The
subterranean stream of Western history has finally come to the surface and
usurped the dignity of our tradition. This is the reality in which we live.
Hannah Arendt, 1950
Hannah Arendt, 1950
Les notes qui suivent constituent
une lecture commentée d’un texte peu connu en langue française d’Hannah
Arendt : la « Préface à la 1ère édition » de son
livre Les Origines du totalitarisme,
publié en 1951.
Il s’agit d’un texte court et
puissant, de deux pages et demie, qui se prête bien à une analyse fouillée.
Je renvoie d’abord le lecteur à
deux notes pour comprendre les problèmes d’édition, assez complexes, du livre Les Origines du totalitarisme (abrégé en
O.T. dans la suite du texte) et de la « Préface » de 1951. Le texte
fait ensuite l’objet d’un commentaire intégral, je l’ai découpé en sections et
sous-sections correspondant à un plan de lecture possible des 11 paragraphes de
la « Préface ». Je termine ces notes par quelques réflexions plus
générales sur le style de pensée d’Hannah Arendt.
Situation de Origines
du totalitarisme
1. Sur les problèmes d’édition des Origines du totalitarisme
Il s’agit de donner une idée des
difficultés d’édition et de construction du livre. Je renvoie à deux sources
principales pour approfondir ces questions : la biographie d’Elisabeth
Young-Bruehl et quelques textes de Pierre Bouretz consacrés à Hannah Arendt.[1]
Une étude poussée de la généalogie des Origines
du totalitarisme est un sujet de recherche compliqué qui justifierait
l’élaboration complète d’une thèse.[2]
Les premières ébauches du livre datent de 1944 ; il y a eu ensuite cinq
éditions du livre en anglais (1951,
1958, 1966, 1968, 1973), et cinq autres en
allemand (1955, 1958, 1962, 1975, 1986), ces dernières traduites par Arendt
elle-même et qui présentent de plus des différences, parfois significatives,
par rapport aux éditions de « référence » en anglais. Les différences
les plus marquées se trouvent entre la première édition en anglais (1951), la
première édition en allemand (1955) et ensuite la deuxième édition en anglais
(1958). La décennie des années 1950 a été pour Arendt d’une exceptionnelle
fécondité intellectuelle et a notamment impliqué la refonte partielle de son
premier livre.
Le premier grand ouvrage d’Arendt
fut donc publié en 1951, simultanément en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis,
sous deux titres différents. Chez l’éditeur Seckert et Warburg de Londres,
l’ouvrage fut publié sous le titre The Burden of our Time (Le fardeau de notre époque). Aux
Etats-Unis, chez Harcourt Brace & Co, sous le titre que nous lui
connaissons : Origins of Totalitarianism. Je n’ai pas trouvé dans ces sources
mentionnées d’indications claires de l’hypothèse selon laquelle le titre The Burden of our Time aurait été
proposé par Arendt ou par son éditeur anglais. Nous savons par contre à travers
la biographie d’Elisabeth Young-Bruehl, qu’Arendt avait songé au début de
l’élaboration du livre à des titres aussi divers que : Les éléments de la honte : l’antisémitisme,
le racisme, l’impérialisme, Les Trois
piliers de l’enfer ou plus simplement Une
Histoire du totalitarisme. Nous verrons dans l’analyse de la
« Préface » que le choix The
Burden of our Time n’était pas arbitraire, il dit même d’une manière assez
juste quelle était l’intention de l’ouvrage.
Quoi qu’il en soit, c’est Origins of totalitarianism qui s’est
imposé par l’édition américaine et ce fait a probablement contribué à augmenter
la publicité et la renommée de l’ouvrage d’Arendt, mais en dépit d’un
contresens qui se maintient jusqu’à nos jours pour ceux qui s’en tiennent à des
compte-rendu superficiels. Car, il faut le dire clairement, ce livre n’est pas une étude des causes
historiques du totalitarisme (ou des
totalitarismes nazi et stalinien), il n’est pas non plus une étude des origines
du phénomène dans un sens naturaliste mais, comme le dit Arendt une tentative
d’en identifier des éléments. Citons
Elisabeth Young-Bruehl : « Mais même ce titre, Les origines du totalitarisme, n’était pas entièrement satisfaisant
dans la mesure où il ne représentait pas une étude génétique à la manière, par
exemple, de L’origine des espèces de
Darwin. Hannah Arendt aurait voulu, mais elle ne le trouva pas, un titre qui
reflétait la méthode du livre, (n.s.)
méthode très nettement différente de l’historiographie traditionnelle. » [3]
Plus loin, l’auteur rapporte l’extrait d’une correspondance d’Arendt avec Marie
Underwood, de la maison d’édition Houghton Mifflin, du 24 septembre 1946 :
« Je me garde bien d’écrire un livre
d’histoire au sens propre, parce que je crois que cette continuité n’est
justifiée que si l’auteur veut préserver son objet ou le transmettre à la
mémoire et aux soins des futures générations. Le récit historique est, en ce
sens, toujours une justification suprême de ce qui s’est passé. »[4]
La clarification de ce contresens qui continue à peser sur la réception du
livre, auprès d’une critique que je qualifierais « d’école
positiviste », constitue un enjeu fondamental de la compréhension de
l’intention proprement conceptuelle qui anime Arendt et qui a trait à sa
méthode de travail. Ce sont d’ailleurs des reproches qui sont adressés en
général à toute son œuvre.
. Arendt utilise la métaphore de la cristallisation pour
expliquer la manière dont les éléments
du totalitarisme convergent pour créer soudainement une nouvelle réalité : par
exemple, cet extrait parmi une dizaine : « Comme tous ces courants
souterrains ne surgirent au grand jour qu’à l’occasion de la catastrophe finale
qui les cristallisa, on a eu tendance à assimiler le totalitarisme à ses
éléments constitutifs et à ses origines ».[5]
Une petite différence entre la
première (1951) et la deuxième édition (1958) de l’ouvrage mérite l’attention
(pour les différences plus importantes concernant le plan du livre et son
organisation, voir les études détaillées mentionnées en note).
Sans qu’on puisse l’expliquer, la
page des remerciements a disparu. Elle contient pourtant des informations
utiles pour tenter de reconstruire l’histoire du livre. Arendt
écrit : « Scattered
passages of this book have appeared in the pages of the following
magazines : Commentary, Contemporary Jewish Record, Jewish Frontier, Jewish Social Studies, Modern
Review, Partisan Review, Review of Politics, Sewanee Review. Two chapters, the fourth and the sixth, first
printed in Essays on Antisemitism
(New York, 1946) and the Review of
Politics (January, 1944) have been revised. » [6]
En outre, le remerciement adressé à celui sans lequel le livre n’aurait pas pu être
écrit (This book could hardly have been written withot
the unpublished political philosophy of the person to whom it is dedicated), ne pourrait pas être compris sans la
dédicace du livre à Heinrich Blücher, le second mari d’Hannah Arendt. Jaspers le
comparait à Socrate, le maître de Platon, ou à Ammonius Saccas, le maître de
Plotin, deux philosophes qui n’ont pas laissé d’œuvre écrite.
