samedi 31 décembre 2016

Les Métamorphoses de C. III


Les Métamorphoses de C. III
Le blog des Métamorphoses de C. a cinq ans !

  A titre de mémoire, je renvoie à deux liens, le premier billet publié sur le blog le 24 décembre 2011 et le premier billet commémoratif publié pour les deux premières années du blog, le 31 décembre 2013.


  Le billet que je publie aujourd’hui pour rappel de cette aventure vous propose un choix illustré de mon Journal de l’année 2016 - ni retour sur l’expérience des cinq premières années du blog, ni tentative de prospection, mais simples comptes rendus au temps qui passe puisés dans d’autres supports de l’éphémère, filtrés et rassemblés en un bouquet de clôture.
  Mais comment dire ce que le blog est devenu ? Suffirait-il d’en parcourir les évolutions à travers l’arborescence chronologique, fortement marquées ces deux dernières années par quelques dissertations, lectures et recherches pour en avoir une idée ? Quant à savoir ce qui s’y écrit, d’où ça parle et pour qui ça parle, je crois que cela n’a pas grande importance car l’ensemble du projet n’a jamais eu d’autre ambition que d’être un support d’écriture. Si c’était un mur, il serait rempli de signes : hashtags, graffitis, sémagrammes, logos, gentils tux, méchants trolls. Quelle en est la signification d’ensemble ? Je l’ignore.
  Le blog n’offre plus d’outil de navigation balisé par mots-clés : ce médium est dans le fond le prototype d’un anti-blog : ni thématique, ni conversationnel, ni lié à l’actualité ou à des commentaires experts, n’offrant pas d’autre aide à l’utilisateur que le sens premier, temporel du mot qui le désigne : aphérèse du mot composé Web Log, « Journal » du Web, sur le Web, empruntant au World Wide Web sa technologie de conception, production, impression, diffusion – mais avant tout : « Journal », suite d’écrits datés plus ou moins personnels, plus ou moins destinés à être lus.

Mes meilleurs vœux pour 2017.



samedi 26 novembre 2016

Et si pas maintenant, quand ? Arendt et Heidegger, par Emmanuel Faye

Notes pour une recension

Emmanuel Faye, Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée, Albin Michel, 2016


Les notes préliminaires à un travail de recension que l’on va trouver ci-dessous, ont constitué la base de mon intervention à l’émission radiophonique de Michel Gheude (« Et si pas maintenant, quand ? », du CCLJ (Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind) sur Radio Judaïca (90.2 FM) à Bruxelles le 17 novembre 2016). Si vous souhaitez comparer le texte avec le podcast, celui-ci est disponible à l’adresse suivante, à partir de la minute 47’20’’ jusqu’à la fin :

dimanche 30 octobre 2016

La question du « rien » aux limites de l’œuvre d’Hannah Arendt

Eclats du « Rien » en phénoménologie

Deux journées d’étude : 24 et 25 octobre 2016
Université Libre de Bruxelles
Centre de recherche Phi - Laboratoire de phénoménologie et d’herméneutique
Organisation : Professeur Antonino Mazzù


