samedi 24 septembre 2016

Hannah Arendt et la pensée du Droit (I)

« Et, puisque pouvoir et liberté sont en fait synonymes à l’échelon de la pluralité humaine, il s’ensuite que la liberté politique est toujours limitée. »

Hannah Arendt, La vie de l’esprit (II. Le vouloir), PUF coll. Quadrige, 1981, 2014, p. 524


« Tout homme qui s’ingénie à être supérieur aux autres êtres animés doit faire un suprême effort afin de ne point passer sa vie sans faire parler de lui, comme il arrive aux bêtes, façonnées par la nature à regarder la terre et à s’asservir à leur ventre. Au contraire, chez nous autres hommes, la puissance d’action réside à la fois dans l’âme et dans le corps : à l’âme nous réservons de préférence l’autorité, au corps l’obéissance : l’une nous est commune avec les dieux, l’autre avec les bêtes. Aussi, me paraît-il plus juste de chercher la gloire en faisant appel à l’âme plus qu’au corps, et, puisque la vie même dont nous jouissons est brève, de faire durer le plus possible le souvenir qu’on gardera de nous. Car la gloire qui vient de la richesse et de la beauté est mobile et fragile, mais la vertu demeure glorieuse et éternelle. »

Salluste, Conjuration de Catilina, GF-Flammarion, p. 29





Le texte suivant est la version abrégée, pour le blog, d’une recension à paraître dans le numéro de Juin 2017 de la Revue interdisciplinaire d’études juridiques (Université Saint-Louis – Bruxelles)





Vincent LEFEBVE, Politique des limites, limites de la politique. La place du droit dans la pensée de Hannah Arendt, Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles (coll. Philosophie politique), 2016, 286 p.

  La pensée politique du droit d’Hannah Arendt constitue l’objet d’étude du travail de V. Lefebve dans un livre récemment publié, rédigé à partir de sa thèse doctorale défendue à l’Université Libre de Bruxelles en 2013. Cet ouvrage comble une importante lacune en langue française dans le champ abondant de la littérature secondaire consacrée à la philosophe des Origines du Totalitarisme ou de la Condition de l’homme moderne. A ce jour, en effet, à part quelques travaux publiés en anglais, en néerlandais ou en allemand, il n’y a rien, écrit l’auteur, qui rende exclusivement compte de la pensée du droit chez Arendt.