2. Sur la « Préface » de la 1ère
édition
Cette « Préface » rédigée
par Hannah Arendt pendant l’été 1950 figure uniquement dans les éditions en
langue anglaise de Origins. Elle n’a
jamais été reprise en livre dans les traductions françaises. Elle ne figure pas
dans les premières traductions d’O.T., qui fut découpé comme on le sait en
trois parties, traduites et publiées dans le désordre chez trois éditeurs ;
elle ne se trouve pas non plus dans la refonte en un gros volume pour la
collection Quarto chez Gallimard en 2002, c’est-à-dire dans l’édition de Pierre
Bouretz, avec la traduction révisée par Hélène Frappat, édition qui constitue à
ce jour la référence dans notre langue. Voir en note le résumé des péripéties
de l’édition française. [7]
Pierre Bouretz explique son
choix : « Rassemblant les trois parties des Origines du totalitarisme
autrefois traduites en ordre dispersé, ce volume respecte bien entendu l’ultime
volonté d’Hannah Arendt concernant leur agencement. Mais il fait un choix,
cette fois conforme à l’édition américaine d’aujourd’hui : offrir au début
du livre et dans l’ordre chronologique les différentes préfaces rédigées par
Arendt, dont l’une était restée inédite en français (celle de
« L’Impérialisme »). Il propose enfin ce qui n’apparaît dans aucune
autre édition : les deux textes qu’Arendt avait souhaité voir terminer le
livre en 1951, puis en 1958, avant de les faire successivement disparaître :
les « Remarques en guise de conclusion » et les « Réflexions sur
la révolution hongroise ».[8] »
L’intention de Pierre Bouretz est
louable, pourtant la « Préface à la 1ère édition » après avoir été
retirée lors de la deuxième édition, figure bel et bien dans la dernière édition américaine supervisée
par Arendt (en 1973), celle sur laquelle Bouretz s’appuie selon ses propres
dires. L’omission de ce texte majeur qui sert moins d’Introduction raisonnée à
l’œuvre que de texte de combat,
exprimant une revendication forte, texte marqué par les angoisses de son temps,
est d’autant moins compréhensible dans le chef de Pierre Bouretz, qu’il nous
aide à comprendre quelle était l’intention
proprement politique qui animait Hannah Arendt lorsqu’elle s’occupait des
dernières révisions de son ouvrage, ainsi que nous allons le constater dans la
suite de cette note. O.T. est un livre de théorie politique, avant toute chose,
c’est même en forçant le trait un ouvrage écrit avec une intention polémique,
j’oserais presque dire un « pamphlet » qui cherche à provoquer un
choc dans l’esprit du lecteur, qui se préoccupe moins de validation
scientifique que d’efficacité. Pierre Bouretz intitule sa longue étude qui sert
d’introduction au volume Quarto : « Hannah Arendt entre passions et
raison ». La « Préface » est du côté de la passion. L’ignorer contribue à entretenir les contresens qui
alimentent encore aujourd’hui la réception de son œuvre.
Il faut également relever que cette
« Préface » de la 1ère édition du livre est absente de la
traduction en allemand, faite par Arendt elle-même, publiée en 1955 sous le
titre : Elemente und Ursprünge totaler Herrschaft, édition qui mériterait à bien des égards
une lecture comparative critique avec l’édition américaine.[9]
J’ignore l’état des traductions du
livre dans d’autres langues, mais je peux raisonnablement penser que si les
traducteurs se sont basés sur les précédents français ou allemands, ils n’ont
probablement pas repris la « Préface » de l’édition originale dans
leurs éditions.
Quoi qu’il en soit, le fait qu’Hannah Arendt
n’ait pas choisi de traduire la « Préface » de 1951 dans sa propre
traduction et adaptation de son livre vers l’allemand, sa langue maternelle,
fournit une indication, indirecte mais significative, du fait que ce texte
posait « problème » ou ne méritait plus d’être considéré comme
suffisamment « actuel » par l’auteur lui-même, du moins dans la
décennie des années 1950 qui vit la parution de la première édition en allemand
(1955) et de la deuxième édition américaine (1958). C’est une raison de plus
pour nous y intéresser, d’autant plus que cette période de la vie
intellectuelle d’Arendt est en effet la plus intense, la plus riche, celle qui
verra se nouer toute la complexité mais aussi les contradictions et les limites
sur lesquelles l’ensemble de son œuvre s’est développée. Je compte développer
cette thèse sur l’importance historique de la période 1950 à 1963 (une décennie
élargie) lors de la reprise finale des grands thèmes arendtiens,
« l’auto-explication » de l’œuvre qui vient à la fin de sa vie avec
le projet, inachevé, de La vie de
l’esprit.
Si la « Préface » de 1950
n’a jamais figuré dans une des éditions de la traduction française du livre
d’Arendt, elle n’en a pas moins été traduite et publiée en revue par
Michèle-Irène Brudny pour le mensuel du Magazine
Littéraire en juin 2002.[10]
Il y a quelque ironie à constater
que cet article fut publié au moment où paraissait chez Gallimard l’édition de
Pierre Bouretz. J’ignore si cela relève d’un arrangement personnel ou d’une
mise en concurrence entre les deux spécialistes. Je cite toutefois le début de
l’introduction de Pierre Bouretz : « Rien n’est fait pour faciliter
l’entrée dans Les Origines du
Totalitarisme. Après plusieurs hésitations, Hannah Arendt ne s’est pas résolue à proposer une introduction générale. »
[11]
(n.s.).
L’auteur n’explique pas en quoi
consistent ces hésitations. Il ne
nous permet pas de conclure si la « Préface » constitue une tentative
avortée d’introduction générale ou pas. Je pense que l’énoncé de Pierre Bouretz
n’est pas exact.
La lecture commentée de ce texte à laquelle
je me suis livré dans le corps principal de cette publication (« Commentaire
intégral »), a eu justement pour but de restituer toute la densité de cette
« Préface » d’une sombre beauté et de nous placer dans la perspective
qui était celle d’Arendt au tournant des années 1950.
Le texte
Weder dem Vergangenen anheimfallen noch
dem Zukünftigen. Es kommt darauf an, ganz
gegenwärtig zu sein.