Agenda 


Note : le texte ci-dessous est un énoncé enrichi par rapport à celui prononcé assez librement lors de la conférence. Je n’y fais toutefois pas figurer la notice de présentation par laquelle j’avais commencé mon exposé ni le résumé des questions – réponses qui suivirent. Certaines d’entre elles me serviront peut-être à rebondir, vers d’autres questions. D’autres sections sont par contre un peu plus développées. J’ai conservé les expressions qui rendent compte de l’oralité. Il y aura toujours un chiasme entre la parole et l’écrit. S’il devait y avoir un prolongement papier à ce travail, je crois que la forme et (sur certains aspects) le fond, continueraient à évoluer. Dans l’état, il me semble que c’est un compte-rendu assez fidèle du travail en cours, qui caractérise l’esprit du blog sur lequel je mets cette contribution à disposition. Il va de soi également qu’une intervention dans un colloque, séminaire, journée d’étude, prend sa place et une partie de son sens par sa mise en relation avec les autres interventions. Même si chaque pensée se donne à entendre indépendamment, il y a un tout qui, comme on s’en doute, est plus que la somme des parties. Dans le cas qui nous occupe, ce propos consacré à la clarification d’une « Question du « rien » aux limites de l’œuvre d’Hannah Arendt », n’aurait pas beaucoup d’intérêt s’il n’était pas rapproché des analyses plus fondamentales qui touchent à la pensée du « rien » (néant, vide…), « objet », « concept », paradoxal s’il en est, dont une partie de la recherche en ontologie, en phénoménologie et en logique s’occupe depuis un siècle, recherches dont il nous a été donné d’entendre quelques fulgurances ou éclats au cours de ces deux journées d’étude.
  Je remercie le Professeur A. Mazzù de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer. Je remercie également les participants pour leur écoute et la qualité de leurs retours.
  Je choisis d’illustrer l’article pour le blog avec la reproduction d’un tableau que j’ai découvert grâce à une des interventions consacrée au dialogue d’un thème issu de la pensée de Merleau-Ponty avec le travail de l’artiste coréen Lee Ufan.



  Lee Ufan, Dialogue – space, 2008, Oil and mineral pigment on wall, 66 x 62.5 cm, Installation view: Lee Ufan: New Work, Lisson Gallery, London, April 2-May 10, 2008, Photo: Ken Adlard, courtesy Lee Ufan and Lisson Gallery, London.


samedi 22 octobre 2016

Abyss (Kant et Arendt)


Toi qui nous as tant fait voir
de détresses et de malheurs,
tu vas à nouveau nous laisser vivre.
Tu vas à nouveau m’élever
hors des abîmes de la terre.
Tu rehausseras ma dignité,
et à nouveau tu me réconforteras[1].

(Psaume 70)


[1] La Bible, traduction œcuménique. Edition intégrale TOB, Les Editions du Cerf / Société Biblique Française, 1991, p. 1366-1367.


Mal radical et banalité du mal

  La mise en retrait du monde qu’opère la pensée, évite-t-elle que nous ne commettions le mal ? Encore faut-il que le mal s’offre à la pensée comme objet dont nous pouvons comprendre la nature, l’essence. La position d’Arendt a évolué sur cette question. A la fin des Origines du Totalitarisme se trouve une première réflexion sur le mal :

C’est un trait inhérent à toute notre tradition philosophique que nous ne pouvons pas concevoir un « mal radical » : cela est vrai aussi bien pour la théologie chrétienne qui attribuait au diable lui-même une origine céleste, que pour Kant, le seul philosophe qui, dans l’expression qu’il forgea à cet effet, dût avoir au moins soupçonné l’existence d’un tel mal, quand bien même il s’empressa de le rationaliser par le concept d’une « volonté perverse », explicable à partir de mobiles intelligibles. [1]

samedi 24 septembre 2016

Hannah Arendt et la pensée du Droit (I)

« Et, puisque pouvoir et liberté sont en fait synonymes à l’échelon de la pluralité humaine, il s’ensuite que la liberté politique est toujours limitée. »

Hannah Arendt, La vie de l’esprit (II. Le vouloir), PUF coll. Quadrige, 1981, 2014, p. 524


« Tout homme qui s’ingénie à être supérieur aux autres êtres animés doit faire un suprême effort afin de ne point passer sa vie sans faire parler de lui, comme il arrive aux bêtes, façonnées par la nature à regarder la terre et à s’asservir à leur ventre. Au contraire, chez nous autres hommes, la puissance d’action réside à la fois dans l’âme et dans le corps : à l’âme nous réservons de préférence l’autorité, au corps l’obéissance : l’une nous est commune avec les dieux, l’autre avec les bêtes. Aussi, me paraît-il plus juste de chercher la gloire en faisant appel à l’âme plus qu’au corps, et, puisque la vie même dont nous jouissons est brève, de faire durer le plus possible le souvenir qu’on gardera de nous. Car la gloire qui vient de la richesse et de la beauté est mobile et fragile, mais la vertu demeure glorieuse et éternelle. »

