger et / ou Arendt méritent toujours d’être lus pour eux-mêmes et considérer les hypothèses « à charge » ou « à décharge » comme des questions nouvelles destinées à nous aider à progresser dans notre  compréhension critique et ouverte d’un héritage, qui existe bel et bien, dont la réception est abondante et qui pour le meilleur et pour le pire entre en forte résonance avec l’époque dans laquelle nous vivons.

En conclusion (provisoire)

Personnellement, je reste prudent quant aux généralisations des conclusions d’E. Faye concernant Arendt. Il y a une visée de son travail entrepris depuis des années sur laquelle j'aimerais qu’un jour il puisse s’exprimer. Quelle est sa conception (positive) de la philosophie ? Quels sont les antidotes à la destruction de la pensée? Est-ce qu’il va trop loin dans la critique de la « pensée de la déconstruction » ?


Pour aller plus loin, quelques éléments bibliographiques 

          Les textes principaux d’Hannah Arendt sont tous disponibles dans des éditions de poche. Nous citerons principalement Origines du Totalitarisme (Gallimard, coll. Quarto, 2002) qui est l’édition de référence rassemblant les trois parties du livre ainsi qu’Eichmann à Jérusalem. Autre livre important analysé par E. Faye, Condition de l’homme moderne (Presses Pocket). Pour le lecteur pressé, s’il fallait ne recommander qu’un seul texte d’Arendt, je citerais celui sur la Responsabilité morale (disponible en format très léger chez Rivages Poche).

         Nous avons cité la Lettre sur l’humanisme d’Heidegger (in Questions III, Gallimard, coll. Tel).

      Plus généralement, sur les thèses « contre Heidegger », on pourra évidemment consulter : E. Faye, L’introduction du nazisme dans la philosophie. Autour des séminaires inédits de 1933-1935, Livre de Poche 2007 (2è éd.) et l’ouvrage collectif, E. Faye et al., Heidegger, le sol, la communauté, la race, Beauchesne 2014. Il y a déjà toute une littérature abondante autour de la controverse. A titre d’exemple, la réponse « pour Heidegger / contre E. Faye » de François Fédier et al., Heidegger à plus forte raison, Fayard 2007. Mais tout ce dossier évolue rapidement depuis la publication des Carnets Noirs, pas encore traduits en français.

      Sur la question des droits de l’homme, Vincent Lefebve, Politique des limites, limites de la politique. La place du droit dans la pensée d’Hannah Arendt, Editions de l’Université de Bruxelles, 2016 et Justine Lacroix / Jean-Yves Pranchère, Le procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Seuil, 2016.

    Sur une autre approche critique de l’héritage d’Heidegger (en anglais) : Richard Wolin Heidegger’s Children. Hannah Arendt, Karl Löwith, Hans Jonas and Herbert Marcuse, Princeton University Press, 2001

    Sur la question de la généalogie intellectuelle du nazisme, un très bon livre récent d’un historien, Jean-Louis Vullierme, Miroir de l’Occident. Le nazisme et la civilisation occidentale, Ed. du Toucan, 2014

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Christo Datso
Université Libre de Bruxelles[1]
(22 novembre 2016)



[1] Cette recension est entreprise à titre purement personnel et n’engage en rien l’Université à laquelle je suis affilié pour mon travail de doctorat qui porte sur Hannah Arendt. Je remercie à l’avance les lecteurs de mon blog qui auraient l’amabilité de me faire parvenir leurs observations concernant ces quelques notes.


Un fil de lecture de l'ouvrage d'Emmanuel Faye "Arendt et Heidegger"