« Et, puisque pouvoir et liberté sont en fait
synonymes à l’échelon de la pluralité humaine, il s’ensuite que la liberté
politique est toujours limitée. »
Hannah Arendt, La
vie de l’esprit (II. Le vouloir), PUF coll. Quadrige, 1981, 2014, p. 524
« Tout homme qui s’ingénie à être supérieur
aux autres êtres animés doit faire un suprême effort afin de ne point passer sa
vie sans faire parler de lui, comme il arrive aux bêtes, façonnées par la
nature à regarder la terre et à s’asservir à leur ventre. Au contraire, chez
nous autres hommes, la puissance d’action réside à la fois dans l’âme et dans
le corps : à l’âme nous réservons de préférence l’autorité, au corps l’obéissance :
l’une nous est commune avec les dieux, l’autre avec les bêtes. Aussi, me
paraît-il plus juste de chercher la gloire en faisant appel à l’âme plus qu’au
corps, et, puisque la vie même dont nous jouissons est brève, de faire durer le
plus possible le souvenir qu’on gardera de nous. Car la gloire qui vient de la
richesse et de la beauté est mobile et fragile, mais la vertu demeure glorieuse
et éternelle. »
Salluste, Conjuration
de Catilina, GF-Flammarion, p. 29
Le texte suivant est la version abrégée, pour le
blog, d’une recension à paraître dans le numéro de Juin 2017 de la Revue interdisciplinaire d’études
juridiques (Université Saint-Louis – Bruxelles)
Vincent LEFEBVE, Politique des limites, limites de la
politique. La place du droit dans la pensée de Hannah Arendt, Bruxelles,
Editions de l’Université de Bruxelles (coll. Philosophie politique), 2016, 286
p.
La
pensée politique du droit d’Hannah
Arendt constitue l’objet d’étude du travail de V. Lefebve dans un livre récemment
publié, rédigé à partir de sa thèse doctorale défendue à l’Université Libre de
Bruxelles en 2013. Cet ouvrage comble une importante lacune en langue française
dans le champ abondant de la littérature secondaire consacrée à la philosophe
des Origines du Totalitarisme ou de
la Condition de l’homme moderne. A ce
jour, en effet, à part quelques travaux publiés en anglais, en néerlandais ou
en allemand, il n’y a rien, écrit l’auteur, qui rende exclusivement compte de
la pensée du droit chez Arendt.
Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur aborde
« la façon arendtienne de penser la relation entre droit et
politique » (p. 19).
Le
premier chapitre, « Les paradigmes de l’Antiquité : le droit entre
œuvre et action » revisite les conceptions grecques et romaines du nomos et de la lex à la lumière de l’hypothèse de la nature prépolitique du Droit et d’une lecture de Condition de l’homme moderne d’Arendt. S’il est vrai que cette
hypothèse se vérifie parmi les conceptions des anciens Grecs, où « Platon
et Aristote firent l’éloge de la législation, considérée comme activité
fabricatrice » (p. 28) et dont le domaine de validité est circonscrit à
l’enceinte de la polis, il en est
tout autrement chez les Romains pour lesquels « la lex a pour origine une alliance nouée avec l’ennemi vaincu ;
elle est créatrice de monde. »
(p. 35)
Le
projet de Condition de l’homme moderne
est d’élaborer des catégories qui rendent compte de l’interaction entre la
structure tripartite de la vita activa
(travail, œuvre et action) et les sphères du privé, du social et du public.
Même si Arendt n’a pu éviter un positionnement ambivalent quand à la
réhabilitation de l’action comme catégorie centrale de la politique (notamment
à cause des dangers liés au caractère imprévisible et irréversible de cette
dernière), il existe un « remède » à cette fragilité :
« les règles et institutions juridiques ont toujours eu pour fonction
de stabiliser les affaires et relations humaines » (p. 47) parmi
lesquelles, l’auteur citant Arendt, « la variété des théories du contrat
depuis les Romains atteste que le pouvoir de promettre est resté de siècle en
siècle au centre de la pensée politique » (p. 50). On y trouve donc l’idée
fondamentale du pacta sunt servanda
des Romains qu’Arendt actualise avec son concept de promesse, qui clôt Condition
de l’homme moderne.