Salluste, Conjuration de Catilina, GF-Flammarion, p. 29





Le texte suivant est la version abrégée, pour le blog, d’une recension à paraître dans le numéro de Juin 2017 de la Revue interdisciplinaire d’études juridiques (Université Saint-Louis – Bruxelles)



jeudi 30 juin 2016

La fondation de la liberté chez Hannah Arendt (I)

La fondation de la liberté chez Hannah Arendt (I)

Une lecture de The abyss of nothingness
                                                                                   

dimanche 17 avril 2016

Corpus Arendt


Corpus Arendt


Note: bibliographie des oeuvres d'Arendt (les sources primaires), document de travail pour une recherche en cours.

vendredi 15 avril 2016

Lire Marx

Le choix du corpus


  Mon travail s’appuie sur deux sources des écrits de Karl Marx en traduction vers le français ou l’anglais, (sauf exception de rares textes de Marx directement rédigés en français ou en anglais) : à savoir, pour le français, l’édition de Maximilien Rubel en Bibliothèque de la Pléiade (4 tomes publiés entre 1963 et 1994) ; et pour l’anglais, l’édition dite MECW (Marx / Engels Collective Works) publiée en 50 volumes chez International Publishers à New York entre 1975 et 2004.
  Le travail de Maximilien Rubel (1905-1996), est une sélection raisonnée en quatre gros volumes (totalisant près de 8200 pages), de l’œuvre immense de Karl Marx selon un plan systématique : deux volumes pour l’Economie, un volume pour la Philosophie, un volume pour la Politique (un cinquième volume de Correspondance était en préparation mais le projet a été arrêté suite à la mort de l’éditeur[1]).
  L’édition Rubel (ou Pléiade) a fait l’objet de critiques de la part des marxistes « orthodoxes », qu’ils soient on non affiliés aux Editions Sociales (qui dépendaient, avant leur faillite en 1993, du Parti Communiste Français[2]), on en trouvera un exemple particulièrement virulent ici[3], mais aussi d’une défense vigoureuse de la part d’autres chercheurs critiques du marxisme officiel[4]. Cette polémique s’inscrit dans un paysage éditorial français des œuvres de Marx qui est problématique, mais c’est l’ensemble des projets éditoriaux de publication des œuvres complètes de Marx / Engels (les diverses versions de la MEGA en allemand, la MECW) qui pose problème, et ce depuis la mort de Marx en 1883. Maximilien Rubel a consacré sa vie de chercheur à une meilleure compréhension des écrits de Marx ; pour toutes ces questions, je renvoie pour le moment à quelques travaux de synthèse[5], ainsi qu’aux textes de Rubel lui-même[6].
  Qu’il me suffise provisoirement de poser que mon choix s’est porté naturellement vers le travail de Rubel, dans la mesure où ce dernier a défendu des thèses socialistes proches du conseillisme ou socialisme utopique et qu’il s’est toujours attaché à défendre Marx contre les dérives d’interprétation pseudo-scientifique de son œuvre, vers lesquelles certains marxistes ont tiré Marx à eux, alors que, par exemple, des textes philosophiques importants du « jeune Marx » n’avaient toujours pas été publiés.[7] La Raison et les « lois de l’Histoire » érigées en dogme ont été invoquées pour justifier la fondation d’un pouvoir totalitaire stalinien, ce qui pour Rubel était inacceptable.
  Rubel cite souvent en exergue ces propos du vieux Marx: « Tout ce que je sais, c’est que moi, je ne suis pas marxiste »[8]. Il s’agit en fait d’une citation dont on trouve une première occurrence dans une lettre de Friedrich Engels à E. Bernstein, du 2-3 novembre 1882[9], ainsi que dans une autre lettre à C. Schmitt du 5 août 1890[10], lettres dans lesquelles Engels rapporte ces propos que Marx a tenu à son gendre, Paul Lafargue à la fin des années 1870.
  Il convient de citer le passage complet de la lettre d’Engels à Schmitt afin d’en saisir le contexte et la portée :