(1) Deux guerres mondiales en
l'espace d'une génération, séparées par
une chaîne ininterrompue
de guerres locales et de révolutions, qui
n'ont été suivies
d'aucun traité de paix pour le vaincu, d'aucun répit
pour le vainqueur ; nous
nous attendons, en conséquence, à une
Troisième Guerre
mondiale entre les deux grandes puissances qui
subsistent. Ce temps de
l'attente ressemble au calme qui s'installe
lorsque tout espoir a
disparu. Nous n'espérons plus la restauration
ultime de l'ancien ordre
des choses, avec toutes les traditions qui lui
sont attachées, ni la
recomposition des masses de cinq continents,
jetées dans le chaos
produit par la violence des guerres et des
révolutions, ainsi que
par la destruction graduelle de tout ce qui a été
jusque-là épargné. Nous
assistons, dans les situations les plus
diverses et les
contextes les plus hétérogènes, à l'amplification des
mêmes phénomènes : la
perte du foyer à une échelle sans précédent,
le déracinement à un
degré sans précédent.
(2) Jamais notre avenir n'a été aussi
impossible à prédire, jamais notre
sort n'a autant tenu à
des forces politiques dont nous ne pouvons
escompter qu'elles
suivent les règles du sens commun ni de l'intérêt
particulier, ces forces
qui, à l'aune des siècles antérieurs, semblent
pure folie. Tout se
passe comme si l'humanité s'était scindée en deux
groupes : ceux qui
croient en la toute-puissance humaine qui pensent
que tout est possible
dès lors qu'on sait organiser les masses en ce
sens et ceux pour qui
l'impuissance est devenue l'expérience
primordiale de leur vie.
(3) Sur le plan de la vision historique et de la pensée politique,
une sorte
de consensus mal défini
semble prévaloir : l'organisation
fondamentale de toute
civilisation a atteint le point de rupture. Même
si ce socle paraît mieux
préservé dans certaines parties du monde
que dans d'autres, nulle
part il n'offre d'orientation pour les possibles
du siècle ni de réaction
appropriée à ses horreurs. L'espérance
désespérée ou la crainte
sans espoir paraissent souvent plus proches
de la nature profonde de
tels événements qu'un jugement mesuré ou
une perspicacité
prudente. Les événements décisifs de notre époque
sont oubliés avec autant
d'efficace par ceux qui sont voués à croire en
une inéluctable fin des
temps que par ceux qui s'abandonnent à un
optimisme téméraire.
(4) Ce livre a été écrit dans une atmosphère d'optimisme débridé et
de
désespoir infini. Il
affirme que le progrès et la catastrophe sont
l'avers et le revers
d'une même médaille, que tous deux ne sont pas
articles de foi, mais de
superstition. Ce qui l'a inspiré, c'est la
conviction qu'il devrait
être possible de mettre en évidence le
mécanisme caché qui a
permis à tous les éléments qui constituaient,
traditionnellement,
notre monde politique et spirituel de se
dissoudre en un magma
composite où tout semble avoir perdu sa
valeur particulière et
être devenu méconnaissable pour la
compréhension humaine,
inutilisable à des fins humaines. Céder à ce
pur et simple processus
de désagrégation est devenu une tentation
irrésistible, non
seulement parce qu'il se pare de la grandeur
suspecte de la «
nécessité historique », mais aussi parce que tout ce
qui est en dehors de lui
commence à paraître dépourvu de vie, de
chair, de sens et de
réalité.
(5) L'idée que tout ce qui arrive sur terre doit être accessible à
la
compréhension humaine
peut conduire à interpréter l'histoire à
l'aide de lieux communs.
Or, comprendre n'est pas refuser ce qui
excède tout cadre,
déduire de précédents ce qui est sans précédent,
ni expliquer les
phénomènes par des analogies ou des généralisations
telles que l'impact de
la réalité et le choc de l'expérience vécue
cessent d'être
ressentis. Il s'agit, au contraire, d'examiner et de porter
en toute lucidité le
fardeau dont le siècle nous a chargés, sans en nier
l'existence ni en
supporter passivement le faix. En somme,
comprendre, c'est
affronter de manière attentive et sans
préméditation la réalité
et la résistance que celle-ci oppose, quelle
que soit cette réalité.
(6) Il doit ainsi être possible d'affronter et de comprendre le fait
inouï
qu'un phénomène aussi
minime et de si faible incidence pour la
politique internationale
que la question juive et l'antisémitisme ait pu
devenir le catalyseur du
mouvement nazi, puis d'une guerre
mondiale et enfin, de la
création d'usines de la mort. Ou l'incroyable
disproportion entre
cause et effet qui a inauguré l'ère de
l'impérialisme, lorsque
les difficultés économiques ont abouti, en
quelques dizaines
d'années, à la transformation en profondeur de la
situation politique dans
les diverses parties du monde. Ou encore
l'étonnante
contradiction entre le « réalisme » cynique professé par
les mouvements
totalitaires et leur mépris manifeste pour le tissu
même de la réalité. Ou
bien encore l'exaspérante incompatibilité
entre le pouvoir réel de
l'homme moderne plus important que jamais
auparavant, allant
jusqu'au point où l'homme peut remettre en
question l'existence
même de son univers et l'impuissance des
hommes modernes à vivre
dans un monde que leur propre puissance
a créé, ainsi qu'à en
saisir le sens.
(7) La tentative totalitaire pour conquérir la planète et exercer
une
domination totale
constitue la manière destructrice de sortir des
diverses impasses. Son
succès peut coïncider avec la destruction de
l'humanité : là où le
totalitarisme a été au pouvoir, il a entrepris de
détruire l'essence de
l'homme. Mais il ne sert à rien de se détourner
des forces destructrices
de ce siècle.
(8) Voici, en effet, la difficulté : notre époque a entremêlé de
manière si
curieuse le bon et le
mauvais que sans « l'expansion pour l'expansion
» des impérialistes, le
monde aurait pu ne jamais devenir un ; sans le
dispositif politique de
la bourgeoisie du « pouvoir pour le pouvoir »,
on aurait pu ne jamais
découvrir l'étendue de la puissance des
hommes ; sans le monde
fictif des mouvements totalitaires, où les
incertitudes
fondamentales de notre époque ont été exprimées avec
une clarté inégalée,
nous aurions pu être conduits à notre perte sans
jamais prendre
conscience de ce qui nous arrivait.
(9) Et s'il est vrai que dans les phases ultimes du totalitarisme un
mal
absolu apparaît absolu,
parce qu'il ne peut plus être déduit de
mobiles humainement
compréhensibles, il est vrai aussi que sans lui,
nous n'aurions peut-être
jamais connu la nature vraiment radicale du
Mal.
(10) L'antisémitisme et non la seule haine des Juifs, l'impérialisme
et non
la seule conquête, le
totalitarisme et pas la simple dictature, l'un
après l'autre, celui-ci
de manière plus brutale que celui-là, ont
démontré que la dignité
humaine requiert une garantie nouvelle qui
peut uniquement être
trouvée dans un principe politique nouveau,
dans un droit nouveau
sur terre dont il faut que la validité, cette fois,
s'étende à l'humanité
entière, tandis que son pouvoir demeure limité
de manière stricte, mis
en oeuvre et contrôlé par des entités
territoriales de
conception nouvelle.