Le
chapitre II, « Le modèle républicain : le droit entre pouvoir et
autorité », part de l’expérience de la liberté
politique et de la faculté humaine de commencer quelque chose de nouveau, pour analyser le difficile
problème des fondations de l’ordre
politique. L’ouvrage principal d’Arendt qui y est commenté est De la Révolution qui traite de manière
comparative les Révolutions américaines et françaises. Arendt distingue le
phénomène révolutionnaire soumis à la pression de la question sociale (en
France) et générateur de violence, de celui plus libéral où la préoccupation
première est de fonder un nouveau corps politique garantissant l’exercice de
droits fondamentaux. La question sociale est en effet problématique pour Arendt
dans la mesure où Robespierre promeut « la compassion au rang de passion
politique suprême » (p.72), ce qui a pour effet, observe-t-elle, de
favoriser le rabattement ultérieur des catégories de l’œuvre sur le travail ainsi
que la dévalorisation du sujet politique et de l’homo faber vers l’animal
laborans, avec tous les risques que cela comporte en terme d’effacement « du
bonheur public et proprement politique (…) supplanté par le bonheur
privé » (p. 77).
Dans le chapitre III, « Le repoussoir totalitaire : le droit
entre nouveauté et stabilité », l’auteur explique comment une nouvelle
forme de « légalité » est apparue, à travers la promotion d’une loi
de la « Nature » avec le régime nazi (fondé sur le racisme biologique)
et d’une loi de l’ « Histoire » avec le régime stalinien (qui
s’appuie sur la théorie marxiste de la lutte des classes). Un des points les
plus significatifs de ce chapitre est celui où Lefebve écrit qu’ « Arendt
propose une définition originale de la légalité, sur un mode à la fois statique
et dynamique, comme cadre qui entourant l’action en commun, en lui assignant
des limites déterminées permet l’émergence de la nouveauté. La légalité est, en
d’autres mots, conçue comme la condition
de la liberté humaine » (p.120).
Dans
la seconde partie de l’ouvrage, l’auteur aborde des cas d’espèce : l’expérience
des réfugiés de l’entre-deux-guerres, une réflexion sur la justice et les
revendications citoyennes, afin d’insister sur « la spécificité d’un
deuxième grand geste arendtien pertinent pour saisir l’originalité de sa pensée
du droit. » (p. 129).
Le
chapitre IV, « La critique des droits de l’homme : penser
« l’homme » des droits de l’homme » rend compte de l’expérience
du déracinement des réfugiés, des apatrides, à partir desquels Arendt élabore une
critique des « droits de l’homme ». Ce chapitre est celui qui est le
plus au cœur de la problématique du droit et de la politique. En effet,
« selon la philosophe, la naturalité de ce qu’on appelle les droits de l’homme
n’est qu’un mythe… car il n’existe qu’un seul droit de l’homme : le droit
d’avoir des droits… qui n’est lui-même rien d’autre, en dernière analyse, que
le droit à l’inclusion politique. » (p. 135-136). Ce que l’expérience des
minorités persécutées, des apatrides,
aura appris à Arendt est que la « défaite de l’Etat de droit au profit de
l’Etat-nation » (p. 139) est une des conséquences des différences
essentielles des Révolutions américaine et française, lesquelles présentent
deux visions radicalement opposées des droits de l’homme. Citant Arendt dans De la Révolution, Lefebve résume la
différence de conception : « Tandis que la version française proclame
l’existence de droits indépendants du corps politique et extérieurs à lui, la
version américaine ne proclame en fait rien de plus que la nécessité pour toute
l’humanité d’un gouvernement civilisé. « (p. 139).
Le
chapitre V, « Le procès Eichmann : penser le juge » fait
l’anatomie de la controverse célèbre dans laquelle Arendt fut critiquée,
notamment pour avoir utilisé la formule mal comprise de « banalité du
mal » au procès du criminel de guerre nazi. Lefebve expliquer ensuite en
quoi Arendt fait à travers ce procès un véritable éloge de la justice qui aboutit à reposer des questions
philosophiques fondamentales : « la question du mal, celle de la
moralité et le problème de la pensée. » (p.184). La « grandeur du
judiciaire » s’exprime grâce à la mise en scène du procès, « dispositif
de retour à l’humanité » » (p. 213), et par la figure du juge historien, privilégié par Arendt
par rapport au juge professionnel.
Elle identifie dans cette figure symbolique du juge « homérique » (ou
inspiré par Thucydide), le rôle du « diseur de vérité », incarnation
idéale du contre-pouvoir de la justice.