(…) J’ai lu dans le Deutsch Worte de Vienne, ce que pense du livre de Paul Barth le malencontreux Moriz Wirth, et cette critique m’a donné aussi une impression défavorable du livre lui-même. Je le parcourrai, mais je dois dire que si Moritzchen cite fidèlement le passage où Barth prétend n’avoir pu trouver dans tous les écrits de Marx qu’un seul exemple de la dépendance dans laquelle la philosophie se trouve par rapport aux conditions matérielles de l’existence, à savoir que Descartes identifie les animaux aux machines, un homme capable d’écrire une chose pareille me fait pitié. Et puisque cet homme n’a pas découvert que si les conditions matérielles de l’existence sont la primus agens [cause première], cela n’exclut pas que les domaines idéologiques exercent sur elle une action en retour, secondaire à vrai dire, il ne peut certainement pas avoir compris la matière qu’il traite.  Cependant, je le répète, tout cela est de seconde main, et Moritzchen est un ami dangereux. La conception matérialiste de l’Histoire a maintenant, elle aussi, quantité d’amis de ce genre, à qui elle sert de prétexte pour ne pas étudier l’histoire. C’est ainsi que Marx a dit des « marxistes » français à la fin des années 70 : « Tout ce que je sais, c’est que je ne suis pas marxiste. »

  Cela étant dit, cette convergence critique à-priori entre Maximilien Rubel et Hannah Arendt renforce mon choix de privilégier l’édition Pléiade pour la lecture du corpus de Marx en français, choix qui repose sur des fondements documentaires et bibliographiques solides – la contribution importante du travail de Rubel à la connaissance des textes de Marx. Un autre argument est de nature politique : la dimension de l’utopie dans la pensée socialiste que la présente recherche entends (re)mettre à l’avant-plan à propos de l’héritage philosophique de Marx, revu et corrigé, ou modéré, par la lecture d’Arendt. Cela ne m’empêchera pas de critiquer tout autant certains aspects de la démarche de Rubel lorsque je l’estimerai nécessaire (notamment l’emploi abusif de citations hors-contexte, comme dans l’exemple de la lettre d’Engels ci-dessus). Toutefois, il y a également une raison somme toute pratique pour privilégier l’édition Pléiade : c’est la seule qui propose en traduction française la sélection la plus large possible de textes de Marx unifiés par une même approche éditoriale, une même cohérence dans la traduction et l’appareil critique. A défaut d’œuvres complètes qui n’existent pas, l’édition Pléiade représente ce qui s’en rapproche le mieux pour le chercheur. C’est ce que pensent aussi les auteurs du Collectif Smolny (collectif d’édition des introuvables du mouvement ouvrier).[11]





[1] « Marx : Les Œuvres complètes se sont arrêtées avec le Tome IV (Politique I). L’éditeur du volume est mort, la « cote » de Marx a beaucoup baissé, il est improbable que de nouveaux volumes paraissent à l’avenir, le catalogue ne défend même plus cette idée par une mention « en préparation ». Série probablement arrêtée. »,  in « La Bibliothèque de la Pléiade », Brumes, le blog d’un lecteur, https://brumes.wordpress.com/la-bibliotheque-de-la-pleiade-publications-a-venir-reeditions-reimpressions/, version du 15 mars 2015
[2] Marie-Cécile Bouju, « Bataille idéologique et propagande communistes. Les maisons d’édition du PCF, 1920-1956 », Nouvelles Fondations, 2007/3, n°7-8, p. 260-265
[3] E.M. (Emilio), « Maximilien Rubel, ou l’art de falsifier Marx », Controverses n°4, Novembre 2010, publié le 15 mars 2013 dans Gauche Communiste historique, http://www.leftcommunism.org/spip.php?page=imprimer&id_article=348&lang=fr
[4] Miguel Abensour et Louis Janover, Maximilien Rubel, pour redécouvrir Marx, Paris, Sens & Tonka, 2008
[5] Aude Le Moullec-Rieu, Maximilien Rubel, éditeur de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade (1955-1969), Ecole des Chartes, thèse 2015. Cet auteur se concentre sur les deux premiers volumes Economie I et II, « qui permettent de saisir le projet éditorial de Maximilien Rubel, de sa genèse en 1955 jusqu’à sa mise en œuvre en 1968. », op. cit, p. 1. Je cite également une plaquette apologétique de Ngô Van, Avec Maximilien Rubel, combats pour Marx 1954-1996, une amitié, une lutte, Editions l’Insomniaque, 1997
[6] Voir la Bibliographie étendue, section 5, Commentaires sur Marx et l’histoire du marxisme.
[7] Il s’agit des manuscrits parisiens de 1844 publiés en 1932, in Pléiade 2
[8] Maximilien Rubel (éd.), Pages de Karl Marx pour une éthique socialiste, tome I : Sociologie critique, Petite Bibliothèque Payot, 2008, p. 7
[11] Collectif Smolny, Œuvres de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade. Fiche bibliographique n°9: édition de Maximilien Rubel (1963-1994), in http://www.collectif-smolny.org/article.php3?id_article=314