(11) Nous ne pouvons plus nous permettre de retenir ce qui a été bon
dans le passé et de
l'appeler sans autre procès notre héritage, de
rejeter le mauvais et de
le concevoir simplement comme un poids
mort que le temps fera
de lui-même sombrer dans l'oubli. Un courant
souterrain de l'histoire
occidentale a finalement fait surface pour
emprunter abusivement la
dignité de notre tradition. Telle est la
réalité où nous vivons.
C'est pourquoi tous les efforts pour fuir la
désespérance du présent
dans la nostalgie d'un passé toujours intact
ou dans l'oubli escompté
d'un avenir meilleur demeurent illusoires.
Eté 1950
Hannah Arendt
Traduit de l'anglais par
Michelle-Irène Brudny
© Harcourt, Brace &
Company, 1951
© Editions Gallimard,
2002
Commentaire intégral[12]
L’exergue
L’épigraphe de Karl Jaspers avec laquelle débute
la préface est traduite par Arendt en note de bas de page dans l’édition
anglaise The Burden of our Time : To succumb neither to the past
nor the future. What matters is to be entirely present. La traduction, curieusement, disparait dans
l’édition américaine The Origins of Totalitarianism.
Cette citation est extraite du livre : Von der Wahrheit. Philosophische Logik [Sur la
vérité: la logique philosophique], vol. 1, Munich, 1947; 4e éd., Munich
1991; (Traduction partielle en anglais par J. T. Wilde, W. Kluback et W. Kimmel, Truth and Symbol,
New York, 1959), qu’Arendt connait bien. Un exemplaire du livre figure
dans sa bibliothèque personnelle, léguée au Bard College, sous la référence
BD171.J317. Le livre d’Arendt, indique le catalogue de la bibliothèque,
contient des notes marginales, des passages soulignés et des marginalia (objets divers insérés dans
le livre, comme une carte postale, un ticket d’hôtel etc.).
Nous traduisons : Ne pas
succomber, ni au passé ni au futur. Ce qui importe est d’être entièrement
présent. Il s’agit pour
Arendt de regarder le présent en face, d’assumer le fardeau de notre époque. « Ne pas succomber » c’est ne
pas tomber, ni dans le piège de l’historicisme et de la reconstruction du
passé, ni dans celui de la philosophie de l’histoire qui projette l’humanité
dans une réalisation à venir. La position éthique, le choix du présent,
d’être-présent, d’en assumer la charge, est ainsi donnée dès le choix de
l’épigraphe, qu’Arendt choisit toujours soigneusement pour ses livres.
Plan de travail
. Lire attentivement un texte revient notamment à reconstituer ses
articulations, sa cohérence, à mettre en évidence les éléments de sa
progression logique. Après la deuxième ou troisième lecture de la
« Préface », son plan implicite m’est apparu, lumineux.
Les deux premiers paragraphes
constituent l’introduction au corps du texte avec le constat de l’impuissance
humaine face à la sidération de l’expérience de la guerre mondiale. Le monde
ancien a disparu (§1), laissant une partie de l’humanité confrontée à cette
expérience primordiale du déracinement, de la désolation (§2).
Viennent ensuite les trois parties
du corps du texte (Arendt procède souvent par triptyque dans ses
démonstrations) où Arendt développe son argumentaire : il s’agit d’abord
de comprendre ce qui s’est passé (§3, 4 et 5), ensuite d’analyser la dynamique
totalitaire (§6, 7, 8 et 9) et de penser comment sortir du totalitarisme (§10
et 11). Le dernier paragraphe (§11) sert de conclusion à la
« Préface » qui se présente dès lors comme un essai en miniature, non
pas un résumé du livre qu’elle présente mais comme un véritable essai de
compréhension dans lequel elle expose ses motivations et sa démarche.
Ainsi, l’oubli (§3), l’écriture de
l’histoire (§4) et la « compréhension » de l’histoire (§5)
scandent-elles les trois moments de l’élucidation de « ce qui s’est
passé ».[13]
Ainsi, exacerber les contradictions
(§6), le totalitarisme comme « solution » (§7), les guerres mondiales
(§8) et le Mal radical (§9) scandent-ils les étapes de la cristallisation des
éléments du totalitarisme, signent-ils la dynamique du totalitarisme.
Ainsi, enfin, des droits nouveaux
et universels (§10) et l’acceptation du bien et du mal (§11) permettent-ils de
sortir de la crise générale provoquée par l’expérience totalitaire.
Notations
§1 Depuis l’hiver 1948 et le « coup de
Prague », le coup d’état communiste contre le gouvernement du Président
Edouard Benès, le « rideau de fer » annoncé par Churchill dès la fin
de la guerre avec l’Allemagne est tombé pour de bon, coupant l’Europe en deux. Et
en 1950, c’est le paroxysme de l’affrontement entre l’Est et l’Ouest. La guerre
de Corée vient d’éclater au début de l’été, précisément au moment où Arendt
rédige sa préface, avec une offensive éclair des divisions nord-coréennes qui
en quelques semaines boutent presqu’entièrement les Américains et leurs alliés
sud-coréens du territoire de toute la péninsule. Ce n’est qu’à la mi-septembre,
avec la contre-offensive menée au départ de la baie d’Inchon par le bouillant
général Mac Arthur (qui évoquera l’emploi des bombes atomiques contre la Chine)
que la situation militaire va se renverser. Voilà pour le climat du présent qui dit l’attente de la
Troisième Guerre mondiale. Arendt sait que si elle arrive, c’en est fini de
l’humanité. Elle ne parlera pas de la bombe atomique dans Origines du Totalitarisme ; elle l’évoquera des années plus
tard dans Condition de l’homme moderne
et son maître et ami, le philosophe Karl Jaspers écrira un grand livre sur ce
sujet : La bombe atomique et
l’avenir de l’homme (Plon, 1958). Mais la menace de l’anéantissement se
devine dans ces quelques lignes. L’humeur la plus noire inspire cet
incipit : « ce temps de l’attente ressemble au calme qui s’installe
lorsque tout espoir a disparu. » Pourtant Arendt écrit, elle croit en
l’avenir puisqu’elle prépare la publication de son livre qui lui a coûté tant
de peine depuis des années, qui représente pour elle le prix à payer pour
surmonter sa condition d’exilée, d’apatride – elle obtiendra la nationalité
américaine l’année suivante, avec son mari Heinrich Blücher, à qui Origines du totalitarisme est dédié.