  Dans la première partie de l’ouvrage, l’auteur aborde « la façon arendtienne de penser la relation entre droit et politique » (p. 19).
  Le premier chapitre, « Les paradigmes de l’Antiquité : le droit entre œuvre et action » revisite les conceptions grecques et romaines du nomos et de la lex à la lumière de l’hypothèse de la nature prépolitique du Droit et d’une lecture de Condition de l’homme moderne d’Arendt. S’il est vrai que cette hypothèse se vérifie parmi les conceptions des anciens Grecs, où « Platon et Aristote firent l’éloge de la législation, considérée comme activité fabricatrice » (p. 28) et dont le domaine de validité est circonscrit à l’enceinte de la polis, il en est tout autrement chez les Romains pour lesquels «  la lex a pour origine une alliance nouée avec l’ennemi vaincu ; elle est créatrice de monde. » (p. 35)
  Le projet de Condition de l’homme moderne est d’élaborer des catégories qui rendent compte de l’interaction entre la structure tripartite de la vita activa (travail, œuvre et action) et les sphères du privé, du social et du public. Même si Arendt n’a pu éviter un positionnement ambivalent quand à la réhabilitation de l’action comme catégorie centrale de la politique (notamment à cause des dangers liés au caractère imprévisible et irréversible de cette dernière), il existe un « remède » à cette fragilité : « les règles et institutions juridiques ont toujours eu pour fonction de stabiliser les affaires et relations humaines » (p. 47) parmi lesquelles, l’auteur citant Arendt, « la variété des théories du contrat depuis les Romains atteste que le pouvoir de promettre est resté de siècle en siècle au centre de la pensée politique » (p. 50). On y trouve donc l’idée fondamentale du pacta sunt servanda des Romains qu’Arendt actualise avec son concept de promesse, qui clôt Condition de l’homme moderne.
  Le chapitre II, « Le modèle républicain : le droit entre pouvoir et autorité », part de l’expérience de la liberté politique et de la faculté humaine de commencer quelque chose de nouveau, pour analyser le difficile problème des fondations de l’ordre politique. L’ouvrage principal d’Arendt qui y est commenté est De la Révolution qui traite de manière comparative les Révolutions américaines et françaises. Arendt distingue le phénomène révolutionnaire soumis à la pression de la question sociale (en France) et générateur de violence, de celui plus libéral où la préoccupation première est de fonder un nouveau corps politique garantissant l’exercice de droits fondamentaux. La question sociale est en effet problématique pour Arendt dans la mesure où Robespierre promeut « la compassion au rang de passion politique suprême » (p.72), ce qui a pour effet, observe-t-elle, de favoriser le rabattement ultérieur des catégories de l’œuvre sur le travail ainsi que la dévalorisation du sujet politique et de l’homo faber vers l’animal laborans, avec tous les risques que cela comporte en terme d’effacement « du bonheur public et proprement politique (…) supplanté par le bonheur privé » (p. 77).
  Dans le chapitre III, « Le repoussoir totalitaire : le droit entre nouveauté et stabilité », l’auteur explique comment une nouvelle forme de « légalité » est apparue, à travers la promotion d’une loi de la « Nature » avec le régime nazi (fondé sur le racisme biologique) et d’une loi de l’ « Histoire » avec le régime stalinien (qui s’appuie sur la théorie marxiste de la lutte des classes). Un des points les plus significatifs de ce chapitre est celui où Lefebve écrit qu’ « Arendt propose une définition originale de la légalité, sur un mode à la fois statique et dynamique, comme cadre qui entourant l’action en commun, en lui assignant des limites déterminées permet l’émergence de la nouveauté. La légalité est, en d’autres mots, conçue comme la condition de la liberté humaine » (p.120).
  Dans la seconde partie de l’ouvrage, l’auteur aborde des cas d’espèce : l’expérience des réfugiés de l’entre-deux-guerres, une réflexion sur la justice et les revendications citoyennes, afin d’insister sur « la spécificité d’un deuxième grand geste arendtien pertinent pour saisir l’originalité de sa pensée du droit. » (p. 129).
  Le chapitre IV, « La critique des droits de l’homme : penser « l’homme » des droits de l’homme » rend compte de l’expérience du déracinement des réfugiés, des apatrides, à partir desquels Arendt élabore une critique des « droits de l’homme ». Ce chapitre est celui qui est le plus au cœur de la problématique du droit et de la politique. En effet, « selon la philosophe, la naturalité de ce qu’on appelle les droits de l’homme n’est qu’un mythe… car il n’existe qu’un seul droit de l’homme : le droit d’avoir des droits… qui n’est lui-même rien d’autre, en dernière analyse, que le droit à l’inclusion politique. » (p. 135-136). Ce que l’expérience des minorités persécutées,  des apatrides, aura appris à Arendt est que la « défaite de l’Etat de droit au profit de l’Etat-nation » (p. 139) est une des conséquences des différences essentielles des Révolutions américaine et française, lesquelles présentent deux visions radicalement opposées des droits de l’homme. Citant Arendt dans De la Révolution, Lefebve résume la différence de conception : « Tandis que la version française proclame l’existence de droits indépendants du corps politique et extérieurs à lui, la version américaine ne proclame en fait rien de plus que la nécessité pour toute l’humanité d’un gouvernement civilisé. « (p. 139).
  Le chapitre V, « Le procès Eichmann : penser le juge » fait l’anatomie de la controverse célèbre dans laquelle Arendt fut critiquée, notamment pour avoir utilisé la formule mal comprise de « banalité du mal » au procès du criminel de guerre nazi. Lefebve expliquer ensuite en quoi Arendt fait à travers ce procès un véritable éloge de la justice qui aboutit à reposer des questions philosophiques fondamentales : « la question du mal, celle de la moralité et le problème de la pensée. » (p.184). La « grandeur du judiciaire » s’exprime grâce à la mise en scène du procès, « dispositif de retour à l’humanité » » (p. 213), et par la figure du juge historien, privilégié par Arendt par rapport au juge professionnel. Elle identifie dans cette figure symbolique du juge « homérique » (ou inspiré par Thucydide), le rôle du « diseur de vérité », incarnation idéale du contre-pouvoir de la justice.
  Dans le chapitre VI, « La désobéissance civile : penser le citoyen », Lefebve part d’un texte d’Arendt repris dans le recueil Crisis of the Republic (trad. fr. Du Mensonge à la Violence), pour commenter le rapport des citoyens à l’autorité. Arendt analyse dans ce texte la lutte pour les droits civiques et la contestation de la guerre du Vietnam aux Etats-Unis. Elle y dégage les traits caractéristiques de la désobéissance civile, « une action prenant la forme d’une violation publique d’une règle de droit. » (p. 223), en les distinguant de l’objection de conscience et de la délinquance : « au centre du phénomène moral, on trouve le souci de soi, de l’intégrité de la conscience individuelle ; au centre du phénomène politique, on trouve le souci du monde : le citoyen a en vue le monde et son organisation. » (p. 231). Lefebve revient alors sur la notion abordée dans le premier chapitre, au fondement de la loi : « la relation morale du citoyen à la loi ne se jouerait ainsi pas dans le for intérieur du sujet mais reposerait sur l’obligation de tenir les promesses que l’on s’est engagé à respecter vis-à-vis d’autrui, et donc sur la règle d’origine romaine pacta sunt servanda » (p. 232). L’autorité et le droit reposent en définitive sur le consentement des citoyens.