Vie nue et psychopolitique

Lavage de cerveau


  J’emprunte le concept de vie nue à Giorgio Agamben et celui de psychopolitique à Byung-Chul Han. L’un et l’autre de ces auteurs ont une dette vis-à-vis des travaux de Michel Foucault qui reste un des « archéologues » important du savoir contemporain. Je cite l’extrait d’un entretien mené avec Giorgio Agamben :

L’objet propre de la biopolitique, c’est la « vie nue » (zôè), qui désignait chez les Grecs « le simple fait de vivre », commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), distincte de la « vie qualifiée » (bios) qui indiquait « la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe ».[1]

  Que peut-on penser du terme de biopolitique lui-même, inventé par Michel Foucault ? Dans sa leçon du 10 janvier 1979 au Collège de France, il dit :

J’essaierai de vous montrer comment tous les problèmes que j’essaie de repérer là actuellement, comment tous ces problèmes ont pour noyau central, bien sûr, ce quelque chose que l’on appelle la population. Par conséquent, c’est bien à partir de là que quelque chose comme une biopolitique pourra se former. Mais il me semble que l’analyse de la biopolitique ne peut se faire que lorsque l’on a compris le régime général de cette raison gouvernementale dont je vous parle, ce régime général que l’on peut appeler la question de vérité, premièrement de la vérité économique à l’intérieur de la raison gouvernementale, et par conséquent si on comprend bien de quoi il s’agit dans ce régime qui est le libéralisme, lequel s’oppose à la raison d’Etat,  - ou plutôt la modifie fondamentalement sans peut-être en remettre en question les fondements  -, c’est une fois qu’on aura su ce que c’était que ce régime gouvernemental appelé libéralisme qu’on pourra, me semble-t-il, saisir ce qu’est la biopolitique.[2]

  Le terme de psychopolitique quant à lui proviendrait d’un manuel sur L’Art soviétique du lavage de cerveau (attribué à Lavrenti Beria[3]) traduit en anglais par Kenneth Goff[4], un activiste anti-communiste qui se présentait comme ancien agent soviétique ayant témoigné devant la Commission des activités anti-américaines entre 1946 et 1948[5]. Selon d’autres sources, L. Ron Hubbard connu pour être le fondateur de la « dianétique » et de l’Eglise de Scientologie serait le seul auteur de ce texte.[6] Quoi qu’il en soit de cette controverse[7], il est intéressant de citer une définition du terme de psychopolitique telle qu’on peut la trouver en ligne dans une traduction de livre de Kenneth Goff:

L’art et la science d'affirmer et de maintenir la domination sur les pensées et les choix de loyauté des individus, dirigeants, bureaux et masses, et la réalisation de la conquête des nations ennemies par la « guérison mentale ».[8]