C’est qu’Arendt croit en ce pays d’accueil, en cette République pour laquelle
elle se prendra de passion politique. Mais lisons attentivement : cette
Troisième guerre mondiale est attendue en conséquence de l’histoire terrible de
la première moitié du vingtième siècle. Du coup, le passé surdétermine le
présent mais lui permet aussi d’échapper à la fatalité du recommencement. Ce
sont ces deux guerres mondiales qui ont précédés « séparées par une chaîne
ininterrompue de guerres locales et de révolutions » qui impliquent,
logiquement, l’attente d’une troisième, ce n’est pas le présent. Mais si nous ne succombons pas au piège du passé, ainsi
que le rappelle la citation de Jaspers au début, alors nous pouvons échapper à
la fatalité du recommencement. C’est tout le sens étrangement libérateur, cathartique,
de ce premier paragraphe dans lequel le souffle d’un cataclysme annoncé se fait
sentir, que de laisser la place, non pas à la destruction de la planète, mais à
d’autres phénomènes : « la perte du foyer », « le
déracinement ». Que nous dit Arendt ? Que le chaos est déjà là, nul besoin d’une Troisième
guerre mondiale pour achever l’œuvre des précédentes. Le mal est déjà fait.
Nous avons déjà tous perdu notre foyer. Nous sommes tous des déracinés. Les
« masses des cinq continents » ne se recomposeront plus. La
tectonique et les forces telluriques de la planète, les forces chtoniennes ont
été libérées par « cette chaîne ininterrompue » d’événements qui a
marqué la première moitié du vingtième siècle. C’est de cela dont il sera vraiment question nous annonce Arendt à propos de
son livre. Prendre acte de ce constat terrible qu’il ne reste plus rien du
monde ancien.
§2 Une partie de l’humanité adhère sans réserve à une croyance selon laquelle
la volonté de puissance est capable de créer ou de renverser des mondes, une démesure
jugée comme pure folie « à l’aune des siècles antérieurs » nous dit
Arendt. Est-ce parce que la continuité de notre expérience historique s’est
brisée ? Mais pour ceux qui sont restés attachés à la raison, à la juste
mesure des choses, l’expérience primordiale de l’existence est devenue celle de
l’impuissance générale. Celle-ci étend l’expérience de la perte du foyer ou du
déracinement à toutes celles et ceux qui ne sont pas entraînés dans les
organisations de masse, qui veulent en somme rester lucides mais qui se retranchent
aussi des grands mouvements collectifs, des grands enthousiasmes lyriques ou
communautaires. C’est un peu comme si l’expérience traumatisante des
victimes directes des guerres et des conflits de la première moitié du siècle,
était devenue le lot commun de l’humanité raisonnable, tandis qu’une autre
partie, entrainée par la volonté de puissance serait prête d’un coup de dé à
changer le futur et à poursuivre jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’au néant,
toutes les nouvelles aventures de l’hubris.
§3 Après le traumatisme, l’oubli des événements décisifs fait partie de la
« cure ». L’oubli est nécessaire, il sert à nous redresser, à poser à
nouveaux notre être sur quelque chose de solide. L’oubli met fin au dilemme moral
de la raison impuissante, face à la folie de fin des temps. L’amnésie
universelle qui accompagne la sortie de la violence paroxystique n’est pas non
plus exempte de dangers : avec des oscillations importantes de l’humeur et
de l’élan vital, elle peut reconduire aux mêmes erreurs, ramener nos pas sur
les mêmes chemins qui ont conduit à la catastrophe. Les grands récits de
l’histoire et les grandes traditions de la pensée politique sont rendus caducs
avec le diagnostic du médecin, sans appel, qui confirme le point de rupture
auquel notre civilisation est arrivée. N’y aurait-il plus rien à dire ou à
penser après la catastrophe ?
§4 Arendt est la première concernée par les oscillations de l’humeur :
entre optimisme débridé et désespoir infini, elle travaille pourtant avec
obstination à son livre qui est mené à son terme au cours de l’été 1950. Arendt
travaille à sortir de l’oubli tout ce qui peut l’être et affirme que les deux
visions antagonistes du processus historique, la vision optimiste du progrès de
l’humanité et la vision pessimiste du déclin, sont « l’avers et le revers
d’une même médaille », celles de la « superstition ». Jolie
formule qui tourne court l’interprétation simpliste des Origines du totalitarisme comme une œuvre marquée par
l’historiographie allemande du « Déclin de l’Occident » (Oswald
Spengler) qu’Arendt a consulté évidemment, mais dont elle n’est pas dupe.
Tournant le dos à ces deux branches jumelles et ennemies mortelles de la
philosophie de l’histoire qui taraude l’Occident depuis Hegel au moins, elle
considère qu’il doit être possible de penser les événements du totalitarisme à
neuf, de mettre en évidence « le mécanisme caché » qui a causé la
dissolution du monde politique et spirituel de la tradition. Elle annonce ainsi
son enquête et sa méthode : trouver les mobiles du crime en inversant le
processus de dissolution de la « nécessité historique » pour remonter
à la cristallisation des éléments du totalitarisme.
§5 L’observation scientifique est de peu d’aide pour aider quelqu’un tombé par
terre à se relever, un rien d’empathie suffit, lui tendre la main, l’inclure
par ce geste à retrouver son humanité, manifester soi-même sa propre humanité.
La compréhension est d’abord phénomène d’inclusion large, « rien de ce qui
est humain ne m’est étranger » (Térence), il s’agit de prendre tout ce qui
est autour, de ramasser, d’assembler autour de soi. Le rapport d’exclusion du
sujet à l’objet disparaît dans la compréhension, je reste qui je suis en aidant
à porter sur moi les mots des autres, la mémoire des autres. Arendt écrit :
« il s’agit d’examiner et de porter en toute lucidité le fardeau dont le
siècle nous a chargés, sans en nier l’existence ni en supporter passivement le
faix ». The Burden of our Time
fut le titre choisi (par Arendt ? par son éditeur ?) pour l’édition
anglaise du livre. Voilà d’où vient ce titre. Comprendre le totalitarisme pour
Arendt, c’est cela : nous charger du fardeau de l’époque, mais en pleine
lucidité, ne pas en subir passivement la charge dans l’oubli ou la mise à distance
« objective », qui est impossible, du moins pour celles et ceux qui
sont encore trop proches des événements. Toute l’œuvre d’Arendt est mue par
cette passion de comprendre. Son style, sa manière de penser qui n’entre pas
dans des cases commodes bien identifiées : « ici la philosophie
pure », « ici la maison de l’histoire », « ici les luttes
politiques », « là, la littérature, la poésie – qui a besoin de
littérature, de poésie pour penser objectivement ? » etc., tout ce
qui lui est reproché, ce qu’elle n’est pas, par une critique positiviste, fait
que l’on peut toujours continuer, plus de trois quarts de siècles après qu’elle
eut publié The Burden of our Time, à
passer à côté de l’essentiel lorsqu’on la lit. Arendt ne prétend pas expliquer
le totalitarisme, comme s’il s’agissait d’une matière sociale ou historique, ou
psychologique simple, simplement réduite à quelques causes bien identifiables,
elle veut comprendre et ensuite elle tente de communiquer ce qu’elle a compris.