Dans
le chapitre VI, « La désobéissance civile : penser le citoyen »,
Lefebve part d’un texte d’Arendt repris dans le recueil Crisis of the Republic (trad. fr. Du Mensonge à la Violence), pour commenter le rapport des citoyens
à l’autorité. Arendt analyse dans ce texte la lutte pour les droits civiques et
la contestation de la guerre du Vietnam aux Etats-Unis. Elle y dégage les
traits caractéristiques de la désobéissance civile, « une action prenant
la forme d’une violation publique d’une règle de droit. » (p. 223), en les
distinguant de l’objection de conscience et de la délinquance : « au
centre du phénomène moral, on trouve le souci
de soi, de l’intégrité de la conscience individuelle ; au centre du
phénomène politique, on trouve le souci
du monde : le citoyen a en vue le monde et son organisation. »
(p. 231). Lefebve revient alors sur la notion abordée dans le premier chapitre,
au fondement de la loi : « la relation morale du citoyen à la loi ne
se jouerait ainsi pas dans le for intérieur du sujet mais reposerait sur l’obligation
de tenir les promesses que l’on s’est engagé à respecter vis-à-vis d’autrui, et
donc sur la règle d’origine romaine pacta
sunt servanda » (p. 232). L’autorité et le droit reposent en
définitive sur le consentement des citoyens.
Existe-t-il donc une philosophie du droit chez
Arendt et quel en est le contenu positif ? Cette proposition est
problématique dans la mesure où la philosophe ne l’a jamais abordé de manière explicite. Lefebve est arrivé à
démontrer cette proposition en faisant émerger des questions de nature
juridique de l’analyse de thèmes implicites
contenus dans quelques-uns des grands textes de la philosophe.
A la
première partie de sa thèse Lefebve attache l’idée de ce que pourrait être une politique des limites inspirée de l’enseignement
d’Arendt, et, à la seconde, l’idée complémentaire des limites de la politique. Ce choix du thème des limites, autant philosophique (les apories de notre rapport à la vérité, considérée sous ses aspects
interprétatifs multiples), que politique ou juridique (la séparation et la
limitation des pouvoirs) est ce qui donne sa cohérence au projet de l’auteur et
ce qui permet de rassembler les différentes propositions d’étude du droit chez
Arendt en un tout solide. Enfin, les dernières pages du livre consacrées à
« Dix aphorismes sur la pensée du droit d’Arendt » (pp. 268-271) présentent
une synthèse convaincante de la complexité de cette pensée, résumée sous les
titres suivants : I. Espace, II.
Pluralité, III. Stabilité/mouvement, IV. Droit objectif/droit subjectif, V.
Droit de l’homme, VI. Droit positif/droit naturel, VII. Pouvoir/autorité, VIII.
Œuvre/action, IX. Justice, X. Consentement/obéissance.
L’ouvrage,
grâce à sa présentation claire, son style limpide et à la diversité de son contenu,
intéressera autant les juristes que les philosophes ou les spécialistes des
sciences politiques.
Christo Datso
Sept. 2016
Parmi les prochains articles consacrés à Hannah Arendt à paraître sur le blog, vous trouverez deux recensions : l'une consacrée au livre de Christian Volk, Arendtian Constitutionalism. Law, Politics and Order of Freedom, Hart Publishing, Oxford and Portland Oregon, 2015 - dans le prolongement de l'article présent sur la pensée du Droit chez Arendt; l'autre consacrée au livre d'Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Albin Michel, 2016 - prolongement d'articles consacrés à la question de l'antisémitisme chez Heidegger et examen critique de la relation philosophique du "penseur de l'Etre" à la "spécialiste de la pensée du Totalitarisme".
Parmi les prochains articles consacrés à Hannah Arendt à paraître sur le blog, vous trouverez deux recensions : l'une consacrée au livre de Christian Volk, Arendtian Constitutionalism. Law, Politics and Order of Freedom, Hart Publishing, Oxford and Portland Oregon, 2015 - dans le prolongement de l'article présent sur la pensée du Droit chez Arendt; l'autre consacrée au livre d'Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Albin Michel, 2016 - prolongement d'articles consacrés à la question de l'antisémitisme chez Heidegger et examen critique de la relation philosophique du "penseur de l'Etre" à la "spécialiste de la pensée du Totalitarisme".