  On peut penser que cet ouvrage est un faux (celui attribué à Kenneth Goff ou à L. Ron Hubbard) – bien que je n’ai pas pu vérifier la source qui appuye cette hypothèse (qui commente le cas de Kenneth Goff)[9] , que ce manuel de psychopolitique relève lui-même de la manipulation – je raisonne ici par analogie avec le faux célèbre : Les Protocoles des Sages de Sion analysé par Pierre-André Taguieff[10] ; il dévoile, dans tous les cas de figure, quelque chose de l’esprit d’une époque auquel Arendt a été sensible. Ainsi, dans un texte peu connu consacré aux « Ex-Communistes » publié d’abord dans Commonweal le 20 mars 1953, ensuite pour le Washington Post le 31 juillet[11], c’est-à-dire en pleine époque du maccarthysme et de « chasse aux sorcières », elle prenait prétexte de la recension des mémoires de Whittaker Chambers, ancien espion soviétique à Washington[12], pour « une mise en garde politique » d’un phénomène « prétotalitaire ». Les propos d’Arendt sur Chambers s’appliquent parfaitement à un individu comme Kenneth Goff et sans doute aussi L. Ron Hubbard. J’ignore si Arendt connaissait dans le détail les activités de la Commission des activités anti-américaines, antérieures à la commission d’enquête présidée par Joseph McCarthy et menant ses activités parallèlement à cette dernière. Par contre, elle n’ignorait pas qu’en dénonçant ces pratiques dangereuses pour la démocratie, elle prenait le risque de mettre son mari et elle-même en danger. Rappelons qu’ils avaient été récemment naturalisés citoyens américains en 1951[13].

L’information […] constitue un devoir dans un Etat policier dont les membres se trouvent regroupés et divisés selon deux catégories toujours mouvantes : ceux qui ont le privilège d’être les informateurs et ceux qui vivent dans la crainte de faire l’objet de renseignements. C’est toujours la même antienne : on ne saurait combattre un dragon, nous persuade-t-on, sans en devenir un soi-même ; on peut lutter contre une société d’informateurs seulement en se faisant informateur.[14]

  Dans une longue lettre du 13 mai 1953 à Karl Jaspers, Arendt s’exprime avec inquiétude sur ce qui se passe aux Etats-Unis :

… et je n’ai pourtant pas écrit car ce que je dois en fait vous raconter paraît chaque jour si oppressant qu’on perd toute envie d’écrire.
  Vous savez sans doute beaucoup de choses par les journaux. Pouvez-vous en déduire jusqu’àù va la désintégration et avec quelle effroyable rapidité elle s’effectue ? Et jusqu’à présent, à peine quelque résistance ; tout fond comme beurre au soleil. L’essentiel est naturellement la décomposition de l’appareil de l’Etat et l’établissement sans doute délibéré d’une sorte de gouvernement parallèle qui, bien que sans pouvoir légal, possède le pouvoir réel. Et cela dépasse de loin les milieux de la fonction publique. [15]

  Un peu plus loin elle ajoute : « Ce qui est déterminant, c’est le rôle des ex-communistes qui ont introduit dans l’affaire des méthodes totalitaires ». Dans le fond, elle voit en train de se réaliser aux Etats-Unis une transformation de l’appareil d’Etat, en décomposition, soumis à l’influence d’une sorte de gouvernement parallèle, symptômes de l’avènement d’un monde totalitaire qu’elle avait analysés dans Origins. Un autre symtôme est celui de la disparition de l’espace public citoyen, remplacé par le monde des affaires et par les nouvelles masses que sont les employés :

Le gouvernement lui-même, avec à sa tête ses présidents joueurs de golf, est impuissant, comme vous avez pu le constater d’après les journaux. C’est un gouvernement du Big Business, dont le seul souci est de rendre ce big business encore bigger. Dans la pratique cela ne signifie pas nécessairement la dépression, mais sans doute la liquidation des petites affaires indépendantes. C’est extrêmement important. [] Le danger de cette évolution n’est pas tellement dans l’accroissement du pouvoir des grands trusts [], il est dans le fait que l’homme de la rue, indépendant, disparaît ainsi en tant que facteur politique. En d’autres termes, ce gouvernement transforme chaque jour davantage la société en ce qu’elle est de toute façon, en une société de jobholders. [16]

  Enfin, elle annonce ce qui se passe aussi sur le plan des idées avec la mise en place d’une nouvelle idéologie et raconte à ce propos une anedocte piquante qui est lui arrivée :