Elle a suivi les leçons de son maître d’Heidelberg, Karl Jaspers avec qui elle
a renoué après la guerre, Jaspers qui a fondé sa philosophie humaniste sur la
communication. Arendt a lancé un signal d’alarme en 1951, elle a tenté de nous
faire comprendre que ce qui c’était passé était nouveau, n’entrait pas dans des schémas préétablis. Elle a dit que
nous avions assisté à l’apparition d’un nouveau type de régime politique. Elle
a osé rapproché un des vainqueurs de la guerre, l’Union Soviétique, du vaincu,
l’Allemagne nazie, dans une même réprobation des fondamentaux de leurs systèmes
politiques respectifs qui ont tués en masse au nom de l’idéologie. Cela lui a
été reproché, cela continue à lui être reproché. Alors qu’elle essayait de
comprendre comment un tel système de domination totale et l’emprise absolue
qu’il exerce sur les hommes avait pu se constituer, dans le cas de l’Allemagne
nazie à partir de l’antisémitisme, de l’idéologie raciale et de
l’expansionnisme, certains n’y ont vu qu’une tentative plus ou moins ratée
d’expliquer le national-socialisme ; lorsque dans la troisième partie de
son livre elle dégage la structure commune de pensée politique au nazisme et au
stalinisme (ou plutôt : pensée antipolitique
dans la mesure où ces systèmes détruisent la liberté humaine qui est au fondement
de la politique), d’aucuns crièrent au scandale, continuent toujours à crier au
scandale, preuve que certains lecteurs d’Arendt n’ont toujours pas compris
l’intention qui l’animait, preuve qu’ils ont des comptes à régler avec elle. Je
ne m’étonne par conséquent pas que le totalitarisme ait continué à prospérer
après 1945, que les génocides se soient poursuivis, que d’aucuns ne puissent
pas faire le lien entre la domination actuelle du capitalisme et de l’idéologie
néo-libérale avec le totalitarisme de notre temps, de nos sociétés modernes,
développées qui n’ont plus de religion que celle du Marché. Comment ne pas voir
que cette pseudo-loi scientifique du Marché supposé gérer tous les aspects de vie économique, sociale, culturelle, politique,
ait remplacé la Race ou la Classe comme principes moteurs d’une forme
actualisée de la domination totale des hommes ?
§6 Les éléments qu’Arendt met en évidence se cristallisent pour former quelque
chose de nouveau. Cette métaphore du cristal empruntée à la science
physico-chimique est pertinente ; il y a une solution dans laquelle
flottent des composants élémentaires : la question juive par exemple, à
côté du nationalisme allemand, de l’idéologie pangermaniste de l’expansion, du
mépris de la République de Weimar, de la lutte contre le communisme, de
l’humiliation de la défaite de 1918. A un moment donné, suite à un concours de
circonstances particuliers, ces éléments provoquent un changement d’état du
système qui d’amorphe, liquide, prend une forme, se cristallise. C’est avec
quelques dizaines d’années d’avance sur les concepts popularisés par la science
des phénomènes physiques chaotiques ou par les avancées de la biologie
moléculaire, l’intuition brillante du phénomène de « l’émergence »
d’une structure complexe, phénomène toujours décrit comme rapide et que l’on ne
peut pas anticiper (une reprise de la métaphore après la crise financière de
2008 a été popularisée par le Cygne noir de Nassim Nicolas Taleb). Le
totalitarisme vient par surprise. On peut deviner des éléments
« pré-totalitaires » dans la société, mais leur organisation a
quelque chose de soudain ; il leur faut des circonstances politiques,
crise, révolution, guerre civile. Voilà pourquoi Arendt écrit qu’il nous est
difficile intellectuellement de comprendre « le fait inouï… que la
question juive et l’antisémitisme ait pu devenir le catalyseur du mouvement nazi, puis d’une guerre mondiale et enfin,
de la création d’usines de la mort. » (n.s.). Le mot-clé ici est
« catalyseur », la question juive n’est pas la « cause » de
ce qui s’est passé, mais, avec d’autres éléments, elle a en quelque sorte servi
d’accélérateur de la cristallisation. Cette disparité entre la cause et l’effet
est relevée comme un cas particulier de quelque chose de beaucoup plus
général : le totalitarisme se révèle à travers des contradictions qui
frisent la folie : « entre le « réalisme » cynique … et
(le) mépris manifeste pour le tissu même de la réalité », entre la
puissance technique de l’homme moderne et son impuissance à faire bouger les
lignes de force de la société dans laquelle il vit.
§7 La solution totalitaire aux contradictions dont il est à la fois l’aboutissement
et l’agent effectif est alors facile à trouver : puisqu’il est impossible
de faire disparaître le principe de non-contradiction comme garant de
l’intégrité psychique des êtres humains, comme on ne peut pas croire en même
temps à la réalité de ce que nous voyons et à une autre réalité que quelqu’un
nous dit de voir comme il l’entend, au mépris des faits et à moins de sombrer
dans la psychose, là où il s’avère impossible pour une majorité d’êtres humains
de renverser le commandement de la loi morale : « tu ne tueras
point » devenant « tu tueras » ; alors, il suffit de faire
disparaître l’humanité qui s’accroche à cette bouée de sauvetage à la fois
mentale et morale pour que la vérité totalitaire reste, fut-elle nue et
solitaire dans un monde dévasté. La logique du totalitarisme est de conduire au
nihilisme et à l’élimination des autres et de soi. L’agent totalitaire qui
collabore au système sait pertinemment bien qu’un jour son tour viendra, que
lui aussi sera broyé. Mais à la différence d’une tyrannie, la domination totale
exige des bourreaux, qui deviendront de futures victimes, qu’il y ait une
adhésion enthousiaste aux mensonges du système. Si le cœur n’y est pas, c’est
que le programme de rééducation n’est pas poussé suffisamment loin dans l’abjection
ou l’horreur. Arendt a en vue le stalinisme avec ces pratiques, méthode qui est
en un certain sens plus « parfaite » que ne le fut le nazisme (sauf
si, probablement, ce dernier en avait eu le temps, sa fureur exterminatrice se
serait retournée contre d’autres groupes humains de manière systématique – mais
les nazis avaient déjà mis en pratique d’autres formes d’extermination que les
camps de la mort – voir par exemple le sort réservé aux prisonniers soviétiques
condamnés « simplement » à mourir de faim).