  Existe-t-il donc une philosophie du droit chez Arendt et quel en est le contenu positif ? Cette proposition est problématique dans la mesure où la philosophe ne l’a jamais abordé de manière explicite. Lefebve est arrivé à démontrer cette proposition en faisant émerger des questions de nature juridique de l’analyse de thèmes implicites contenus dans quelques-uns des grands textes de la philosophe.
  A la première partie de sa thèse Lefebve attache l’idée de ce que pourrait être une politique des limites inspirée de l’enseignement d’Arendt, et, à la seconde, l’idée complémentaire des limites de la politique. Ce choix du thème des limites, autant philosophique (les apories de notre rapport à la vérité, considérée sous ses aspects interprétatifs multiples), que politique ou juridique (la séparation et la limitation des pouvoirs) est ce qui donne sa cohérence au projet de l’auteur et ce qui permet de rassembler les différentes propositions d’étude du droit chez Arendt en un tout solide. Enfin, les dernières pages du livre consacrées à « Dix aphorismes sur la pensée du droit d’Arendt » (pp. 268-271) présentent une synthèse convaincante de la complexité de cette pensée, résumée sous les titres suivants : I. Espace, II. Pluralité, III. Stabilité/mouvement, IV. Droit objectif/droit subjectif, V. Droit de l’homme, VI. Droit positif/droit naturel, VII. Pouvoir/autorité, VIII. Œuvre/action, IX. Justice, X. Consentement/obéissance.
  L’ouvrage, grâce à sa présentation claire, son style limpide et à la diversité de son contenu, intéressera autant les juristes que les philosophes ou les spécialistes des sciences politiques.

 
Cesare Maccari - Cicerone denuncia Catalina - 1888

Christo Datso

Sept. 2016

Parmi les prochains articles consacrés à Hannah Arendt à paraître sur le blog, vous trouverez deux recensions : l'une consacrée au livre de Christian Volk, Arendtian Constitutionalism. Law, Politics and Order of Freedom, Hart Publishing, Oxford and Portland Oregon, 2015 - dans le prolongement de l'article présent sur la pensée du Droit chez Arendt; l'autre consacrée au livre d'Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Albin Michel, 2016 -  prolongement d'articles consacrés à la question de l'antisémitisme chez Heidegger et examen critique de la relation philosophique du "penseur de l'Etre" à la "spécialiste de la pensée du Totalitarisme".