Actuellement, les ex-communistes jouent à vrai dire un rôle néfaste dans les processus de désintégration. Je pense qu’à la longue* ils ne pourront pas se maintenir dans cette position. Ils seront remplacés par le bon réflexe vieille Amérique du know-nothing, car lui seul peut coïncider avec l’idéologie de l’americanism, qui est seulement en train de prendre forme. Tout cela se dessine déjà très clairement. (Le président de Brooklyn College, un imbécile, toute la ville le connaît comme réactionnaire, m’a déclaré dans un débat public qu’il était né et avait grandi dans l’Iowa et qu’il n’avait donc nul besoin de réfléchir davantage ou de lire pour savoir ce qui était juste : lui et Sidney Hook – un attelage désopillant – m’expliquèrent ensuite que ce n’était pas américain de citer Platon… [17]

  Entre l’Amérique du milieu du vingtième siècle et le monde d’aujoud’hui les comparaisons ne manquent pas. Entre le fantasme d’un lavage de cerveau soviétique et celui bien réel des méthodes de dénonciation et de confession importées dans l’Amérique du maccarthysme, Hannah Arendt inquiète observe la possible émergence d’un nouveau totalitarisme. Quels sont les glissements possibles du concept de psychopolitique tel qu’on le trouve dans les écrits (apocryphes) attribués au chef de la police secrète soviétique (en fait dans le chef probable d’un ex-communiste américain), et son réemploi contemporain, par dérivation du concept foucaldien de biopolitique ? Pour un penseur comme Byung-Chul Han, le concept de psychopolitique opère un glissement de sens vers une nouvelle forme d’organisation politique dont les buts et les moyens relèvent du contrôle de l’information et des manipulations de l’esprit humain, à entendre dans un sens large. Ainsi, à propos des nouveaux moyens de surveillance numérique, Byung-Chul Han écrit:

En prenant connaissance de la logique inconsciente de son fonctionnement, la psychopolitique numérique s’empare du comportement social des masses. Notre société de surveillance numérique, en ayant accès à l’inconscient collectif et aux futurs comportements sociaux des masses, a un léger parfum de totalitarisme. Elle nous soumet à la programmation et au contrôle psychopolitique. La page de l’ère biopolitique est désormais tournée. Nous nous dirigeons aujourd’hui vers une ère nouvelle, celle de la psychopolitique.[18]

  Dans la suite de la recherche, j’utiliserai le concept de psychopolitique dans le double sens enrichi par cette généalogie qui emprunte sa forme à une raison gouvernementale (Foucault) et son intention à la manipulation mentale : en d’autres termes, une réactualisation du concept arendtien d’idéologie [19]
  Reprenant alors à mon compte la définition de Giorgio Agamben, j’introduis le concept de vie de l’esprit nue comme étant l’objet de la psychopolitique, par opposition à une vie de l’esprit politique résultant de la pluralité d’êtres humains, non réductible à un schème computationnel, à une Idée platonicienne qui permettrait d’en assurer la fabrication et le contrôle.