§8 La dynamique totalitaire n’est par conséquent pas tombée du ciel. Elle est
née dans la société occidentale à partir de la seconde moitié et de la fin du
XIXème siècle avec l’émancipation politique de la bourgeoisie (le « pouvoir
pour le pouvoir ») et avec l’impérialisme économique (« l’expansion
pour l’expansion »). Sans ces précurseurs, le monde ne serait pas devenu « un ».
Cette nécessité historique reconstruite après-coup sert de fil conducteur, elle
permet de construire le récit de la modernité occidentale qui fabrique son
propre tombeau, mais c’est une manière confuse de distinguer entre le bon et le
mauvais. Pour Arendt, la croyance que « tout est possible » dérive de
cette volonté de puissance qui est la marque du monde moderne avec les progrès
de la science et de l’industrie. Elle aurait pu reprendre la formule de
Rabelais : « science sans conscience n’est que ruine de l’âme ».
Ce n’est qu’à partir du moment où ils s’imposent « comme monde fictif »
destiné à se substituer ou à remplacer le « monde matériel » que les
mouvements totalitaires parviennent au succès et avec eux, la prise de
conscience de la dichotomie entre fiction et réel.
§9 Dans le fond, le paradoxe du totalitarisme est qu’il est nécessaire, non
pas dans un sens vulgairement matérialiste mais dans un sens spirituel. Arendt
reprend sans le mentionner d’une manière explicite –cette idée
néo-platonicienne de l’homologie de l’Etat avec l’âme reprise aussi dans la
Gnose et amplifiée entre un monde bon et vrai et un monde mauvais et faux. Mais
dans quel monde vit le Mauvais Démiurge ? Dans quel monde le Vrai Dieu ?
Par conséquent, la méditation
proprement philosophique sur les Origines
du totalitarisme ne peut que déboucher sur l’abîme de la question du Mal
radical. C’est sur cette limite que s’achevait la première édition du livre
avec l’avant-dernier chapitre « Le totalitarisme au pouvoir » (ch. 12)
§10 Mais le royaume de la politique pour Arendt n’est pas celui de la vérité
mais des opinions, aussi détestables soient-elles comme le racisme ou l’antisémitisme.
Qu’est-ce qui peut garantir la libre expression de toutes les opinions, y
compris les plus détestables ou celles qui s’opposent à la démocratie ? Le
droit et la garantie de leur application par l’Etat, en toute égalité c’est-à-dire
l’application égale des principes dans
le respect des conditions de départs qui sont inégales entre les individus. Au centre du projet des droits de l’homme
il y a le respect de la dignité humaine indépendamment des conditions d’existence
de chaque membre de la communauté politique. Dans les conditions extrêmes et
expansionnistes du totalitarisme, quelle réponse juridique appropriée peut-elle
être apportée qui ne soit pas celle d’un « principe politique nouveau,
dans un droit nouveau sur terre dont il faut que la validité, cette fois, s’étende
à l’humanité entière » ? Arendt en appelle à la mise en place d’une
forme de souveraineté globale « mis en œuvre et contrôlé par des entités
territoriales de conception nouvelle ». Rappelons que la Déclaration
universelle des droits de l’homme avait été adoptée par l’Assemblée générale
des Nations unies moins de deux ans avant l’été 1950, à Paris et qu’un exemple « d’entité
territoriale de conception nouvelle » venait de voir le jour le 9 mai de
la même année avec la déclaration de Robert Schuman, déclaration fondatrice de
la communauté de production du charbon et de l’acier entre la France et l’Allemagne,
noyau de la future Union Européenne telle que nous la connaissons aujourd’hui.
§11 Arendt conclut la « Préface » avec cette déclaration elliptique
qu’« un courant souterrain de l’histoire occidentale a finalement fait
surface » et qu’il fait partie de notre héritage, qu’il faut donc le
reconnaître, l’accepter pour ce qu’il fut, « comprendre » l’histoire
dans ce qu’elle a de bon, sans en rejeter le mauvais. Elle reprend l’idée du
fardeau de notre temps que nous devons assumer.
Lire Arendt
Lire Arendt présente des
difficultés qui n’apparaissent pas de prime abord, car le sens de ses textes
est généralement compris d’emblée. Le cas de la « Préface » que nous
venons d’analyser est un bel exemple de texte « coup de poing ». Nul
besoin de repasser sur chaque phrase, de s’interroger sur la signification des
mots, de s’abîmer dans la perplexité d’un énoncé. Un texte comme cette
« Préface » se donne à lire, à saisir immédiatement, il
« parle » à l’esprit du lecteur, il peut même provoquer une réaction
émotionnelle, une adhésion enthousiaste, ou un rejet brutal.
. Dans la plupart de ses textes, sinon tous
ces textes, Arendt utilise un vocabulaire qui fait partie du bagage courant
d’un lecteur cultivé, on y trouve peu de termes techniques de la langue
philosophique, de mots rares ou précieux ; les phrases, souvent longues, présentent
une structure parfois un peu compliquée qui résulte de l’influence de l’allemand,
sa langue maternelle, mais dans l’ensemble l’articulation d’un énoncé avec un
autre est fluide et l’ensemble du texte dégage une intelligibilité aisément
accessible. Toutefois, au fur et à mesure que le lecteur progresse dans les
gros ouvrages qu’elle a écrit, la densité élevée des idées qu’il y trouve fait
que le rythme de sa lecture s’en trouve naturellement ralenti.
Arendt avait le sens des formules et
un élan lyrique indéniable et de nombreux lecteurs attirés par sa pensée ou sa
renommée se sont arrêtés à cette première impression de relative facilité. Pourtant,
je me suis déjà demandé une fois le livre refermé, ce que j’avais retenu du
texte. C’est un indice des difficultés qui commencent. Arendt se laisse
découvrir avec aisance mais que nous disent vraiment ses textes dans la durée,
la profondeur de notre propre pensée ? Il faut alors relire certains
chapitres, certains passages et creuser le texte afin d’en extraire toutes les pépites.
Ceci est une expérience commune à la lecture de nombreux ouvrages,
philosophiques ou autres et sonnera comme un truisme. Mais avec Arendt, c’est
dans ce travail de lecture approfondie que se découvrent aussi les répétitions,
les contradictions, les limites sur lesquelles bute sa pensée, les formules
elliptiques aussi qu’elle distille sans les expliciter. Je compare son style à
la métaphore du pêcheur de perles qu’elle utilise pour nous demander de
sauvegarder les fragments du passé.[14]
Elle-même dirait-on aime à « construire des ruines », pardonnez
l’oxymore, des fragments de pensée qui tiennent debout un peu par miracle.