[1] Giorgio Agamben, « Une biopolitique mineure », Vacarme 10, 2 janvier 2000, http://www.vacarme.org/article255.html.
[2] Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France, 1978-1979, Paris, Ehess, Gallimard, Seuil, 2004, p.23-24.
[3] Il fut responsable entre 1938 et 1945 du NKVD, l’ancêtre du KGB, la police politique soviétique.
[4] Kenneth Goff, Brainwashed into slavery, 1950, cité in Jeffrey Kaplan, Encyclopedia of white power: a sourcebook on the radical racist right. Walnut Creek, CA: Rowman & Littlefield, 2000. On pourra consulter ci-après une publicité éloquente pour cet ouvrage attribué à Kenneth Goff, parue dans Ability magazine 1963, vol. 149, p.9 : http://www.lermanet.com/exit/manney/1963_Ability_148_pg8-9.jpg
[5] D’après Jeffrey Kaplan, op. cit., voir aussi la page Wikipedia: House Un-American Activities Committee (à ne pas confondre avec la commission d’enquête du sénateur Joseph McCarthy établie en 1950): https://en.wikipedia.org/wiki/House_Un-American_Activities_Committee, ainsi que la référence citée sur cette page : Michael Newton, The Ku Klux Klan in Mississippi A History. Jefferson, N.C.: McFarland & Co, 2010, p. 102.
[6] L. Ron Hubbard, Brain-Washing. A synthesis of the Russian textbook on psychopolitics, The Church of Scientology, 1955
[8] http://www.oocities.org/traitements_psy/index.pdf. Selon cette source anonyme de traduction du (supposé) livre de Kenneth Goff, ce dernier aurait déposé devant la Commission des activités anti-américaines en 1939 et non pas une dizaine d’années plus tard. Je laisse l’éclaircissement de ce point d’histoire aux spécialistes.
[9] Morris Komisky, The hoaxers: plain liars, fancy liars, and damned liars, Volume 1. Brooklyn Village, MA: Branden Press, 1970
[10] Pierre-André Taguieff, L’imaginaire du complot mondial. Aspects d’un mythe moderne, Editions Mille et une Nuits coll. Petit Libre n°63, 2012.
[11] Hannah Arendt, « Les Ex-Communistes », in Penser l’événement (Claude Habib, dir.), Paris, Editions Belin, 1989, p. 163-175
[12] Whittaker Chambers, Witness, 1952, cité en note de bas de page dans l’article d’Arendt, op. cit., p. 164
[13] Une partie du livre qu'Arendt consacra à l'Impérialisme dans Les Origines du Totalitarisme est citée en exemple d’une évolution du droit dans les décisions de la Cours suprême aux États-Unis face au maccarthysme à partir de 1954 jusqu’en 1958 (cfr. Anne Amiel, La non-philosophie de Hannah Arendt. Révolution et jugement, PUF, 2001, note 1, p. 18). Arendt y évoquait le sort des apatrides, des exilés, des réfugiés dans le dernier chapitre de la seconde partie de son livre, intitulé : « Le déclin de l'Etat-Nation et la fin des Droits de l'Homme ». Elle écrivait notamment ceci: « Avant la dernière guerre, seules les dictatures totalitaire ou semi-totalitaires avaient recours à l'arme de la dénaturalisation a l'égard des citoyens de naissance; nous avons désormais atteint le stade où même les démocraties libérales comme les Etats-Unis, se mettent à envisager sérieusement de priver de leur citoyenneté ceux des Américains de naissance qui sont communistes. L'aspect sinistre de ces mesures tient à ce qu'elles sont envisagées en toute innocence. », in Les Origines du Totalitarisme, op. cit., p. 577.
[14] Hannah Arendt, op. cit., p. 167, [nous soulignons].
[15] Hannah Arendt / Karl Jaspers, Correspondance 1926-1969, Paris, Editions Payot & Rivages, 1995, p. 299-300 (nous soulignons).
[16] Hannah Arendt / Karl Jaspers, op. cit., p. 302-303
[17] Hannah Arendt / Karl Jaspers, op. cit., p. 303
[18] Byung-Chul Han, Dans la nuée. Réflexion sur le numérique, Actes Sud, 2015, p. 102. Il faut relever le fait que cette forme de contrôle social modernisé n’est pas nouvelle dans les sociétés occidentales. Faut-il rappeler qu’en 1928, Edward Bernays rédigeait « LE manuel classique de l’industrie des relations publiques » selon Noam Chomsky, « véritable petit guide pratique écrit en 1928 par le neveu américain de Sigmund Freud, [dans lequel il] expose cyniquement et sans détour les grands principes de la manipulation mentale de masse ou [] la « fabrique du consentement » » ? Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie, Paris, Editions La Découverte, 2007 (quatrième de couverture).
[19] Hannah Arendt, Idéologie et terreur, Paris, Hermann éditeurs, 2008, pour la version traduite de l’allemand, et aussi : Hannah Arendt, « Chapitre XIV : Idéologie et terreur », in Origines du Totalitarisme, Paris, Gallimard coll. Quarto, 2002, pour la version traduite de l’anglais et qui fut rajoutée à la seconde édition d’Origins of Totalitarianism en 1958.