C’est le revers de l’absence de systématisation qu’elle a revendiqué, sans être
toutefois une écriture par aphorismes à la manière de Nietzsche. Son style
d’écriture et de pensée, je ne dissocie pas les deux, ce qu’elle
« est » nous apparait dans la forme à travers laquelle sa pensée se
donne à lire, tient alors de l’édifice incomplet ou d’avance ruiné par
l’impossibilité de mener à bien une entreprise qui est au-dessus de ses forces.
C’est exactement pour cette raison-là, d’incomplétude, de faiblesse, pour tous
ces manques qui révèlent son humanité, que j’aime lire Hannah Arendt.
Remerciements
L’occasion d’analyser ce texte
résulte de ma participation à un groupe de lecture sur Hannah Arendt, organisé
par le Professeur Roger Berkowitz, directeur du "Hannah Arendt Center for Politics and
Humanities" au Bard College dans l’état de New York.[15]
Qu’il en soit remercié.
Christo Datso,
29 janvier – 10 février 2017
Bruxelles
[1] Elisabeth Young-Bruehl, Hannah Arendt, for the Love of the World, Yale University Press,
1982, trad.
fr. Calmann-Lévy, 1999. Mon édition est celle de Librairie Arthème Fayard /
Pluriel, 2010, p. 261-276 pour les informations sur Les Origines du totalitarisme.
. En ce qui concerne les travaux de Pierre Bouretz, j’en citerai deux
d’importance. Le premier est son édition monumentale, complète (quasi-complète
comme nous le verrons) du livre d’Arendt Les
Origines du Totalitarisme, auquel est associé le livre Eichmann à Jérusalem, chez Gallimard coll. Quarto, publié en 2002,
livre qui constitue à ce jour l’édition de référence en français des O.T.
. Dans ce gros volume, consulter : Pierre Bouretz, « Introduction
aux Origines du Totalitarisme »,
p. 143-175. L’autre travail important pour comprendre O.T. est le texte
suivant : Pierre Bouretz, « Pour dire encore deux mots du
totalitarisme », in Hannah Arendt, Idéologie
et terreur, Hermann, Paris, 2008, p. 5-47. Ce dernier livre comprend la
traduction de Marc de Launay du chapitre XIII de la deuxième édition des Origines du totalitarisme publié en 1958
en anglais, mais à partir du texte original d’abord
rédigé en allemand. Pour les questions relatives aux problèmes de
traduction et de lecture des textes d’Arendt, consulter l’article de Christian
Ferrié (voir plus bas).
[2] On trouvera un résumé de ces différences dans l’article
ci-dessous. Ursula Ludz, ”Hannah Arendt’s Book on Totalitarianism. A short
documentation of its history”, Hannah Arendt Zeitschrift für Politischen Denken / Journal for
Political Thinking édité en Allemagne: www.hannaharendt.net/index.php/han/article/download/223/346
[4] Elisabeth Young-Bruehl, op. cit. p. 262. La
correspondance citée est non publiée, elle est entreposée dans les archives
Hannah Arendt de la Bibliothèque du Congrès, Washington D.C.
[6] Pour la première edition, je dispose de la publication
The Burden of our Time, Seckert and
Warburg, London. Ursula Ludz a publié une bibliographie complète, jusqu’à l’année 2005, de
toutes les publications d’Hannah Arendt en anglais ou en allemand. Ce travail
est indispensable dès qu’il s’agit de reconstituer le fil des livres ou des
recueils d’articles d’Arendt. Consulter : Ursula Ludz, „Bibliographie.
Zusammenstellung aller deutsch- und englischsprachigen Veröffentlichungen“, in
Hannah Arendt, Ich will Verstehen.
Selbstauskünfte zu Leben und Werk, Piper München Zürich, 2013, p. 257-341. Les chapitres 4 et 6
mentionnés dans cette section de remerciements de l’édition 1951 se réfèrent à The Dreyfus Affair et à Race-Thinking
before Racism. Je
n’ai par contre pas trouvé trace, y compris dans la bibliographie établie par
Ursula Ludz, de cette publication de 1946 sur Essays on
Antisemitism. J’ignore absolument à quelle publication Arendt faisait référence dans
les remerciements de la 1ère édition d’O.T.
[8] Pierre Bouretz, « Introduction
aux Origines du Totalitarisme »,
in Hannah Arendt, Les Origines du
totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Gallimard coll. Quarto, Paris, 2002, p.
146
Ferrié, « Une politique de lecture : Arendt en allemand », Tumultes, 2008/1, n°30, p.235-266, notamment
« de rendre justice à la pensée d’Hannah Arendt en proposant une édition
critique de ses œuvres bilingues », op. cit, p. 236
[10] Michèle-Irène Brudny, « Introduction
aux Origines du Totalitarisme par
Hannah Arendt », Magazine Littéraire
410, juin 2002
[11] Pierre Bouretz, « Introduction
aux Origines du Totalitarisme »,
in Hannah Arendt, Les Origines du
Totalitarisme. Eichmann à Jérusalem, Gallimard coll. Quarto, Paris, p. 143-175.
[13] Dans la préface à la troisième partie des Origines qu’Arendt rédige en 1971,
« Le Totalitarisme », soit plus de vingt ans après le texte qui nous
occupe ici, elle écrit : « Que s’est-il passé ? Pourquoi cela
s’est-il passé ? Comment cela a-t-il été possible ? », in Origines du totalitarisme, op. cit. p.
196
[15] Ce groupe de
lecture est en cours au moment où je rédige ces notes. Son objet est la lecture
et la discussion du livre d’Hannah Arendt sur Les Origines du totalitarisme. Le groupe réunit des participants en
temps réel via un système de vidéoconférence par internet.
Lors de la première session de
lecture le 20 janvier consacrée à la « Préface » aux O.T., une heure
après l’investiture de Donald Trump comme 45ème Président des
Etats-Unis, il y avait près de 70 participants connectés pour cette discussion,
répartis sur une douzaine de pays et quelques fuseaux horaires.
Les sessions sont organisées de la
manière suivante : quelques jours avant la réunion, le Prof. Berkowitz
envoie une vidéo d’une vingtaine de minutes de présentation du texte. Les
participants ont ensuite l’occasion de poster sur un groupe Google+ leurs
questions ou commentaires éventuels, qui sont repris et analysés en groupe lors
de la session live. L’essentiel de la
discussion au cours de ces sessions porte sur la réception du texte, ses liens
avec l’actualité et des clarifications de son contenu. La session ne constitue
donc pas un exercice de lecture commentée pas à pas du texte. J’ai eu
l’occasion de participer il y a deux ans au premier groupe en vidéoconférence
sur The Human Condition et la formule de travail
correspondait plus à la lecture serrée du texte. Mais nous n’étions qu’une quinzaine
de participants. J’ai mis en ligne mes notes prises au vol (en anglais) pendant
les douze sessions de cette première expérience : Reading the Human
Condition.